LOG44_DAY131
« Nous avons atteint la moitié de notre trajet et sommes officiellement arrivés à mi-parcours entre la Terre et Mars. Durée du voyage estimée : quatre mois et treize jours... »
EVA a annoncé la nouvelle à l’ensemble de l’équipage alors que je prenais mon repas au réfectoire en compagnie de Noûr et de Felipe. Risotto de champignons réhydratés et carafe d’eau sans doute trois fois recyclée par le ISRU. Pas si terrible que ça, finalement. Force est de constater que, passé un certain temps, les exigences s’alignent sur ce qui est disponible. Il ne faut donc pas se plaindre. « Dis-le donc à ta tête, tu verrais quelle gueule elle tire ». Certes. Mais, malheureusement, ce n’est pas la nourriture qui me plombe le moral, tout comme celui de mes collègues.
La durée du voyage commence à se faire sérieusement sentir pour tout le monde. Depuis quelques jours, nous ne sommes plus à la portée des ondes radios avec la Terre. Ainsi, terminées les réunions de vive-voix avec Tolède et Bruxelles. Plus jamais nous n’entendrons la voix de crécelle de Cecilia Dimitrova nous débiter des banalités à l’autre bout du cosmos. Désormais, nous recevons un simple brief par mail tous les matins, et devons faire un rapport en retour tous les soirs, lequel arrive sur Terre avec quelques minutes de décalage, un peu plus chaque jour, en raison de la distance croissante qui nous sépare de notre planète-mère.
Cela veut également dire qu’il n’est plus possible de discuter en direct avec nos proches. Je n’ai pas franchement abusé de ce privilège, puisque je n’ai appelé mes parents que deux fois depuis notre départ, principalement pour les rassurer sur mon état de santé et m’enquérir du leur. La dernière fois que j’ai pu entendre leurs voix, c’était il y a une semaine seulement. Je ne peux donc pas dire qu’ils me manquent, pas vraiment, pas encore. N’empêche que, de savoir qu’il ne sera plus jamais possible d’échanger avec eux de cette manière m’a porté un sacré coup au moral.
« Partir pour Mars » a soudainement pris un sens plus réel, beaucoup plus réel que « tout plaquer pour refaire sa vie aux Etats-Unis » ou « recommencer à zéro en Nouvelle-Zélande », aux conséquences bien plus radicales, définitives, et directement vérifiables pour tous les membres de l’équipage du Olympus I.
Felipe nous décrit ainsi la peine, la véritable déchirure qu’il a ressenti au moment où la ligne a coupé alors qu’il partageait un dernier appel avec sa femme, Mónica, restée seule sur Terre. Noûr, dont le regard noir s’embué en écoutant les déboires sentimentaux du militaire espagnol, d’ordinaire si peu prompt à s’épancher de la sorte, préfère ne pas y aller de son expérience personnelle, sans doute de peur de craquer devant toute la cantine. Nous avons une réunion du conseil juste après le déjeuner, ce n’est pas le moment de fondre en larmes au-dessus de son risotto. Comme je l’ai dit, les champignons sont déjà réhydratés.
Je rejoins le cercle du conseil, autour de la table prévue à cet effet dans le poste de pilotage. Je ne peux m’empêcher de noter une certaine tension. Entre moi et Volker, j’entends. Depuis que nous avons passé le Rubicon et fait l’amour dans sa cabine, il y a presque deux mois, les choses ne sont jamais redevenues comme avant. Ni en bien, ni en mal. Nous n’avons pas continué à nous fréquenter de la sorte, pas même discrètement.
D’un commun accord.
Du moins, à sa proposition et avec mon accord, dirons-nous, moi je n’aurais pas vu d’un si mauvais œil l’idée de poursuivre notre relation secrète. Il faut bien avouer que j’en pince pour lui. Depuis presque toujours, depuis le moment où nous nous sommes rencontrés dans l’avion de retour des Etats-Unis. J’ignore s’il en est de même pour lui. Je sais qu’il me désire, parfois ardemment, même, mais je ne sais pas s’il y a un peu plus que ça, chez lui, qui pourrait le faire douter de sa décision à long terme. Pas maintenant. Là, tout de suite, notre priorité, c’est d’atteindre Mars en un seul morceau, aussi figurativement que physiquement, nous ne pouvons donc pas créer la confusion au sein du conseil et de l’équipage avec une relation assumée, ni risquer d’être découverts en forniquant en cachette dans un vaisseau qui n’en compte pas tant que ça.
Avant de commencer la réunion, le bel allemand, toujours aussi fringant dans sa combinaison qui épouse parfaitement la forme de ses épaules et de son torse bombé, m’adresse un regard furtif, que j’interprète comme un ersatz de sourire plein de sous-entendus, mais qui n’est peut-être qu’un rapide coup d’œil empreint d’un vague relent de regrets, qui sait. Ce qui est certain, c’est que nous n’en discuterons pas après la séance. Volker s’arrange toujours pour ne plus se retrouver en seul à seul avec moi. Par peur de ce qui pourrait advenir ? Ou m’évite-t-il, simplement ? Ça aussi, je l’ignore. Mieux vaut ne pas trop cogiter à ce sujet, ça ne ferait que rendre mon existence à bord un peu plus insupportable.
- Felipe, tu nous fais un debrief des infos reçues du contrôle au sol, s’il-te-plait ?
Volker a pris le ton assuré de commandant qu’il utilise désormais tout le temps, presque sans exception, depuis l’épisode des astéroïdes, lequel a confirmé une bonne fois pour toute ses talents de pilote et sa légitimité à la tête de la mission. Felipe, qui, avec Volker, est le seul a recevoir l’information classifiée envoyée par l’Agence, s’exécute avec entrain, visiblement emballé par les nouvelles qu’il s’apprête à nous annoncer :
- Oui chef ! Une fois n’est pas coutume, il y a du nouveau sur le terrain, donc je promets d’être beaucoup plus intéressant que Yann quand il nous bassine avec ses articles de droit international que, décidément, personne ne respecte...
Je fais la moue sans prendre la mouche, et lance un regard noir à Felipe, qui s’en amuse et poursuit comme si de rien n’était.
- Reprenons... Comme vous le savez, la mission « Titan » est presque terminée, et avec succès. « Zeus », « Aura » et « Demeter » sont bien arrivés à notre point de chute, ce qui nous garantit déjà nourriture et énergie en abondance à notre arrivée sur Mars. « Hades » devrait en faire de même d’ici quelques jours. Le lanceur de notre module minier est actuellement en orbite autour de Mars et attend les conditions météorologiques idoines pour lancer la procédure d’entrée dans l’atmosphère martienne.
Noûr pousse un profond soupir de soulagement, visiblement rassurée par les mots de Felipe. Sa mission, la mise en place d’une colonie au sein de Crater Europeis, notre destination finale, n’accuse aucun retard ni déconvenue majeure, pour le moment. Toutefois, le visage de la suissesse se tend de nouveau alors que l’espagnol poursuit son exposé :
- Et si ça n’est toujours pas arrivé, justement, c’est que tout une partie du secteur 28 est actuellement en proie à une gigantesque tempête de sable qui rend le ciel totalement impraticable, que ce soit pour atterrir ou pour décoller, d’ailleurs...
- Pas de dégâts pour « Zeus », « Aura » et « Demeter », j’espère ? s’inquiète Noûr.
- Non, ne t’en fais pas, tes bébés vont bien, d’après les signaux de vie qu’ils envoient régulièrement à « Hermes », notre satellite de communication Terre-Mars ! En revanche, on ne peut pas en dire de même pour nos amis américains. La tempête les a surpris en plein manœuvre dans leur partie du secteur 28...
- Le sous-secteur 28.EC.345, pour être précis ! le coupé-je d’un ton moqueur.
- Merci Yann, de me donner raison quant au caractère parfaitement ennuyeux de tes interventions de juriste à la mords-moi-le-nœud...
- Je...
- Les amis, on reste concentrés, s’il-vous-plait ! implore Volker, le ton grave. On se chamaillera plus tard, on a tout le temps pour ça en dehors des réunions. Felipe, poursuis je t’en prie. Explique aux autres ce qui leur est arrivé, aux américains ?
- Et bien, il effectuaient un vol de reconnaissance depuis l’une de leurs neuf colonies, Redoak Mons, qui est située relativement proche du futur emplacement de Crater Europeis, et un de leur jet a été pris au piège de la tempête et s’est abîmé dans un canyon, il n’y a aucun survivant.
- On sait qui était à bord ?
- On n’a pas le détail, les Etats-Unis n’ont pas communiqué là-dessus, évidemment.
- En revanche, on sait que Vanessa Cullen, qui était la marshal de Redoak Mons, c’est-à-dire la personne à la tête de la colonie dans le jargon américain, a été tuée dans l’accident. Et ça, on le sait parce que, quelques heures seulement après que le crash ait été détecté, ils ont annoncé un nouvel homme au poste de marshal. Un certain Scott...
Un frisson me traverse l’échine. Scott... Ce pourrait-être n’importe qui, il s’agit de l’un des noms les plus répandus aux Etats-Unis, il y a surement des dizaines de Scott sur Mars au sein du programme « Salavre ». Malgré tout, je ne peux pas laisser le doute s’installer de la sorte, je demande alors à Felipe, du ton le plus détaché dont je suis capable :
- Tu as un peu plus d’infos, Felipe ?
- Euh... non, pas vraiment. En tout cas, pas pour le moment, mais je suppose que auront des informations supplémentaires en temps et en heure...
- Pas même un prénom ?
- Hmm... tu es curieux, toi ! Pour être honnête je croyais que Scott c’était déjà un prénom ?
- Pas forcément !
Je note que Volker semble de plus en plus mal à l’aise. Lui sait. Il sait tout. Il sait qui était mon ancien petit ami. Il sait son nom, je le lui ai dit, le jour de notre rencontre dans l’avion. Il sait également qui est le nouveau marshal de Redoak Mons, puisqu’il reçoit les rapports confidentiels au même titre que Felipe. Il sait, mais il ne dit rien. Je sens une forme d’angoisse prendre possession de mon ventre, de ma poitrine, de ma gorge. Et si c’était lui ?
- Bon attends, je regarde... dit enfin Felipe en faisant défilé le rapport sur son LiTab. Il s’appelle... Adam. Adam Scott. Tu veux voir une photo, aussi, pour voir s’il te plait ?
- Tu en as une ? demandé-je alors avec virulence, plus franchement détaché, voire carrément paniqué.
- Euh non... répond Felipe, vraisemblablement quelque peu déconcerté par ma réaction, sans toutefois totalement abandonner son ton moqueur. Mais je peux demander à Bruxelles de faire une recherche, ils ont sûrement un dossier avec une photo de chaque membre important de la mission « Salvare », peut-être même un calendrier avec les plus beaux torse nu...
Volker intervient alors, et, de la sorte, vole à mon secours. Du moins, c’est comme ça que je le comprends :
- Bon, ça suffit vous deux ! Felipe, tu termines le rapport en n’insistant que sur les points critiques, s’il-te-plait, et après on passe à Noûr pour le point sur les opérations de colonisation...
Soudain, Volker est coupé par une série de « bips » rapprochés. Lui et Polona se tournent immédiatement l’un vers l’autre, le regard interloqué. Ce doit être important. Ou grave. Trop tôt pour le dire. Le commandant et sa co-pilote fondent alors sur le tableau d’instrumentation pour en savoir plus, sans dire un mot au reste du conseil, qui reste silencieux dans l’attente du verdict, se préparant au pire.
Il vaut mieux.
- Mais qu’est-ce que c’est que ce signal... marmonne Volker à l’intention de la jeune slovène visiblement aussi surprise que son supérieur. Il n’utilise pas le code de chiffrement de l’Agence, ce n’est pas une communication officielle... on dirait que... EVA, tu peux décrypter ce qu’il dit pour nous, s’il te plait ?
- Tout de suite, Volker, répond EVA de sa voix invariablement neutre et aimable. Le signal reçu comporte le message suivant : « SOS. Vaisseau touché par astéroïde non-détecté. Avarie moteur et dysfonctionnement grave ISRU. Urgence vitale. Dix membres équipage à bord. Pas d’autre secours possible ».
- Et qui l’envoie ?
Le Cheolseon-7, un vaisseau commercial immatriculé à Busan, République de Corée, sur Terre.
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