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J’ai attendu le traditionnel appel vidéo du réveillon pour annoncer à mes parents que Adam allait partir pour Mars, et moi non. Les pauvres n’en avaient pas la moindre idée. Je m’étais bien gardé de les prévenir avant d’avoir moi-même fait le deuil de mon rêve martien. Sur l’écran du LiScreen, leurs visages enjoués, ornés des filtres festifs « renne » et « lutin de Noël » suggérés par OneFeed à cette période de l’année, se sont figés dans une expression mêlant gêne, déception et soulagement.
Ils n’ont rien dit. Rien de notoire, en tout cas. Seulement quelques banalités.
« On est vraiment désolés, ta mère et moi, on sait que c’était quelque chose à laquelle tu tenais énormément »
« Et qu’en pense Adam ? Vous n’en avez pas discuté ? Mais, enfin... oui, je sais – je vois – oui, c’est logique, quelque part, c’était son rêve à lui aussi, après tout »
« On est tristes de te voir déçu, évidemment, mais, ne nous en veux pas, au fond, on est quand même un peu contents, un peu rassurés que tu ne partes pas si loin »
J’ai dû me contenter d’acquiescer. De hausser les épaules. La gorge serrée et les yeux humides.
Les choses n’ont fait qu’empirer quand Adam est apparu à l’écran pour leur souhaiter un joyeux Noël. Comme chaque année. Dans un français plus qu’approximatif, et, de surcroît, avec un accent à couper à la scie à métaux. Mes parents ont à peine su quoi répondre. Comprenant vite que ce serait le dernier « djo yé na well » dont leur gendre leur ferait l’honneur.
Depuis, un drôle de malaise plane sur notre conversation, plus insipide que jamais. Le cœur n’y est pas.
« La maison de la grand-mère est enfin vendue ! Un couple d’espagnols, figure-toi – ils en avaient sans doute marre des étés caniculaires et des restrictions à la consommation d’eau potable – je ne sais plus comment ils s’appellent, non – je retrouverai les papiers pour vérifier – non, c’est vrai que ce n’est pas si important »
« Sinon, on a changé les rideaux de la salle à manger, tu as vu ? »
« J’ai dit à ta mère d’aller faire un tour à Cancale ce matin pour voir s’il restait des huîtres, comme au bon vieux temps – mais oui, je sais que c’était stupide – on ne peut plus plaisanter dans cette maison – non, bien évidemment, il n’y en avait pas – mais il y avait des crevettes, quand même, on aurait pu prendre des crevettes – bon, d’accord, elles étaient hors de prix, et pas très appétissantes - non, tu as raison, ça faisait plus mal au cœur qu’autre chose »
Pire encore que la vacuité du propos, chose somme toute acceptable dans une conversation entre un couple de sexagénaires enracinés dans leur quotidien breton et leur progéniture expatriée de longue date, les silences se multiplient entre chaque anecdote. Et c’est long, un silence numérique. Très long. Au bout d’une demi-heure d’efforts vains, on se décide finalement de couper court à l’exercice. D’un commun accord. Avant de terminer l’appel, ma mère tente de sauver les meubles avec une petite phrase, anodine à première vue, mais qui m’accable un peu plus encore.
- Bon, au moins, Noël prochain, tu pourras venir à la maison...
Je ne réponds pas. Je ne sais pas quoi répondre.
Quelques minutes plus tard, le soleil vient seulement de se coucher. Et déjà, la guirlande lumineuse du sapin en algo-plastique se met à grésiller. Les lampes du salon perdent en intensité. Clignotent. Puis, ce qui devait arriver arriva. Coupure générale d’électricité. Le salon et la maison toute entière se retrouvent plongés dans le noir. Ce n’est pas les plombs qui ont sauté, c’est le quartier tout entier qui est touché. Réfugié en cuisine pendant l’appel vidéo avec mes parents, soi-disant pour commencer à y préparer le dîner de notre dernier réveillon commun, Adam laisse échapper un juron. Impossible d’allumer le four. Il va falloir attendre que le courant revienne. Ou se résigner à manger froid. Pas terrible, la végé-dinde froide, je vous le dis, moi. C’est décidément le Noël le plus sinistre que je n’ai jamais passé.
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