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Le maglev s’est séparé en deux en gare de Paris-Grand-Carrefour. La rame avant est partie pour Berlin et Varsovie. L’autre, la mienne, a pivoté à quatre-vingt-dix degrés sur une plateforme tournante électro-magnétisée, pour emprunter le couloir nord-sud qui relie Madrid et Rome à Amsterdam, en passant par Bruxelles. Nous avons traversé à grande vitesse la vaste plaine qui sépare la capitale française de sa cousine belge, étendue morne et boueuse, paysage presque exclusivement horizontal hormis la floppée d’éoliennes hérissée le long de la voie de maglev, tournant à plein régime. La Picardie. L’Artois. Et la Flandre. Le tout expédié en un peu moins d’une demi-heure, sans arrêt jusqu’à Bruxelles-Midi, ancienne gare internationale transformée en gare de train à lévitation magnétique. C’est plus chic.

Je sors de la gare d’un pas décidé, lissant les plis de ma chemise en tissu thermo-réactif, qui se défroisse au contact de la chaleur de ma paume. Le rendu est impeccable. Je suis à l’heure, mais préfère héler un taxi que de tenter ma chance dans le métro, moyen de locomotion auquel je ne suis plus vraiment habitué après tant d’années passées au Texas, où l’infrastructure de transports en commun est, pour ainsi dire, inexistante. Une petite dizaine de Volkswagen électriques attendent dans la file dédiée. J’embarque dans la première. Un chauffeur d’origine africaine – peut-être un congolais, même si les legs du passé colonial sont de moins en moins ténus, de part et d’autre de la Méditerranée – me souhaite la bienvenue dans un français à l’accent inqualifiable, du moins, pas par moi. Ni vraiment belge, pas complètement africain. Bruxellois, sans doute. La petite Volkswagen démarre en trombe et s’élance avec assurance dans le trafic dense et effréné de la capitale européenne, en direction du siège de l’Agence spatiale.

Quel drôle de paysage urbain. Un assemblage improbable d’immeubles art-déco, d’autres d’inspiration haussmannienne, quelques tours en béton du siècle dernier, et celles en verre du début du siècle, le tout parsemé d’édifices en bois blanc et verre dépoli, marque de fabrique de la nouvelle ère urbanistique dans laquelle l’Europe du nord est entrée. D’après le chauffeur de taxi, il y a eu, jusqu’au milieu des années 2030, un réseau de tunnels autoroutiers qui desservait le centre-ville. Aujourd’hui largement inondés, les tunnels ont été ouverts, et forment désormais une sorte de rivière artificielle, dont les bords ont été végétalisés et aménagés pour accueillir piétons et cyclistes, comme si la Senne avait enfin été rendue à la ville, sous une forme plus rectiligne, peut-être, et, accessoirement, rétro-éclairée.

Après avoir longé cet étrange système de canaux lumineux des temps modernes, le taxi s’engouffre dans le quartier européen, qui semble en proie à une frénésie immobilière indomptable. Presque un bâtiment sur deux est en cours de rénovation, si ce n’est de démolition, afin de céder place à un nouvel édifice, plus grand, plus haut, et sans doute plus écologique et connecté, soi-disant du moins. La rue Belliard, large bandeau de bitume tiré au cordeau, à l’asphalte défoncée par les innombrables bulldozers qui la sillonnent à longueur de journée, mène droit à la lisière du parc du Bicentenaire, où se trouve le siège de l’Agence spatiale européenne. Il s’agit d’un immeuble de taille somme toute modeste, surtout comparée à celle des mastodontes qui l’entourent, une sorte de cube de verre et d’acier, tout en transparence, et coiffé du « E » blanc stylisé, placé au centre d’un cercle de néon bleu, que l’Agence utilise comme logo depuis ses débuts.

Je paye le taxi et sors du véhicule. Puis, la démarche nettement plus hésitante qu’avant, je pénètre dans les locaux de l’Agence, lissant une fois encore les plis de ma chemise d’un main que je constate de plus en plus nerveuse.

Je me présente à la réception. On m’attend au cinquième étage.

« Bonjour Yann, et merci d’avoir fait le déplacement jusqu’à Bruxelles ! Je ne vous cache pas que nous sommes tous très enthousiastes à l’idée de vous rencontrer ».

Dans une petite salle dont les fenêtres offrent une superbe vue sur le parc, je suis accueilli à bras ouvert par un panel de trois officiels de l’Agence. C’est une certaine Myrto, commandante grecque de la mission « Olympus », la quarantaine fringante, le visage serein, pas maquillé, et le regard plein d’intelligence, qui m’adresse ces premiers mots chaleureux. Elle est accompagnée d’un homme chauve, petites lunettes sans montures, qui me dit être responsable du personnel, et dont le nom m’échappe. Et de Volker. Le fameux Volker. Le bel allemand rencontré dans l’avion, qui se présente cette fois comme « responsable des opérations stratégiques d’exploration et de colonisation martienne », un titre qu’il m’aurait été bien utile de connaître plus tôt.

Soit.

Il me réserve un sourire particulièrement charmant, ce qui ne manque pas de provoquer chez moi un léger rougissement, et une drôle de sensation au creux de mon ventre, puis il me fait signe de prendre place autour d’une table de réunion.

Nous nous faisons face, comme si je faisais déjà partie de l’équipe. Visiblement, il ne s’agit pas vraiment d’un entretien d’embauche, mais plutôt d’une manière de faire plus ample connaissance. Le discours préparé par mes soins et répété la veille sur la motivation, les forces et les faiblesses et l’apport potentiel à la mission, aura donc été inutile. Tant pis.

C’est Myrto, la commandant de la mission « Olympus », qui prend la parole en premier, et par-là même le contrôle de la réunion :

- Yann, nous sommes ravis que vous aillez accepté de vous joindre à nous. Nous en parlions encore avec Volker, l’autre jour, c’est vraiment une veine incroyable que nous avons eu de vous croiser dans un avion, par le plus grand des hasards !

La grecque me gratifie d’un rapide sourire, sans perdre de son sérieux. Je réponds d’un simple geste de la tête, afin de rester dans le même registre.

- Vous le savez déjà, poursuit-elle, votre profil nous intéresse beaucoup. L’objectif de notre rencontre, aujourd’hui, c’est de vous en dire plus sur les missions que nous envisageons de vous confier. J’imagine que vous avez mille autres questions, d’ordre pratique et peut-être même financier, nous y reviendrons plus tard. Sachez juste, pour pleinement comprendre de quoi il s’agit, que nous vous proposons de rejoindre le premier vol du programme « Olympus », c’est-à-dire de vous enrôler pour un programme d’exploration et de colonisation extra-terrestre, sur Mars. Je suppose que cette partie-là est d’ores et déjà claire pour vous...

Je hoche la tête sans dire un mot. Je vais bien finir par devoir ouvrir la bouche, mais je concède être quelque peu impressionné par la prestance de la commandante, qui s’exprime avec la clarté, la précision et le dynamisme propre aux militaires.

- Parfait ! Tant que vous ne faites pas formellement partie du programme « Olympus », nous ne pouvons pas vous révéler exactement le contenu de votre mission. Vous devrez être habilité, après une enquête de proximité et un test psychologique. Nous allons donc rester dans les généralités pour le moment, mais je pense que vous comprendrez assez vite où nous voulons en venir.

D’un geste de la main, Myrto invite Volker à prendre le relai de la conversation. Je me détends par la même occasion, bien plus à l’aise avec le ton plus souple du bel allemand.

- Yann, nous souhaitons que vous deveniez le conseiller juridique de la mission. Lors de notre discussion fortuite, dans l’avion, vous avez expliqué être professeur de droit de l’espace, et familier avec le programme « Salvare » des Etats-Unis. Autant vous dire qu’il n’y a pas grand-monde avec ce profil de ce côté-là de l’Atlantique. Ce qui est bien dommage, car nous avons cruellement besoin de gens qui maîtrisent les aspects juridico-politiques pour cette première mission européenne...

- Je vois. Sur quelles questions voudriez-vous que j’intervienne, tout particulièrement ?

- Notre problème principal est le respect des accords de Kolkata sur la colonisation martienne par nos partenaires américains et chinois. Ce n’est un secret pour personne, la Chine et les Etats-Unis ont des vues sur la zone réservée à l’Europe par le traité. Nous vous donnerons les détails une fois que aurez été habilité. Mais vous imaginez bien que nous avons l’intention de faire respecter le droit international.

- Naturellement...

- Votre rôle sera – serait, pardon – de conseiller Myrto, votre commandante dans le cadre de la mission « Olympus », et l’Agence, lors des réunions conjointes avec le personnel au sol, sur les questions juridiques. Il y a bien évidemment d’autres conseillers au sein de cette équipe restreinte. Civils et militaires, vous comprenez...

Je m’apprête à formuler une réponse un peu plus élaborée que ce que j’ai été capable de marmonner jusque-là, mais suis coupé net dans mon élan par Myrto, la commandante, qui reprend la parole avec une autorité toute naturelle :

- C’est une mission très délicate, Yann, je ne vous le cache pas. Mais nous pensons qu’il n’y a pas meilleure personne que vous pour aborder les aspects juridiques, et peut-être également nous apporter quelques éléments de compréhension sur la logique américaine. Concernant nos amis chinois, nous avons d’autres experts, je vous rassure.

J’ai dû acquiescer et sourire avec suffisamment de conviction, car, quelques minutes plus tard, je suis ressorti de la salle sans avoir dit grand-chose de plus, et pourtant, après quelques poignées de main et un échange de bons mots et de cartes de visite, Myrto m’a annoncé qu’elle lançait la procédure d’habilitation, étape préalable à la signature de mon contrat.

Un peu abasourdi, je l’ai remerciée d’une formule maladroite, trop alambiquée pour retenir son attention, avant d’être vite sauvé par Volker, qui m’a enjoint de le retrouver après le travail pour discuter du programme « Olympus » autour d’un verre, dans un café situé non loin de là.

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