LOG39_DAY1
Terminés le vacarme et la cohue du départ. Seul subsiste le vrombissement régulier, rassurant, du moteur principal. Les propulseurs, principaux responsables du bruit et des vibrations, se sont séparés du vaisseau au sortir de l’atmosphère. Olympus I file désormais droit vers le néant, le nez orienté en direction de Mars. Presque aussitôt après que nous ayons quitté le bleu du ciel pour le noir de l’espace, j’ai senti mes mâchoires et mes poings se desserrer, indépendamment de ma volonté, comme si mon corps avait compris avant moi, avant mon esprit, avant tout le monde, qu’il n’y avait plus rien à craindre.
« Chers amis, vous pouvez détacher vos ceintures, nous sommes en route pour Mars ! »
Une fois la séquence de décollage achevée, Volker annonce enfin le succès de la manœuvre au reste de l’équipage, d’une voix calme et allègre. Un tonnerre d’applaudissements et de cris de joie retentit dans mes LiPlugs. L’euphorie s’empare également de moi. Je lance un regard complice à mes compagnons de voyage présents dans le cockpit, les membres du conseil – Volker, Noûr, Felipe, Tomas et Polona – la plupart les traits encore crispés par l’angoisse et l’épreuve de l’ascension. Noûr m’adresse un sourire forcé, visiblement pas encore totalement rassurée.
Conformément à la consigne de mon commandant, je défais ma ceinture et, à ma plus grande surprise, bien que j’aie été prévenu et même copieusement entraîné au préalable, je sens mon corps se détacher lentement de mon siège, et commencer à léviter dans les airs. Nous sommes en apesanteur. C’est une drôle de sensation, pas totalement étrangère, ni totalement nouvelle, puisque j’ai passé plusieurs heures dans le simulateur du centre de l’Agence, sans que ce dernier ne parvienne toutefois à répliquer à la perfection l’impression de liberté que je ressens à ce moment précis. Je ne sais pas si c’est seulement l’apesanteur, ou la manifestation physique de mon rêve de toujours, me retrouver dans l’espace, qui m’émeut de la sorte.
Sans doute un peu les deux.
Volker et Polona, toujours affairés devant le panneau de commande, ne se laissent pas distraire par si peu, et poursuivent les manœuvres de déploiement du vaisseau.
- EVA, ici Volker. Je vais te demander d’initialiser la correction automatique de trajectoire et de lancer la mise en place de la configuration « croisière », s’il te plait.
- Entendu, Volker, répond une voix féminine d’un ton neutre. Correction automatique de trajectoire activée. Durée totale du voyage estimée : neuf mois et quatre jours. Initialisation de la séquence « croisière ». Durée totale de la séquence : une heure et cinquante-trois minutes.
EVA, sigle habilement choisi pour donner un côté humain, familier, presque un visage, au « European Virtual Assistant », est un assistant virtuel doublé d’une intelligence artificielle spécialement développée par l’Agence, censée faciliter le pilotage du Olympus I par commande vocale. Pour éviter la confusion et les incidents qui pourraient en découler, elle ne répond qu’à la voix de Volker et de Polona. En effet, EVA à la mainmise sur le vaisseau tout entier, moteurs et système de maintien de la vie à bord compris, et cumule ainsi les fonctions de concierge high-tech et de pilote automatique, en cas de besoin. Atout non négligeable, EVA est toujours polie et agréable, quelque soit le ton sur lequel on lui adresse une commande, et ne cède jamais face à la pression, ce qui en fait indéniablement un membre de l’équipage pour le moins précieux.
Pour le moment, sa mission principale est de préparer le Olympus I pour notre voyage vers Mars, dans sa fameuse configuration « croisière ». Si mes souvenirs sont bons, et j’espère qu’ils le sont, après de si longs mois de préparation, cette séquence-ci consiste en trois étapes successives.
D’abord, le déploiement de la « voile solaire », un ensemble de panneaux photovoltaïques qui viendront se placer à la perpendiculaire du cœur du vaisseau, afin d’alimenter le ISRU, le système de recyclage de l’air et de l’eau, indispensable à notre survie à tous.
Ensuite, la mise en place de « l’arche », une succession de modules d’habitation qui, emboîtés les uns dans les autres, formeront un arc de cercle autour du cœur du vaisseau, et où seront regroupés les cabines et sanitaires.
Enfin, enclencher la rotation de « l’arche » autour de l’axe principal du vaisseau, afin de créer une gravité artificielle dans les quartiers de vie et d’hygiène, bien plus propice au bon repos du personnel de bord sur le long terme.
L’exploit technologique est de taille pour l’Europe. Jusque là, seuls la Chine et les Etats-Unis ont été en mesure de concevoir un engin spatial capable de maintenir une gravité artificielle pendant toute la durée du voyage. Les vaisseaux russes ou indiens ne disposent pas d’une telle technologie, ce qui explique sans doute la difficulté de mettre en place une politique de colonisation martienne efficace de la part des deux nations, en dépit de leur ambition partagée. Je suis impatient de pouvoir tester cette gravité artificielle en pratique, et en personne. Il m’est encore un peu difficile de croire que, simplement parce que la boîte de métal dans laquelle je me trouve tourne sur son axe à une vitesse suffisante, je peux en fouler le sol et même y marcher normalement, comme n’importe où sur Terre, plutôt que de flotter dans les airs comme dans le reste du vaisseau. Et de l’espace. Mon esprit cartésien est quelque peu malmené par les prouesses techniques que supposent les déplacement interplanétaires.
Je suis tiré de ma rêverie par les petits cris suraigus de Noûr et Felipe, qui se pressent contre la vitre du cockpit, le regard écarquillé et le visage émerveillé. Lentement, un immense corps céleste gris pâle, rond et cabossé, apparaît à la droite du vaisseau. Je m’exclame à mon tour, frappé de stupeur.
La Lune.
Une fois le déploiement de « l’arche » terminé, EVA en avertit l’équipage. Volker, après s’être concerté avec Polona, nous invite à prendre possession de nos quartiers. Ils n’auront de toute façon aucune utilité pour notre présence dans le cockpit jusqu’à la réunion du lendemain matin entre le conseil et le contrôle au sol. D’ici là, nous avons comme consigne principale de nous reposer. De dormir, même, tant que faire ce peut. Noûr, Felipe, Tomas et moi quittons donc le poste de pilotage pour nous enfoncer dans les tréfonds du vaisseau, jusqu’au « point de jonction », conçu comme un sas entre le cœur du vaisseau, en apesanteur, et les modules de repos, soumis à gravité artificielle.
Quelques minutes plus tard, après des aurevoirs empreints d’émotion, du fait de la solennité du moment, nous nous sommes finalement séparés, chacun se dirigeant vers la cabine qui lui a été préalablement allouée.
La mienne est un cabine partagée. Cinq mètres carrés, peut-être un peu moins. Juste de quoi placer deux couchettes, plutôt étroites, l’une au-dessus de l’autre. Une pour moi, celle du haut, et une pour Ótavio, celle du bas, ce qui me rassure un peu vu la corpulence de mon VandenBuddy et désormais compagnon de voyage. Les parois des murs ont été recouvertes d’algo-plastique gris clair, pour éclaircir la pièce tout en lui conférant un aspect plutôt apaisant, l’effet recherché, je suppose. Quelques images soigneusement choisies par les psychologues de l’Agence égayent le tout. Des photos de nos proches, au-dessus de notre couche, et, à l’opposée de la pièce, une cartographie détaillée et de belle taille du secteur européen de Mars sur lequel nous nous poserons, d’ici neuf petits mois.
Je monte sur ma couchette pour m’allonger quelques instants, et soudain épuisé, sentant la pression retomber d’un coup, me surprends à piquer du nez assez rapidement, avant de sombrer dans un sommeil profond.
Je me réveille en sursaut quelques minutes plus tard, quelques heures peut-être. La cabine est plongée dans la pénombre. La lampe du plafond a troqué sa lumière blanche et crue pour une veilleuse orangée. Je jette un coup d’œil vers la couchette du dessous. Et y trouve Ótavio, allongé sur le dos, les bras derrière la tête, le regard dans le vague, visiblement pas tout à fait dans son assiette. Il me remarque, et s’efforce de me sourire, un peu triste.
- Je ne t’ai pas entendu rentrer ! dis-je d’une voix endormie. Désolé de t’avoir accueilli comme ça, tu as dû être vraiment discret, j’ai le sommeil super léger...
- Je t’en prie, répond Ótavio d’une voix douce, presque basse, comme s’il tentait de ne pas me brusquer. Tu avais l’air si paisible, je n’ai pas eu le cœur à te réveiller pour te prévenir de mon arrivée.
- Tout s’est bien passé en salle des machines ?
- Oui, comme sur des roulettes ! On a eu une petite frayeur avec le troisième réacteur, à un moment, qui brûlait un peu trop d’ergol et avait tendance à dévier dans sa poussée axiale, mais ça s’est avéré être un problème électronique, et pas mécanique, l’équipe de Tomas a vite corrigé le tir...
- Je...
- Je t’ai perdu, non ?
- Oui, admets-je sans tarder, ni chercher une explication fumeuse à mon incompréhension la plus totale. Je n’y comprends vraiment rien au fonctionnement du vaisseau, je dois bien avouer.
- Tant mieux ! rétorque-t-il d’un ton presque enjoué, malgré la mélancolie toujours lisible sur son visage rond. Vandenberghe m’avait bien dit qu’on ne parlerait pas boulot tous les deux...
- Je crois que c’est mieux pour tout le monde, en effet.
- Et on parle de quoi, alors ?
Je marque une pause. J’ai envie de lui demander ce qui le préoccupe, pourquoi semble-t-il si nostalgique, presque triste. Je ne sais pas s’il est trop tôt. Nous ne connaissons à peine. Mais le jeune portugais dégage une énergie si chaleureuse, une proximité si naturelle, que je me sens déjà suffisamment en confiance pour lui offrir mon oreille, voire mon épaule pour pleurer, s’il en a besoin.
- Tu pourrais peut-être me dire ce que tu as sur le cœur, par exemple, tenté-je d’un ton pas tout à fait assuré. Je te sens un peu... affecté, je ne sais pas si c’est le bon mot ?
- Je ne sais pas non plus, répond Ótavio, apparemment un peu surpris par la teneur de ma question, tout en y trouvant visiblement déjà un peu de réconfort. Si ce n’est pas le bon mot, et bien au moins ça s’en rapproche grandement.
- Je suis là si tu veux en parler, assuré-je alors, et aussi si tu ne veux pas en parler, d’ailleurs.
Ótavio hoche la tête lentement, et écrase une larme qui effleure au coin de son œil droit. Le regard troublé. Il force un sourire, l’air de dire « ça va aller », mais je sens bien qu’il est prêt à craquer. D’instinct, je quitte ma couchette et descends le rejoindre en bas, m’assois sur le rebord de la sienne. Ótavio se redresse, et vient placer son imposant corps de gros nounours prêt du mien. Je sens la tiédeur assoupie qui s’en émane. Il prend sa tête entre ses mains, par pudeur, je crois, et se met à sangloter.
- J’ai laissé quelqu’un derrière moi, sur Terre, finit-il par dire entre deux sanglots, articulant avec difficulté. Quelqu’un qui m’était cher, très cher, même, bien plus cher que je ne l’avais imaginé au moment de m’embarquer là-dedans... Et de partir pour toujours... Je m’en suis rendu compte trop tard...
Je passe mon bras autour de l’épaule de mon VandenBuddy, qui vient appuyer sa tête contre mon torse. Il renifle. Ma poitrine déborde d’empathie pour ce garçon à la bonté évidente, limpide. Je me dis alors que le docteur Vandenberghe, aussi dérangée soit-elle, n’a pas volé sa fortune.
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