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Les jours passent et se ressemblent sous le dôme « Bienvenue ». Une semaine déjà que nous sommes sur Mars, enfermés dans ce qui commence fortement à ressembler à une prison sans barreau. Pas une seule fois avons-nous eu l’autorisation de mettre un pied à l’extérieur du bâtiment, pour fouler de nouveau le sol martien, qui reste, pour l’instant, plus une vue de l’esprit, un souvenir de notre traversée fugace de l’espace séparant le Olympus I et le dôme, qu’une réalité tangible pour l’ensemble de l’équipage. Conséquence inéluctable de cette impression de faire du sur-place après de si longs mois d’attente, les esprits s’échauffent. En dépit des annonces matinales de Mei, qui, après le petit déjeuner, accompagnée de Volker et de Noûr, prend systématiquement la parole pour déclamer les progrès de la veille et le programme de la journée, certains commencent à trouver le temps long.
J’en fait partie.
Sept jours, et toujours aucun juriste chinois à l’horizon pour commencer ma mission. Je travaille dans mon coin, ébauche une structure d’accord, rédige quelques articles, sans être au courant des lignes rouges ni de la stratégie de mes futurs collègues chinois, ni même de leur base de négociation. Autant dire que je bats le beurre sans savoir s’il y aura du pain sur la table, si vous me passez l’expression.
Sans doute Mei et ses disciples ont-ils pris la mesure de cette tentation pour la révolte qui prend de l’ampleur dans les rangs de la mission « Olympus », car, ce matin, les annonces de la jeune chinoise sont bien plus enjouées et prometteuses que celles de la veille et des jours précédents :
- Mes amis, je sais votre envie de faire bouger les choses, je partage votre impatience de voir votre mission prendre forme. La République de Chine-unie est passée par là, elle aussi, lors de sa première mission de colonisation, il y a de ça un peu plus d’une décennie ! Je vous rassure : le moment où les préparatifs cèdent place à l’action est enfin arrivé. Hier soir, je me suis longuement entretenue avec le commandant Ganz et madame Idir. Nous avons décidé de lancer plusieurs missions en parallèle afin d’accélérer le déploiement de Crater Europeis. Mon engagement, et celui de la République de Chine-unie, c’est que d’ici une semaine, vous puissiez emménager dans votre nouveau chez-vous, votre première colonie martienne. Pour ce faire, nous allons mettre en œuvre les plans de madame Idir de manière accélérée, et ce grâce à notre soutien logistique. La plupart d’entre vous serez affectés à cette tâche titanesque, qui sera coordonnée par madame Idir, bien évidemment.
Mei marque une courte pause, le temps de reprendre sa respiration, de plus en plus saccadée à mesure qu’elle scande sa longue tirade avec un entrain quelque peu surjoué :
- Dans le même temps, poursuit-elle avec emphase, le commandant Ganz et le général Casillas prendront la tête d’une mission de reconnaissance sur les hauteurs de Mons Europeis. L’objectif de cette mission sera de placer la sonde dans la poche de glace qui se trouve en surplomb, afin d’en récupérer l’eau pour alimenter Crater Europeis. Là aussi, nous prêterons main forte à la mission « Olympus », avec la contribution de nos meilleurs ingénieurs. Enfin, j’ai le plaisir d’annoncer l’arrivée de nos juristes venus de Huang Cheng, notre colonie située à quelques heures de vol de Crater Europeis. Votre conseiller juridique, monsieur Pennec, pourra donc enfin commencer sa mission et finaliser l’accord de coopération entre l’Europe et la Chine-unie. Mes amis, il est désormais temps de se mettre au travail, je compte sur votre volonté pour que, ensemble, nous puissions inaugurer Crater Europeis dans les sept prochains jours !
La démonstration d’art oratoire de la jeune diplomate prend fin sans le tonnerre d’applaudissements et de « hourras » escomptés, mais la tirade de Mei aura malgré tout permis de redonner le sourire à nombre de membres du programme « Olympus ».
Pas tous.
Felipe reste de marbre, toujours aussi méfiant face aux intentions chinoises. Et, malgré l’entêtement parfois caricatural du militaire, je ne peux m’empêcher de lui donner raison. Force est de constater, par exemple, que ni Volker ni Noûr n’auront eu l’occasion de prononcer le moindre mot, ce matin. Chaque jour, on s’éloigne un peu plus de la coopération pacifique entre nations. Mei, et derrière elle, la République de Chine-unie, se profile de plus en plus comme seule maîtresse à bord, prenant les rênes de la mission « Olympus », nous considérant tout au mieux comme de simples subalternes, et, au pire, comme de pénibles échardes dans le pied dont il serait préférable de se débarrasser une bonne fois pour toute.
Au fil de la journée, le dôme s’est progressivement vidé de ses occupants.
Noûr a pris les commandes des opérations de déploiement de Crater Europeis, ce qui implique de multiplier les allers-retours entre Olympus I et l’entrée de la caverne qui accueillera notre colonie. La plupart des membres de l’équipage accompagnent la suissesse dans cette entreprise titanesque. Il y a fort à faire. Le vaisseau doit être démantelé afin que les modules d’habitation de l’arche puissent être installés un à un dans le tube de lave en voie de terraformage. Les modules de colonisation doivent être déplacés jusqu’à l’entrée de la caverne pour y produire les effets escomptés, produire de l’énergie, une atmosphère respirable, et implanter la serre qui nourrira les deux-cents colons. Le cerveau des ingénieurs comme Tomas et les gros bras des mécaniciens comme Ótavio ne seront donc pas de trop pour mener à bien cette mission pour le moins exigeante.
Volker et Felipe, quant à eux, ont entamé une ascension des Mons Europeis, sous escorte chinoise, bien évidemment, qui les mènera jusqu’à la poche de glace, future source d’eau, d’oxygène et de carburant pour Crater Europeis et la mission « Olympus ». Là encore, la mission est périlleuse, puisqu’il s’agit de transporter du matériel, aussi lourd et volumineux que précieux et fragile, sur un chemin non-balisé, souvent glissant, parfois presque vertical, le tout lestés par une combinaison de sortie extérieure lourde, suffocante, et fort peu agile. Je ne les envie pas spécialement. Même si eux aussi ont le privilège de pouvoir retrouver le « grand air », ou du moins, le ciel de Mars, le panorama sauvage, inexploré des Mons Europeis, et l’horizon rendu jaune et flou par le vent qui souffle sur la plaine poussiéreuse.
Bon d’accord, je les envie peut-être un peu.
Il est vrai que la besogne qui m’incombe n’est pas aussi excitante et, à mon plus grand regret, plutôt solitaire. Les juristes de Huang Cheng sont arrivés par engin volant au tout début de l’après-midi. Ils sont dix. Je ne suis donc pas seul, du moins, pas en apparence. Je suis en revanche bien seul contre tous, car ces derniers n’ont visiblement pas été envoyés vers le dôme pour me faire le moindre cadeau.
L’accord de coopération s’avère être une véritable source de préoccupation pour les autorités chinoises, bien décidées à ficeler un texte qui leur soit à tout le moins favorable, si ce n’est carrément avantageux. Je m’évertue donc à défendre les intérêts de la mission « Olympus » tels que discutés au préalable avec Volker, Noûr et Felipe, à savoir défendre la coopération bilatérale sur le déploiement de Crater Europeis tout en négociant un retrait de la présence chinoise du secteur européen une fois ce déploiement effectué, permettant tout au plus le maintien d’une ambassade, à condition qu’une nouvelle émissaire y soit nommée pour prendre le relai. Autrement dit, hors de question que Mei reste notre interlocutrice sur le long terme. Autant vous dire que le message ne passe pas côté chinois, visiblement chargé d’obtenir la garantie d’une présence prolongée dans le secteur européen, y compris en ce qui concerne l’exploitation future de nos ressources minières.
Après de longues heures de palabres infructueuses et de discussions stériles, nous finissons par trouver un accord sur un point uniquement : il est plus que temps de terminer cette réunion et de remettre la conversation au lendemain, espérant que la nuit porte conseil aux uns comme aux autres.
Au sortir de la réunion, j’ai un sacré mal de crâne, et personne auprès de qui me plaindre. En arpentant les tranchées vides du réfectoire, alors que tout le monde est encore en plein labeur en dehors du dôme, je tombe sur l’unique homme auquel, jusqu’à preuve du contraire, Mei n’a pas encore confié de mission particulière.
Ryu.
Vêtu de son éternelle combinaison blanche, si reconnaissable, l’œil un peu vitreux, comme s’il dormait éveillé, un léger sourire imprimé sur ses lèvres sombres. L’image de notre rencontre fortuite dans la salle de bain, il y a quelques matins de cela, me revient immédiatement en tête. Joli souvenir. Le capitaine, plus désœuvré que jamais, semble désespéré de trouver à qui parler. Il saute donc sur l’occasion inespérée de ma présence pour m’adresser quelques mots sur le ton de la plaisanterie :
- Plutôt coriaces, les juristes chinois, n’est-ce pas ?
- J’ai l’air si épuisé que ça ? rétorqué-je du tac-au-tac, piqué au vif par la remarque du coréen.
- Epuisé, je ne sais pas... hésite-t-il, l’air gentiment préoccupé. Mais peut-être l’air soucieux, si je ne m’abuse. Mais enfin, ça ne me regarde pas !
Ryu a raison sur toute la ligne. Je suis épuisé, je suis soucieux, et ça ne le regarde pas. Je me dois, bien évidemment, de conserver un semblant de confidentialité quant à la teneur de ces réunions avec les autorités chinoises, sans quoi je risquerai d’affaiblir un peu plus notre position, déjà bien peu enviable, inutile de le nier. Mais, par-delà mon devoir de réserve, je suis également un être humain, incapable d’opposer la sanction du silence à un homme aussi ostracisé que Ryu. Je me fends donc d’un commentaire inoffensif :
- C’est toujours difficile, au tout début, le temps que chacun exprime ses positions... Personne ne veut être le premier à faire une concession, c’est ce qui peut durer le plus longtemps. Une fois que l’engrenage est lancé, c’est beaucoup plus facile !
- Il faut un peu d’huile pour lubrifier les rouages de la négociation, alors ! tente-t-il, filant la métaphore mécanique, étirant un large sourire sur ses lèvres foncées.
- Euh oui, c’est un peu ça...
Je ne sais pas si c’est la manière dont le coréen a prononcé le mot « lubrifier », en insistant sur la première syllabe, ou le grand sourire dont il me gratifie depuis sa dernière réplique, mais je suis légèrement perturbé par son intervention, mes pensées galopent, et le rouge me monte aux joues. Ryu doit le remarquer, car le capitaine change immédiatement de sujet pour aider à dissiper le malaise qui s’installe entre nous :
- Hâte de voir ce que donne le déploiement de Crater Europeis, en tout cas...
- Tu sais déjà ce que tu feras, toi, une fois que Crater Europeis sera habitable ? Je ne sais pas si tu comptes rester ici, sur Mars, ni même si tu en as le choix, d’ailleurs...
Je remarque une lueur d’espoir s’allumer dans le regard noir de Ryu. C’est sans doute la première fois qu’on lui pose la question. Pourtant, le coréen n’a pas le temps de répondre que, déjà, nous sommes coupés par des cris qui émanent du sas d’entrée, qui vient tout juste de s’ouvrir :
- A l’aide ! Au secours ! Appelez un médecin, vite !
C’est la voix de Volker.
Pris de panique, je prends congé de Ryu, brusquement, les sens en alerte et un mauvais pressentiment dans le fond de la gorge, et pars en courant en direction du sas d’entrée.
J’y retrouve Volker et Felipe, accompagné de quelques membres de la mission chinoise. Tous sont encore vêtus de leur tenue de sortie en extérieur, toutes dégoulinantes, comme s’ils s’étaient retrouvés piégés par une averse. Pourtant, il ne pleut pas sur Mars... Volker supporte Felipe, qui semble mal en point.
- Ne t’approches pas, Yann ! m’ordonne Volker d’un ton qui ne laisse aucune place à la discussion. Felipe a été irradié ! Le filtre anti-rayons ionisants de sa combinaison semble avoir dysfonctionné une fois que nous avons commencé notre ascension de Mons Europeis. On a tous pris une douche anti-radiations dans le sas, mais Felipe doit avoir des particules radioactives à l’intérieur de sa combinaison, donc on ne peut pas le toucher sans protection... Bref, va nous chercher un médecin, explique leur la situation, et surtout, dis leur de rappliquer fissa ! Je ne sais pas combien de temps il va pouvoir tenir...
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