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Septembre a définitivement installé sa chappe de nuage gris, son vent du nord et sa bruine matinale, vaporeuse et collante, sur Saint-Malo, ses remparts et sa baie. Ma mère et moi avons quitté l’appartement familial sur le coup de onze heures, espérant que l’horizon serait suffisamment dégagé pour que l’on puisse apercevoir Dinard, peut-être même le Cap-Fréhel, au loin. C’est peine perdue. Le bateau-bus électrique qui traverse le port pour nous mener à la sortie de la ville n’offre aujourd’hui aucun panorama digne de ce nom. Le brouillard, épais, d’un gris fade, ne laisse rien transparaître au-delà de la tour Solidor, elle-même simple silhouette sombre et ramassée dans le fond du mouillage de Saint-Servan. Le temps n’est pas idéal, certes, mais l’objectif de la journée est malgré tout de remonter la Rance jusqu’au village de Saint-Suliac pour y déjeuner. Vous l’aurez remarqué, la Bretagne ne manque pas de saints à qui se vouer.

D’ailleurs, je vais peut-être finir par considérer la prière comme une option crédible. En effet, depuis l’appel reçu il y a quelques jours à peine de Volker, le charmant passager du vol Paris-Atlanta et employé inattendu de l’Agence spatiale européenne, mon esprit, et mon corps tout entier, sont en ébullition. Pas une seconde ne passe sans que je pense à Mars. A un hypothétique départ pour le compte de la mission « Olympus ». A la possibilité de toucher du doigt le rêve que je croyais perdu à jamais. Mon obsession pour la planète rouge est bel et bien de retour.

Quiconque me connaît un peu aurait naturellement imaginé qu’il n’y aurait pas la moindre hésitation de ma part. La décision aurait dû être facile, rapide. Evidente. Peut-être même immédiate. Ce n’était même pas vraiment une décision, après tout, c’était déjà tout décidé depuis longtemps, je n’avais qu’à dire oui, embrasser mes parents et faire mes valises. Ç’aurait été logique. Après tout, j’ai bien construit la quasi-totalité de ma vie d’adulte dans l’espoir de participer un jour à une mission de ce type. J’ai dédié toute ma carrière, mes études, et un nombre incalculable d’heures à réfléchir, à planifier, même, un voyage vers Mars, et à rêver une vie sur le sol martien.

Certes.

Pourquoi, alors, m’était-il si difficile de simplement décrocher mon téléphone, de composer le numéro de Volker, et de lui dire, d’un ton franc et enthousiaste, sans doute même jubilatoire : « merci infiniment pour votre confiance, vous pouvez compter sur moi ! ».

Je ne sais pas.

Depuis l’épisode tragique de mon échec auprès de la mission « Salvare », depuis la rupture avec Adam, et, finalement, le deuil qui s’en est suivi, celui de notre relation comme de mes ambitions martiennes, je me retrouve finalement en proie au doute quant à mes désirs de Mars. Ai-je vraiment envie de passer le reste de ma vie sur une planète si lointaine, si inhospitalière, sans le moindre espoir de revoir un jour mes parents ? Il était indéniablement plus aisé, plus naturel aussi, de trouver un attrait pour l’aventure hostile et solitaire qui attend les candidats à l’expatriation martienne alors que, moi-même, je vivais dans l’enfer d’un Texas ravagé par les éléments qui se déchaînent, et de surcroit avec la perspective réconfortante de surmonter ces difficultés en compagnie de mon petit-ami.

L’équation est aujourd’hui radicalement différente. Si je pars, je pars seul. Et puis, il faut bien avouer, la Bretagne jouit d’une météo plutôt confortable, certes plus rude qu’il y a quelques décennies, mais encore largement supportable pour un être humain moyen, ne craignant pas particulièrement la pluie et les tempêtes hivernales. L’été que je viens de vivre, rendu si agréable par la douceur du climat et la présence apaisante de mes parents n’aide donc pas à raviver ma soif d’exploration spatiale. Au final, je suis plutôt à mon aise, sur cette Terre, du moins à cet endroit-là, et cet instant-ci.

Vous l’aurez compris, outre remonter la Rance jusqu’à Saint-Suliac, la randonnée de quelques heures que je m’apprête à partager avec ma mère a également pour but de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Et dans mes priorités.

Nous marchons l’un derrière l’autre. En silence. Principalement parce que le sentier du littoral est trop étroit pour que l’on soit de front, et qu’il est ainsi compliqué d’avoir une conversation suivie. Le vent emporte au loin les bribes de paroles époumonnées, de temps en temps, par l’un comme par l’autre, et il faut tendre l’oreille pour ne pas laisser une remarque sans réponse. Nous ne souffrons pas outre mesure de ce mutisme imposé. Généralement, comme souvent avec ma mère, un simple « hmm » grogné avec assez d’emphase suffit amplement à satisfaire la moindre demande. La bretonne n’est pas causante, du moins pas quand elle randonne.

C’est donc idéal pour pouvoir penser.

Dans mon esprit, les images de Mars se superposent à celles du val de Rance qui défilent sous mes yeux distraits. Celles de la retransmission télévisée de l’atterrissage du Salvare III, il y a quelques semaines. Un sol rouge, aride, et un ciel jaune et empli de poussière. Totalement antithétique de la végétation luxuriante des alentours, d’un vert tendre des plus purs, et de l’air chargé d’humidité qui perle sur mon k-way® en algo-plastique. Un astronaute américain, bombant le torse sur un piédestal estampillé du logo de la NASA, fier, indéniablement, et pourtant si calme, en pleine maîtrise de soi et de ses émotions, exprimant dans un langage on ne peut plus clair sa satisfaction quant à la réussite de la mission. Un simple saut de puce réalisée dans le vide intersidéral, en quelques mois à peine. « No big deal ».

Quelque part, dans la foule anonyme de l’équipage massée derrière son héros, il y a Adam. Je le sais. Je ne le vois pas, mais je le sais. Le reverrai-je un jour ? Le reverrai-je sur Mars ? Dans le cas – totalement incongru, pour le moment, gardons la tête froide - où j’accepte l’offre de Volker, la mission « Olympus » valide ma candidature, le vol européen part pour Mars avant ma mort, et atteint la planète rouge en un seul morceau, la colonie européenne prend place dans le cratère dédié, et celui-ci est suffisamment proche de celui où Adam réside pour permettre une rencontre à mi-chemin, voire même une visite, chez l’un ou chez l’autre, débarrassé de la combinaison spatiale, si tant est que le climat politique entre l’Europe et les Etats-Unis autorise de telles opportunités de fraternisation entre les équipages...

Ça fait beaucoup de si. Mieux vaut ne pas s’accrocher à cette possibilité, bien qu’il soit impossible de ne pas y songer. De ne pas l’espérer, quelque part.

Je marche d’une allure rapide, droit devant moi, le regard fixé sur l’horizon. Mais je réfléchis en cercle. J’hésite. L’espace d’un instant, je suis prêt à m’engager corps et âme dans la mission « Olympus ». Je me vois entrer en trombe dans les locaux de l’Agence spatiale européenne, triomphant, la démarche assurée, et apposer ma signature en bas d’un contrat imprimé sur un papier épais, au grammage de qualité, qui scelle mon destin martien, un bonne fois pour toute. Quelques mètres plus loin, pris de panique, je déchire le contrat mentalement, m’enferme dans ma chambre d’adolescent, et me résigne à enseigner, peut-être l’anglais, dans un collège du coin, ou le droit à Rennes ou à Paris, si j’en ai le courage.

Bref, je n’avance pas.

De la manière la plus étrange qui soit, après des heures à parcourir les bords de la Rance en quête d’une solution, d’une révélation, d’un déclic, c’est finalement une apparition de la Vierge qui remet soudainement mes idées en place. En haut de la falaise qui surplombe Saint-Suliac, il y a une petite chapelle. Ou plutôt, un simple autel, ouvert aux quatre vents, protégé de la pluie par un simple chapiteau de pierres grises, grossièrement taillées, et surmonté d’une petite croix de granit, qui abrite une statue blanche de, vous l’aurez compris, la vierge Marie. L’autel offre une vue magnifique sur le village. Enfant, je me rappelle avoir observé avec émerveillement la Rance, gonflée par le reflux de la marée, venir lécher le quai surélevé qui protège les maisons de la première ligne des incursions du fleuve ou de la mer. Sans jamais en atteindre ne serait-ce que le rebord. Il semblait alors que Saint-Suliac serait pour toujours à l’abri des flots.

Or, aujourd’hui, la Rance déborde amplement de son lit, et les vénérables maisons de pêcheur du premier rang ne sont plus au sec. Ce n’est même pas un jour de grande marée. Les petites pluies des jours précédents ont suffi à faire ce qui semblait impossible, impensable, même, il y a à peine vingt ans. Un jour, dans cinq, dix ans, ou peut-être dans une tempête ou deux, les eaux saumâtres de la Rance atteindront le second rang, puis le troisième. Cette Bretagne idyllique que j’ai retrouvée l’espace d’un été n’existera pas longtemps. Autant ne pas être là à la regarder disparaître, impuissant.

C’est décidé. Je vais rappeler Volker.

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