LOG47_DAY203

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« Plus que deux mois à tenir »

La tête basse, le nez presque dans ma soupe de nouilles chinoises dont la surface trouble reflète le néon pâle du réfectoire, je m’essaye à la pensée positive, une méthode pour lutter contre la dépression suggérée par Șerban, décidément à court d’idées pour lutter contre la morosité ambiante du quotidien à bord du Olympus I.

« Plus que deux mois à tenir, et tu fouleras le sol de Mars, tu admireras les volcans les plus hauts, les canyons les plus profonds, les plaines rocailleuses qui s’étendent à perte de vue, l’horizon, parfois clair, parfois brouillé de poussière, les ciels roses, rouges, parfois jaunes, toujours bleu autour de l’emplacement du soleil, et les nuits étoilées, où deux énormes lunes pâles se disputeront la vedette »

Soudain, une voix timide, au fort accent coréen, m’extirpe de mes pensées, et, par la même occasion, met fin à ma tentative infructueuse de me convaincre qu’il y a encore de belles choses à vivre à bord de ce maudit tas de ferraille perdu au beau milieu du vide intersidéral :

- Yann, je peux m’assoir ?

C’est Ryu, le capitaine rescapé du Cheloseon-7, toujours à la peine dans sa tentative laborieuse d’intégration au reste de l’équipage du européen, pas toujours tendre envers le pauvre naufragé de l’espace, lequel a commis, il est vrai, un certain nombre de fautes et d’impairs à son arrivée sur le vaisseau. Premier chef d’accusation à l’encontre du pauvre coréen me concernant : le fait qu’il partage depuis un mois la cabine de Volker, dont j’aurais préféré conserver la pleine attention, ainsi que la possibilité de lui rendre visite dans l’un des rares espaces du vaisseau où il était encore possible, alors, d’enfreindre les règles établies par le docteur Vandenberghe à l’abri des regards, tous indiscrets, par définition.

Malgré tout, il serait injuste de ma part de tenir le capitaine responsable de l’affront que m’a fait le commandant. Le malheureux n’y est pour rien. Je cède donc et, pas vraiment à l’aise, indique à Ryu d’un rapide geste de la tête qu’il est le bienvenue à ma table, ou du moins, qu’il peut s’y assoir sans craindre de représailles.

Le grand gaillard pousse un léger soupir de soulagement et prend place face à moi, un large sourire aux lèvres, plutôt désarmant, je dois bien avouer. Je suis incapable de rester de marbre plus longtemps. Et lui rend son sourire, un peu intimidé, tout compte fait, par la prestance du coréen. Son regard perçant. Sa chevelure lisse, on ne peut plus brune, impeccablement coiffée en deux longues mèches qui retombent de chaque côté de son visage d’ordinaire si impénétrable, et aujourd’hui souriant, presque sympathique. Il porte encore l’uniforme du Cheolseon-7, affublé du logo de la compagnie minière terrestre à l’origine de la mission dont il a reçu la charge. Une combinaison blanche, immaculée, qui le rend encore plus facilement repérable dans la foule des membres de l’équipage du Olympus I, tous vêtus de bleu.

- Je peux te donner un conseil ? se risque-t-il alors, d’une voix un peu hésitante.

- Je t’écoute...

Le capitaine, un peu gêné, fouille dans les poches de sa combinaison blanche et en sort un petit berlingot en plastique, dont l’emballage anonyme ne porte aucun indice sur sa contenance. Il en déchire un morceau d’un geste expert, et, sans me demander la permission, en verse l’intégralité du contenu, une sorte de poudre jaune-orangée, dans ma soupe de nouilles chinoises.

- Un assaisonnement typique coréen, m’explique-t-il avec un sourire d’excuse, une fois m’avoir mis devant le fait accompli. J’en ai sauvés quelques-uns des cuisines du Cheolseon-7. Je pense que tu me remercieras...

Je lui jette un regard vaguement dubitatif, mais, devant la sérénité affichée du capitaine, prends mon courage à deux mains et porte une cuillère du potage, jusqu’ici plutôt fade, jusqu’à mes lèvres tremblantes. Et tombe des nues.

Le résultat est bluffant.

La soupe est désormais absolument délicieuse, une véritable explosion de saveurs pour mes papilles anesthésiées par des mois de nourriture lyophilisée. Mon excitation doit se lire sur mon visage, car le sourire victorieux de Ryu s’élargit un peu plus encore, si bien que je ne peux m’empêcher de lui rendre la pareille. On échange furtivement ce que je juge être un regard complice.

Puis soudain, le capitaine se lèvre d’un trait, de toute sa hauteur, et, après un rapide clin d’œil, me dit dans un murmure :

- Je te laisse, je ne veux pas que tu aies des problèmes avec le reste de l’équipage, je sais bien que je ne suis pas en odeur de sainteté sur ce vaisseau...

- Mais non, reste ! On s’en fiche...

- J’insiste, répond-il, catégorique. Mais si tu as besoin d’épicer un peu ta soupe de nouilles, ou quoi que ce soit, d’ailleurs, tu sais à qui t’adresser !

Quand je débarque dans le poste de contrôle pour une énième réunion du conseil, je suis encore sous le charme de ma brève interaction avec le beau capitaine, dont la phrase d’au-revoir m’a laissé pour le moins songeur. J’ignore s’il maîtrise l’art des sous-entendus aussi bien que celui de l’assaisonnement des plats, mais il y a certainement matière à interprétation. Pourtant, je suis bien obligé de redescendre sur Terre, ou, du moins, de reprendre mes esprit, et rapidement, au vu de la panique générale qui semble s’être emparée du conseil.

Noûr et Polona sont dans tous leurs états, et discutent à bâtons rompus avec Felipe, qui semble préoccupé, lui aussi, ce qui n’est pas dans son habitude. Tomas s’affaire sur le tableau d’affichage, à moitié démonté, les traits tirés, la sueur au front, pestant profusément contre la moindre vis ayant l’audace de résister à son tournevis, et, tentant dans le temps de répondre tant bien que mal aux questions d’un Volker visiblement inquiet. Je suis tout de suite assailli par un puissant sentiment de culpabilité. J’ai clairement raté un épisode, et demander qu’on me mette au courant ne va pas être particulièrement bien vu de la part de mes camarades.

Pourtant, je n’ai pas le choix. Si les sept derniers mois de voyage m’ont appris quelque chose, c’est qu’il m’est impossible de deviner tout seul ce qui est en train de se passer.

- On a perdu la connexion avec Bruxelles et Tolède, dit enfin Volker à mon attention. « Hermes » ne répond pas non plus. Nous sommes coupés du reste du monde...

Sans doute le commandant a-t-il devine mon désarroi et mon hésitation. Toujours est-il que l’annonce de la nouvelle est glaçante, terrifiante. Pas une seule fois, en plus de deux-cents jours de voyage, nous n’avons eu le moindre problème de communication avec le quartier-général de l’Agence ou le contrôle au sol. Certes, les appels radio on laissé place aux échanges par mail, mais nous sommes toujours en contact quasi-instantané avec un panel impressionnant de techniciens, de militaires et de stratèges qui apportent une aide indispensable au bon déroulé de la mission.

Nous ne pouvons pas faire sans. Nous ne pouvons pas nous débrouiller seuls.

Et surtout, impossible pour le Olympus I d’atterrir sur Mars sans l’assistance de « Hermes », le satellite de communication en orbite autour de Mars, qui compile l’ensemble des données topographiques et météorologiques essentielles pour le calcul de notre trajectoire vers le sol martien, et Crater Europeis, le lieu imposé de notre atterrissage, où nous attendent les modules de colonisation.

Si les contacts ne sont pas rétablis, nous sommes fichus. Il ne nous restera plus qu’à nous écraser sur Mars, ou, dans le meilleur des scénarios, d’atterrir à l’aveugle, au hasard de la géographie martienne, inévitablement loin de notre point de chute initial, et, par conséquent, sans le moindre espoir de survivre bien longtemps sur notre planète d’accueil, pas franchement hospitalière sans appui technologique.

Un long frisson me traverse l’échine, et, alors que je prends la mesure de la gravité de la situation, mon visage se défait se décolore, se décompose, et se fige dans une expression d’effroi qu’il m’est impossible de dissimuler.

Dès lors, le temps se fige. Les minutes durent des heures. Les heures, des jours entiers.

Dans le poste de pilotage, l’ambiance est de plus en plus tendue. Polona, la mine grave, serre les dents, et fait de son mieux pour assister Tomas, son VandenBuddy au visage épuisé, prêt à craquer, et son commandant, Volker, lequel s’épuise à coordonner les troupes du Olympus, de plus en plus nombreuses, qui s’amassent dans le petit espace. Tous les ingénieurs ont été appelés en renfort. Les informaticiens effectuent une revue complète des systèmes informatiques. EVA a été désactivée, réinitialisée, réinstallée – en somme, tout ce qui est possible de faire subir à une intelligence artificielle défectueuse – sans succès. L’assistant virtuel ne parvient pas à détecter la source du problème, ni s’il s’agit d’un problème mécanique irréversible ou d’un simple bug informatique.

Une folle rumeur commence à circuler dans les rangs de l’équipage. Et s’il n’y avait pas de problème de connexion. Et si les communications avaient tout simplement cessé, à Bruxelles, à Tolède. Peut-être même sur l’ensemble de la Terre.

Il se pouvait qu’il y ait eu une panne électrique géante touchant toute l’Europe, à l’image de celles qui touchaient régulièrement certaines régions des Etats-Unis. On en parlait depuis des années. Ça devait bien arriver un jour.

Pire, il pouvait également s’agir d’une panne infligée volontairement par une puissance adverse. Une guerre éclair, des frappes chirurgicales ou un cyberattaque ciblée, menée sur Terre par les ennemis de l’Europe à l’encontre ses moyens de communication spatiale. Ça aussi, on en parlait depuis longtemps. Le continent, naïf, ou impuissant, c’est selon, n’était certainement pas préparé à faire face à une attaque ouvertement portée contre ses infrastructures.

Enfin, scénario catastrophe : et s’il n’y avait pas que l’Europe qui avait été touchée. La fin du monde, ou plutôt, pour être plus précis, de la civilisation humaine sur Terre, était toujours une issue possible, de plus en plus probable, même, l’espèce humaine la touchait du doigt chaque jour un peu plus. Déchaînement des éléments. Guerre nucléaire. Tout était possible. Une impulsion électromagnétique provoquée par une bombe nucléaire suffisamment puissante aurait facilement pu mettre hors service l’ensemble des réseaux de communication terrestres.

Je commence à me sentir mal. J’étouffe. J’envisage le pire.

Mes parents. Je m’étais fait à l’idée de ne plus jamais les revoir, mais pas nécessairement à ce qu’ils disparaissent sitôt de mon existence. J’espérais encore pouvoir continuer d’échanger avec eux des messages pleins de bons sentiments pendant au moins une bonne dizaine d’années, au minimum.

Soudain, un cri de victoire s’échapper du groupe d’ingénieurs et d’informaticiens qui ont fini par entièrement démonter la table d’instrumentation, pièce par pièce.

- J’ai un signal !

Le poste de contrôle tout entier retient son souffle. Comme un seul homme. Volker, le visage crispé, ajuste ses LiPlugs et, d’une voix pressante, lance un message d’alerte :

- Ici Olympus I, vous me recevez ?

Pas de réponse. Le silence. Insupportable.

- Je répète. Ici Olympus I, vous me recevez ?

Toujours rien. Pendant quelques secondes encore. Puis, enfin, la délivrance, ou presque :

- Ici Huo Xing. Olympus I, nous vous recevons. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi êtes-vous entrés en communication avec nous ?

- Et merde !

Ça, c’est Felipe. Le militaire espagnol plaque sa main contre sa bouche pour s’empêcher de jurer de nouveau. Le visage frappé d’horreur. Puis, reprenant ses esprits, il se tourne vers moi, Noûr et Polona, avant de lâcher à voix basse :

- Huo Xing, ce sont les chinois... Les chinois de Mars... C’est leur contrôle au sol sur Mars ! Normalement on ne devrait même pas pouvoir les contacter, ils utilisent un protocole ultra-sécurisé... Je crois qu’on vient de commettre une sacrée erreur...

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