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- Nous souhaiterions, en temps voulu, et vous le comprendrez sans difficulté, j’en suis certain, discuter du retrait de la présence permanente chinoise dans le secteur européen. Avez-vous reçu des consignes spécifiques de Pékin quant à la durée de votre séjour à Crater Europeis ?
- Laissez-moi vous ôter un doute de la tête, Général Casillas. Nous ne sommes pas ici sur l’ordre de Pékin, nous sommes ici pour vous sauver, pour vous sauver la vie, et, si j’en crois les déboires que vous avez essuyés, les problèmes techniques que vous avez rencontrés avant même votre arrivée sur Mars, vous n’êtes pas réellement en position de refuser.
Les débuts de notre cohabitation avaient pourtant été prometteurs. Après notre arrivée sur Mars, au terme d’un voyage éreintant, l’hospitalité chinoise avait été bien accueillie par les membres de l’équipage. Mei, dont les mots forts, lourds de sens et de symboles, avait été fortement applaudie après sa longue tirade en faveur d’une coopération entre la Chine et l’Europe. La jeune chinoise et notre commandant, Volker, s’étaient pris par la main, et, sous le coup de l’émotion, avaient levé le poing vers le ciel, en signe de victoire, le visage rayonnant, le regard serein fixé sur des lendemains radieux.
Le repas de bienvenue avait été bien vite avalé par les deux-cents hommes et femmes de la mission « Olympus », avides d’un peu de saveur et d’exotisme culinaire, après des mois à se contenter de la bouillie fade servie à bord du vaisseau. L’ambiance était bon enfant. Les quelques représentants de la mission chinoise s’étaient mêlés à la foule, la curiosité sans doute aiguisée par plusieurs années passées en vase clos au sein d’une colonie chinoise, sans rencontrer le moindre étranger. Puis, au crépuscule, une ambiance plus tamisée avait été créée par l’éclairage adaptatif du dôme, et nous étions vite allés nous coucher, pêle-mêle dans la grande salle circulaire, sans la moindre considération pour les arrangements du docteur Vandenberghe encore observés à la lettre il y a de ça à peine vingt-quatre heures. Je me suis ainsi retrouvé à dormir à quelques centimètres seulement de Volker, dont j’ai pu admirer le visage endormi dans la pénombre du dôme une fois l’extinction des feux ordonnée par Mei, véritable maîtresse des lieux.
Tout semblait donc avoir plutôt bien commencé.
Pourtant, à entendre le ton cassant employé par Mei, soudain revêche et catégorique, pour répondre à la question de Felipe, pourtant pas tout à fait incongrue, et formulée avec toute la précaution et la politesse dont le militaire espagnol sait se rendre capable, on a du mal à retrouver la passionaria de la fraternité et de l’entraide qui nous a accueilli à bras ouvert, le cœur en bandoulière, et offert le gîte et le couvert, pas plus tard qu’hier.
- Ce que veut dire Felipe, intervient Volker, plus affable encore, c’est qu’il sera utile de voir quels arrangements nous pourrons trouver pour assurer notre coopération dans le temps long, et dans le respect des accords de Kolkata, bien entendu...
Felipe fait la moue, appréciant visiblement peu d’être désavoué par son commandant, qui préfère battre en touche après la réponse cinglante de la chinoise. Le militaire se renfrogne alors, un peu plus encore, et s’affale sur sa chaise, la mine sévère. Mei semble ravie de sa sortie, et assène un ultime regard glacial à son adversaire défait.
- Je vois... dit-elle sans vraiment prêter attention à ce que Volker vient de dire.
- Yann est notre expert juridique, insiste le commandant, refusant de s’avouer vaincu. Il se tiendra à votre disposition quand il y aura matière à discuter.
- Nous en tiendrons considération, Commandant Ganz, soyez-en assuré.
La réponse, aussi vague que peu engageante, n’augure rien de bon. Mei ne m’accorde même pas un regard. Le bel allemand ne se laisse pourtant pas impressionner par la raideur de la diplomate chinoise, visiblement rompue à la négociation, et tente un changement de stratégie.
- Appelez-moi Volker, je vous en prie.
- Très bien, Volker, concède la chinoise, un petit sourire se dessinant sur ses lèvres retroussées. Et vous, appelez-moi Mei.
Volker ne se fait pas prier, et poursuit son offensive de charme, n’hésitant pas à jouer de son impeccable sourire et de ses grands yeux gris pour amadouer la chinoise :
- Mei, nous sommes également disposés à envisager une contrepartie à votre soutien. La mise en place du dôme et l’accueil que vous nous avez réservé n’était pas nécessaire, bien qu’il soit d’une valeur inestimable, et nous sommes prêt à vous dédommager...
- Les cales du Olympus I sont pleines de graphène, intervient Felipe, d’un ton nettement plus sec que celui de son commandant. Mais ça, vous le savez sans doute déjà !
La saillie du militaire n’est visiblement pas bien accueillie par Mei, qui le fusille du regard, furieuse :
- Général Casillas, vous semblez prêter à la République de Chine-unie de bien sombres intentions, est-ce que je me trompe ?
- Vous faites erreur, madame Chen, je ne vous prête rien du tout, je ne joue pas au petit jeu des devinettes, moi. Je tente simplement de comprendre votre motivation, et vous esquivez chacune de mes questions.
Mei fulmine. Son regard de jais se fait si menaçant qu’on le croirait capable de réduire Felipe en cendres. Pourtant, elle se retient de répondre et, avec un geste désinvolte, tourne la tête dans la direction exactement opposée à celle du militaire espagnol, vers Noûr, restée silencieuse jusqu’ici.
- Madame Idir, reprend la diplomate d’un ton soudainement si calme qu’on en tremblerait, je me permets de m’adresser directement à vous, puisque vous êtes responsable du programme de colonisation de Crater Europeis. C’est entre vos mains que se trouve le destin du programme « Olympus », désormais, n’est-ce pas ?
- Euh... bafouille Noûr, appelant Volker à l’aide du regard. Je ne suis pas sûr qu’on puisse exactement dire ça... mais... en effet, je suis bien responsable du déploiement de Crater Europeis...
- Et bien puisque c’est le cas, j’aimerais beaucoup entendre votre avis à vous.
Noûr ne répond pas immédiatement, et, paniquée, lance un nouveau regard en direction de Volker, qui l’encourage à répondre d’un simple signe du menton.
- Je... reprend Noûr, visiblement peu assurée. Je pense... enfin, je sais... je suis certaine que nous pourrions apprendre les uns des autres, votre expérience de Mars me serait bien utile pour... pour mener à bien mon projet... notre projet...
- Voilà qui semble bien raisonnable ! rétorque Mei d’un ton faussement enjoué, avec un sourire mauvais ostensiblement adressé à Felipe. Et je vous rassure, nous n’avons absolument aucun intérêt pour le graphène que vous avez récupéré dans les soultes du Cheolseon-7. Nous avons tout ce dont nous avons besoin, et bien plus encore.
- Message reçu, Mei, dit alors Volker d’un ton apaisant, tentant de sonner un armistice, ou, du moins, un cessez-le-feu. Nous serons ravis de compter sur votre soutien logistique pour le déploiement de Crater Europeis. Je propose que Yann se mette au travail avec vos juristes pour rédiger un contrat, rapide et court, rassurez-vous, afin de de délimite le périmètre de votre soutien, de manière à ce que nous n’abusions pas de votre générosité.
Mei hésite un court instant, le visage insondable alors qu’elle semble réfléchir à toute vitesse. Puis, réflexion faite, la diplomate juge sans doute inutile de refuser la proposition du commandant, inoffensive, et en accepte le principe d’un hochement de la tête. Croyant déceler une brèche dans la muraille solidement défendue par la jeune chinoise, Volker tente un coup qu’il sait risqué, et pourtant ô combien indispensable :
- Dernier détail, Mei. Nous souhaiterions rétablir le contact avec Bruxelles, le quartier-général de l’Agence, et espérons pour cela pouvoir compter sur le soutien de vos spécialistes en télécommunications...
- C’est entendu, tout naturellement, Volker ! répond Mei, d’un ton un peu trop mielleux pour être parfaitement honnête. Je vais demander à ce que nos meilleurs ingénieurs soient dépêchés à Crater Europeis au plus vite.
L’entrevue prend fin quelques minutes plus tard, Mei ayant obtenu la signature d’un accord de coopération et un renforcement du contingent chinois dans le secteur européen, sans aucune garantie sur la qualité de l’appui technique qui sera prodigué, en particulier en ce qui concerne le rétablissement du contact avec la Terre. La jeune femme est clairement brillante, sans doute surentraînée à l’académie de diplomatie de Shanghai, me soufflera Felipe, fin connaisseurs des rouages de l’administration chinoise, alors que l’on sort de la salle de réunion.
Le soir venu, je retrouve Ótavio au moment du dîner. Lui et moi n’avons pas échangé le moindre mot, et quasiment aucun regard, depuis notre arrivée sur Mars. Happés par l’accélération du temps, par la succession des événements, par le protocole. Après la réunion tendue, électrique, avec nos interlocuteurs et hôtes chinois, je suis plutôt soulagé de retrouver la quiétude familière du jeune portugais, dont l’œil doux et le visage plein de bonté m’offrent un répit pour le moins bienvenu.
Nécessaire, même.
Le nez plongé dans son assiette, le regard affamé et rieur, Ótavio enchaîne quelques plaisanteries faciles entre chaque bouchée de riz sauté, puis, l’air de rien, le visage plus candide que jamais, me pose une question innocente, qui, sans qu’il le sache, me perturbe plus que de raison :
- Tu en penses quoi des chinois, Yann, toi qui a pu leur parler directement, cet après-midi ?
J’hésite un instant à lui faire part de mes doutes, ou, pire encore, de la sensation désagréable qui a pris possession de mon corps, petit à petit, en assistant impuissant au terrible spectacle offert par Mei. Malmenant Felipe. Menant Volker par le bout du nez. Multipliant les appels du pied envers Noûr, en toute impunité. Mais, au dernier moment, je me ravise. A quoi bon me décharger d’un jugement incertain, d’un simple mauvais pressentiment, sur les épaules du jeune portugais, et ainsi lui assombrir l’esprit, alors que ce dernier me semble si guilleret, visiblement ravi d’être enfin sorti de la salle des moteurs du Olympus I, et pas mécontent non plus de la copieuse portion de riz sauté qu’on lui a servi. J’opte donc pour une réponse vague à souhait :
- Pour l’instant, je n’en sais trop rien...
Ótavio hausse les épaules. Il n’insiste pas. Son esprit est visiblement ailleurs, accaparé par une réflexion bien plus terre-à-terre, et, par ailleurs, bien plus agréable :
- Je me demande s’il y a moyen de trouver un recoin tranquille, dans ce fichu dôme... C’est sympa de faire du camping avec tout le monde, mais ça me dirait quand même bien de voir si tu es un aussi bon coup sur Mars que dans l’espace !
- Tu penses que ça joue sur ma performance ?
- Laissez donc moi donc en être le juge, jeune colon ! rétorque Ótavio, surjouant un côté « supérieur hiérarchique », un poil condescendant, dont il connaît l’efficacité sur ma libido. On va voir si la mécanique des fluides fonctionne aussi bien dans l’atmosphère martienne, si vous le voulez bien...
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