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Le dôme est baigné d’une lumière faible, grisâtre, qui perce au travers d’un astucieux système de micro-ouvertures spécialement conçues pour filtrer les UV et les radiations tout en laissant passer le jour au petit matin. Il est six heures. Ou du moins, c’est ce qu’indique la grande horloge numérique installée en surplomb du réfectoire, transformé en dortoir pour la nuit. Quelle étrange sensation, agréable, que d’être de nouveau réveillé par un rayon de soleil pâle une fois l’aube arrivée, et non plus par la sonnerie stridente de mon réveil dans mes LiPlugs. Un sentiment de plénitude s’empare de corps encore engourdi de sommeil.
Je referme les yeux avec délice.
J’ai encore le temps de rêver un peu.
Ótavio et moi avons dormi côte-à-côte, une fois de plus, finissant par joindre les petits matelas individuel qui nous ont été prêtés par la mission diplomatique chinoise. C’est arrivé naturellement, sans que le jeune portugais ou moi-même n’insistions particulièrement, sans même qu’il y ait eu besoin d’en faire la demande, un simple regard a suffi, comme si, après tant de nuits passées l’un avec l’autre, l’habitude s’était transformée en évidence.
Ne croyez pas pour autant que nous venons de passer une nuit torride sur le sol martien. Depuis notre arrivée, il a tout simplement été impossible de trouver un moment, un endroit où s’isoler, ne serait-ce que l’espace d’un court instant. Le dôme n’offre pas le moindre semblant d’intimité, ni le moindre recoin où s’embrasser à l’abri des regards indiscrets. Le temps où Ótavio et moi pouvions nous adonner au plaisir confinés dans notre minuscule cabine est bel et bien révolu, nous partageons désormais nos nuits avec deux-cents membres de l’équipage de la mission « Olympus ».
Seuls Mei et ses lieutenants disposent d’une pièce à part pour dormir, ce qui, tout compte fait, n’est pas plus mal, car le moins que l’on puisse dire est que le courant ne passe pas vraiment, ou du moins, pas naturellement, entre les membres de la mission européenne et ses hôtes chinois. Les regards sont tendus, parfois, fuyants, le plus souvent, et les conversations maladroites, artificielles, entrecoupées de silences gênés, les plaisanteries font généralement un bide, ou, pire encore, sont méprises pour des reproches. Bref, l’ambiance générale n’est pas particulièrement festive. Et l’impossibilité de profiter de souffler un peu, de prendre un peu de bon temps à l’écart du groupe, avec Ótavio, n’arrange rien à la situation.
Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Plusieurs fois, ces derniers jours, nous avons passé une partie de la soirée, après le dîner, à roder aux alentours du réfectoire, en quête d’une porte ouverte, qu’elle donne sur une pièce vide ou un simple placard à balais. Mais sans succès. Les douches sont collectives, et les WC trop exigus pour me permettre d’y entrer avec Ótavio, qui, à la décharge des architectes chinois, n’est pas spécialement un petit gabarit non plus. Il a donc fallu nous rendre à l’évidence. Il faudra attendre que Crater Europeis soit déployée pour pouvoir nous y retrouver.
En attendant, je dois me contenter de ressentir la chaleur qui émane puissamment de son corps massif endormi, et de regarder son visage serein, baigné de lumière pâle, alors que le gros nounours termine sa nuit dans la pénombre, allongé sur le dos, une main derrière la tête, l’autre farouchement enfoncée dans son caleçon, sous son pantalon de pyjama.
Mais ça, je suis le seul à le savoir.
Je me réveille en sursaut, quelques minutes seulement après m’être rendormi. Ce doit être un ronflement un peu plus fort que les autres, une quinte de toux intempestive, voire même un simple froissement de drap, qui m’a extirpé de ma rêverie. Depuis mon plus jeune âge, j’ai le sommeil léger. Très léger. Dormir en communauté de la sorte est donc pour moi l’assurance d’une nuit interminable, fractionnée en mille-et-un rêves aussi brefs qu’incohérents, et autant de micro-réveils plus ou moins indolores, et d’autres carrément définitifs. Ce dernier est un de ceux-là, je le crains. Après quelques minutes à chercher obstinément la langueur tiède et paresseuse du sommeil, je finis par me rendre à l’évidence. Je ne me rendormirai pas.
Je jette de nouveau un œil à l’horloge numérique.
Six heures trente-sept.
D’ici quelques minutes, il sera possible de prendre sa douche, bien que la plupart de mes camarades ne s’y pressent qu’entre sept et huit heures, après que le joli gazouillis d’oiseau qui sert de réveil officiel n’ait été diffusé par les haut-parleurs du dôme. Je profiterai donc de mon insomnie matinale pour prendre un peu d’avance sur le reste du groupe, et m’offrir, je l’espère, quelques instants précieux de solitude, qu’il s’agira de mettre à profit pour calmer mes ardeurs déçues de ces derniers jours.
Je sors de la salle de douche, déserte, fort heureusement, à cette heure, aussi propre que soulagé, une agréable sensation de chaleur dans le bas-ventre. Je profite des quelques minutes de solitude qu’il me reste pour me raser de près, à moitié nu, une simple serviette autour de la taille, penché au-dessus du lavabo, l’œil rougi par la nuit trop courte, le visage enduit de d’hydrogel chinois, « produit sur Mars », à en croire l’emballage, si proche du miroir que le bout de mon nez le touche presque.
Soudain, je distingue un mouvement dans ma nuque. J’interroge le reflet du miroir. C’est Ryu, le capitaine coréen, qui, visiblement, préfère lui aussi éviter l’heure de pointe et profiter de la quiétude du petit matin pour prendre sa douche en solitaire. Il me salue sans me regarder, peut-être même sans réellement me voir, certainement sans me reconnaître, d’un léger hochement de la tête, endormi, avant de s’engouffrer dans la salle de douche sans dire un mot.
Quelques minutes plus tard, alors que je termine tout juste de revêtir ma combinaison « Olympus », le visage fraîchement rasé me donnant l’air d’avoir soudain rajeuni de dix années, Ryu sort de la douche, manifestement plus réveillé qu’à son entrée dans la salle de bain. Il sursaute presque, comme s’il était surpris de me découvrir là, ce qui confirme mon impression de tout à l’heure : le coréen n’avait pas réellement pris conscience de ma présence.
Ce qui explique sans doute pourquoi ce dernier est nu comme un ver, n’ayant pas pris la peine de dissimuler son intimité au moyen de sa serviette de bain, qu’il porte à l’épaule, non sans nonchalance. Par réflexe, dans un élan de politesse mal-placée, je fuis le coréen du regard et fixe les yeux au sol. Le pauvre homme s’empresse alors d’enrouler sa serviette autour de sa taille, alors que le rouge lui monte aux joues.
Mais il est trop tard.
J’ai vu ce qu’il y avait à voir
Le haut de ses cuisses épaisses. Un tatouage à l’encre noire sur l’aine, un symbole dont j’ignore la signification. Un sexe de belle taillé, coiffé de poils courts, lisses et bruns, dont une ligne fine remonte jusqu’au nombril.
Guère plus, finalement, que ce que je m’autorise à désormais regarder sans la moindre pudibonderie, à savoir le torse nu et musclé du capitaine, imberbe, qui, par la rondeur de ses pectoraux, me rappelle celui d’Adam. La peau couleur miel encore humide, qui lui sous la lumière de la salle de bain. Le cou sculpté, plutôt large, et le beau visage finement ciselé, la lèvre supérieure et le menton ornés d’une ombre brune, qui en renforce le caractère mystérieux. J’ai toujours trouvé que Ryu était bel homme, mais je lui trouve ce matin une once de charme supplémentaire, inexplicable, qui tient peut-être au visage rouge d’embarras et au petit sourire plein d’excuses qu’il arbore sans discontinuer depuis qu’il s’est présenté à mon regard dans son plus simple appareil.
Après quelques secondes d’un silence gêné, Ryu finit par trouver une parade acceptable :
- Yann, je ne t’avais pas reconnu ! Tu es un homme complètement différent, sans barbe...
Il est vrai que, moi qui jusqu’au départ pour Mars n’avait jamais porté la barbe un seul jour de ma vie, j’y ai indéniablement pris goût à bord du Olympus I, où se raser à blanc était d’une part un luxe un peu trop gourmant en eau potable, mais sans doute également parce que conforté dans ma paresse par le faible de Ótavio pour ma barbe presque rousse et peu fournie, qui me donne, selon lui, « un air de pirate de l’espace ». L’excuse du coréen est donc presque plausible, je réponds par un petit rire gêné :
- Un homme, je ne sais pas, un adolescent prépubère, peut-être, réponds-je sur le ton de la plaisanterie.
- Il y a un peu de ça, oui, admet Ryu, élargissant un peu son sourire gêné pour en faire quelque chose de plus sincère. Mais en Corée, c’est plutôt bien vu, tu sais... Là, je dirais que tu fais même encore plus jeune que ton petit-ami.
- Mon petit-ami ?
J’ai un instant d’hésitation. A qui Ryu se réfère-t-il ? La logique voudrait que ce soit Ótavio, le jeune portugais qui a dormi à mes côtés depuis notre départ pour Mars. Mais comme lui et moi n’avons jamais vraiment affiché notre complicité, et encore moins notre intimité, vis-à-vis du reste de l’équipage, nous comportant en public comme de simple bons amis, et que je doute que Ryu ait été de ceux qui se délectent des rumeurs du vaisseau, le doute est malgré tout permis.
Le visage du coréen se pare de nouveau de rouge, et il se confond en excuses :
- Je... je croyais que... excuse-moi si j’ai mal compris... un barbu costaud avec une queue de cheval ?
- Ah, Ótavio ! Ce n’est pas vraiment mon petit-ami, c’est mon VandenBuddy, enfin, mon compagnon de voyage assigné, si tu veux. Ça fait partie du programme de soutien psychologique de la mission « Olympus ». Mais nous ne sommes pas ensemble, lui et moi, simplement de bons amis « avec avantages ».
Le coréen aura dont été plus fin observateur que je ne l’aurais imaginé. Je le regarde absorber l’information que je viens de lui livrer avec un degré d’incompréhension. Le programme du docteur Vandenberghe n’est pas évident à saisir au premier abord. Il semble malgré tout plutôt satisfait, presque rassuré, de m’entendre dire que Ótavio n’est pas mon petit-ami. J’en profite pour le saluer d’un signe de la tête, prétextant devoir vaquer à mes occupations, et tourner les talons, imprimant dans ma mémoire le torse puissant du beau Ryu, et tentant de remplacer l’image macabre de notre première rencontre par celle, beaucoup plus agréable, de notre rendez-vous fortuit de ce matin. Il faudra peut-être que je continue à me lever tôt, à l’avenir.
J’ai passé le reste de la journée à courir après Mei et ses sbires, espérant pouvoir enfin commencer à travailler sur ce fameux accord que nous, européens et chinois, sommes censés rédiger et parafer, bien entendu, pour fixer les conditions – et les limites, ce qui n’a jamais été dit frontalement mais va de soit – de notre coopération. J’ai essuyé quelques esquives de la part des subalternes, lesquels prétextent de ne pas être au courant de l’arrivée des juristes compétents, censés venir de la colonie chinoise la plus proche, et un refus plus net et précis, sans équivoque, celui-là, de la part de Mei, plus revêche que jamais :
- Laissez-moi être franche avec vous, Yann... Pour commencer, je n’ai pas de nouvelle à vous donner. Les juristes arriveront quand ils arriveront ! Et, d’ailleurs, je n’apprécie pas le ton impertinent de votre question, ni votre insistance. On pourrait même finir par penser que vous insinuez que je n’ai pas l’intention de tenir mes engagements, et, croyez-moi, vous n’avez pas envie de faire passer pour une menteuse, mais alors pas du tout ! Je vous suggère donc très fortement de prendre votre mal en patience et d’en profiter pour vous reposer, ce qui ne vous fera pas de mal, car vous avez mauvaise mine. Je vous rappellerai, par ailleurs, qu’il y a une nette différence de rang, entre vous et moi, et qu’il serait plus convenable que vous passiez par Noûr ou Volker, à l’avenir, au lieu de m’importuner avec de tels détails techniques.
Je suis reparti la tête baissée, le feu aux joues et la queue entre les jambes, bredouillant des excuses inaudibles et incohérentes, que la chinoise suroccupée n’a de toute manière pas pris la peine d’écouter, déjà repartie comme une furie à l’assaut de Noûr, qu’elle courtise avec ardeur depuis plusieurs jours. Je me retrouve donc désœuvré, à errer dans les couloirs du dôme, où je finis pas tomber sur Volker et Felipe, privés de travail, eux-aussi, et en plein milieu d’une discussion animée. Ils sont visiblement aussi perplexes que moi, et semblent plus furieux encore :
- Je suis patient, je suis poli, tu as bien vu, Felipe, j’essaie d’arrondir les angles... Mais là, je te jure que je suis sur le point de craquer... Mei a été odieuse !
- Garde ton sang-froid, Volker, répond le militaire espagnol, d’une voix grave qui masque une colère profonde, tu sais bien que c’est ce qu’ils cherchent, une faute, un prétexte pour nous écarter de la mission, et confier le pouvoir à Noûr, qu’ils pourront manipuler comme une simple marionnette !
- Je ne comprends pas comme elle peut se laisser berner de la sorte, c’est pourtant une fille intelligente, Noûr – brillante, même – elle doit bien comprendre ce qui est en train de se passer, elle ne peut pas être aveugle à ce point, non ?
- Tu sais bien qu’elle ne vit que pour son projet de colonisation, et ce depuis belle lurette. C’est son bébé, sa seule et unique raison de vivre, elle n’a pas grand-chose d’autre...
- Oui, tu as raison, se désole le commandant, et les chinois l’ont bien compris... Il paraît qu’ils lui ont proposé de multiplier par cent le nombre de pousses destinées à la serre agricole de Crater Europeis... Des OGM, en plus, spécialement conçus pour générer dix fois plus d’oxygène que ce que l’Agence nous a envoyé avec « Demeter »...
Je m’approche des deux hommes, qui m’accueillent avec un visage aussi désolé que complice, et m’immisce dans la conversation :
- Pas étonnant que Noûr ait du mal à résister... J’ai rarement vu quelqu’un porter un tel amour pour la gente végétale... Si ça peut vous rassurer, vous n’êtes pas les seuls à ne pas être dans les petits papiers de Mei ! J’ai essayé de lui toucher un mot de la rédaction de l’accord bilatéral, et m’a gentiment dit d’aller me faire voire... elle m’a également ordonner de passer par toi, Volker, à l’avenir, plutôt que de l’importuner à mon niveau...
- Je ne suis pas sûr que ça t’aide beaucoup, rétorque l’allemand avec un vague haussement d’épaule. A moi aussi, elle a refusé de dire quand est-ce que les techniciens censés rétablir les communications avec Bruxelles pourront faire le déplacement... Et sur un de ces tons, je te jure...
Felipe lui pose une main sur l’épaule, d’un air presque paternel, avant de nous faire part son fait d’armes à lui :
- Bon, en ce qui me concerne, c’est plutôt moi qui les ai envoyé paître...
- Tu n’arranges pas notre cas, Felipe ! gronde Volker, incapable de dissimuler son sourire. Comment veux-tu qu’ils coopèrent si tu les insulte à chaque fin de phrase !
- Qu’est-ce que tu as dit, cette fois ? demandé-je, curieux.
- Il a appelé Ping, le bras-droit de Mei, un « crétin pucé »... intervient Volker, l’air mi-amusé, mi-désolé.
- C’est comme ça qu’on désigne les agents du Bureau 114, les services secrets de la République de Chine-unie, explique le militaire espagnol. Ils ont tous une puce sous la peau, quelque part dans le bas du dos ou sur un pectoral. Je suis sûr qu’il en est, ce satané Ping...
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