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Felipe a tenu exactement quarante-huit heures.
Deux jours et deux nuits de calvaire, pendant lesquels Șerban et les médecins chinois se sont relayés sans relâche pour tenter de traiter les symptômes de l’irradiation aigue dont a été victime le militaire espagnol. Sans succès. Après que les violents vomissements des premiers moments de la maladie se soient enfin calmés, le militaire espagnol a rapidement succombé à une hémorragie interne généralisée. A en croire les médecins, s’il avait eu des cheveux, Felipe les aurait perdu presque sur le champ.
La nouvelle effroyable de sa mort a été communiquée au personnel de la mission « Olympus » par un Volker en larmes, le visage défait, la gorge serrée, incapable d’empêcher que ses phrases se terminent en sanglots étouffés. Le commandant aurait sans aucun doute été ému aux larmes en annonçant le décès de n’importe quel membre de la mission « Olympus ». Mais Felipe n’avait pas été n’importe quel membre de la mission. C’était son conseiller. Sans doute son plus proche ami.
Dans un geste d’apaisement et de bonne volonté, Mei a ordonné le contrôle assidu de toutes les tenues de sortie de la mission « Olympus » par les soins de ses ingénieurs, afin de vérifier le bon fonctionnement des filtres anti-rayons ionisants. Le lendemain, une fois chaque tenue dûment révisée, l’ensemble de l’équipage s’est retrouvé dehors, sous un ciel haut et gris, à quelques centaines de mètres du dôme « Bienvenue », face au Mons Europeis, la silhouette blanche et élancée du Olympus I dans le dos, pour rendre un dernier hommage au conseiller militaire de la mission, premier homme européen à être décédé et enterré sur Mars.
Ce fut un beau moment de communion. Chaque homme, chaque femme à la foi seul, isolé du reste de la foule par sa combinaison étanche, et pourtant, tous ensemble, unis par la douleur, par la peur, aussi, de voir une telle tragédie se reproduire, et par les mots solennels et puissants, chargés de sens et d’émotion, prononcés par Volker au moment où on a refermé la sépulture du général Casillas, qui ont alors résonné dans mes LiPlugs et continuent depuis de résonner dans ma tête :
« Il est mort sur Mars, comme il l’avait souhaité, comme nous l’avons tous accepté, au moment où nous nous sommes embarqués dans cette aventure. Il n’aura plus rien eu à regretter »
Je ne veux pas mourir. Pas maintenant. Pas sans avoir revu Adam.
Quelques jours plus tard, dans le délai imparti par Mei la semaine précédente, et en dépit des circonstances, le déploiement de Crater Europeis s’est terminé avec succès. Notre colonie repose désormais au fond de la caverne, dans un recoin qui lui assure d’être ainsi protégée du vent, du grand froid de la nuit martienne, de l’exposition directe aux rayons UV et ionisants, tout en conservant un peu de lumière du jour.
Le panorama est impressionnant.
Par un petit ascenseur aveugle que l’on emprunte à l’entrée de la caverne, on descend lentement dans le creux du tube de lave et, au terme d’une descente d’une poignée de minutes, on se retrouve dans une immense cathédrale de roche ocre, creusée par les siècles, tapissée de sable rouge, où le soleil vient dessiner de superbes tâches dorées qui naissent et meurent sur les parois verticales de la caverne, les pythons rocheux et les plafonds inégaux, de manière totalement imprévisible, pour l’instant, pour notre œil encore non-aguerri, mais qui deviendra sans doute, pour nos descendants, un spectacle régulier, familier, marqueur des jours et des saisons.
Crater Europeis est posée sur le sable à l’ombre d’un stalagmite de roche, formée d’un ensemble de petits modules blancs, frappés du drapeau européen et du logo de l’Agence. Au centre, le module cœur, qui fait largement penser au dôme « Bienvenue », en plus modeste. C’est là que se trouvent les espaces de socialisation, les laboratoires, l’infirmerie, aussi, et le nouveau réfectoire. Puis, placés en étoile autour du module cœur, les modules d’habitation, anciennement liés les uns au autre dans ce qui formait « l’arche » autour du Olympus I. Si votre mémoire est bonne, vous vous rappellerez donc que c’est là que se trouvent les chambres et les sanitaires. L’ancien réfectoire sera transformé en chambres individuelles, afin de permettre un peu plus d’intimité que sur le vaisseau, où seul Volker a pu bénéficier d’un tel privilège jusqu’à l’arrivée de Ryu.
Enfin, et c’est là une grande nouveauté, sans doute la plus importante comparée au projet original, une immense serre compte pour un bon quart du cercle de bâtiments qui entourent le module cœur, le reste étant occupé par les modules d’habitation. Initialement prévue pour être un second dôme, largement aveugle, à peine plus grand que celui du module-cœur, la serre a complètement changé de forme, d’apparence et de dimension, s’appuyant sur l’expertise et la technologie de la mission chinoise, infiniment supérieure à la notre en la matière. De grands mâts de carbone noir ont été dressés dans le sable rouge. D’immenses toiles étanches et supra-isolantes, d’un noir presque satiné, tissées dans un fil métallique produit par la Chine à partir du graphène issu des cales du Cheolseon-7, tendues de mât en mât, laissent passer la lumière naturelle tout en protégeant les cultures du froid et en maintenant une atmosphère respirable à l’intérieur de la serre. La structure a des airs d’araignée géante, qui dénote largement avec l’aspect plutôt inoffensif des bâtiments ronds et blancs manufacturés par l’Agence. L’influence chinoise est donc indéniable. Impossible, d’ailleurs, de s’y tromper : le drapeau jaune frappé du dragon rouge et or de la Chine-unie flotte sur l’un des mâts de carbone, juste en dessous de celui de l’Union européenne.
D’ailleurs, Mei ne s’est pas contentée de faire intervenir ses architectes pour concevoir la structure de la serre, elle a également déployé nombre de botanistes, venus planter une variété spéciale de tomate martienne, développée par les scientifiques de la mission chinoise, capable de produire plus de fruits, plus vite, en dépit de l’ensoleillement moindre, tout en recyclant l’air de manière plus efficace. Une prouesse dont les frêles plants de haricots et de pomme de terre du module « Demeter » auraient été bien incapables.
Enfin, et j’arrêterai ici ma description technique, je vous le promets, Crater Europeis est reliée à la surface par un ensemble de câbles et de tuyaux fixés sur les parois de la caverne, permettant à la toute jeune colonie d’être approvisionnée en eau, en courant électrique tiré de panneaux solaires placés face au sud, sur les hauteurs de Mons Europeis, et d’être reliée à l’antenne de communication pointée vers le ciel, et donc, vers la Terre, pour le moment hors service, en attendant l’intervention des ingénieurs chinois.
Nous sommes rassemblés dans le hall de la colonie. La lumière y est forte, presque crue. La foule est compacte, fruit de la fusion entre le personnel du programme « Olympus » et celui de mission diplomatique chinoise, frôlant les trois-cents âmes, tout compris, si tant est que Mei en ait une. La jeune femme est debout sur l’estrade, accompagnée de Noûr, tout sourire. Volker est en retrait, assis au premier rang des dignitaires, tout comme moi et Tomas, nouveau conseiller militaire de la mission « Olympus », face à la foule, le visage absent. Il n’est plus le même depuis le décès de Felipe. Enfin, il est peut-être encore trop tôt pour le dire de manière aussi définitive, disons plutôt qu’il ne s’en est pas encore remis. Il n’a donc pas dû hésiter longtemps avant de laisser sa seconde prendre le premier rôle, d’autant plus ingrat qu’il convient de partager avec l’intraitable Mei, pour la cérémonie d’inauguration.
J’écoute Noûr prendre la parole d’une oreille distraite, bien plus galvanisé par l’énergie qui se dégage de la foule que par les mots un peu fades et surannés de la suissesse, peu habituée aux grands discours. Je balaye du regard les visages de ceux qui nous font face, et mesure à quel point tant me sont familiers. Ce sont les hommes et les femmes avec lesquels j’ai survécu à une interminable traversée l’espace à bord du Olympus I. Je n’ai que rarement cité leurs noms, hormis ceux du conseil, d’Ótavio et de Șerban, le médecin de bord, et pourtant, je les connais tous, comme on connaît par cœur le nom et le visage de ses camarades de promotion, en sortant tout juste de l’école.
Je remarque Ótavio, qui semble ému, lui aussi, son visage rond émerveillé, son regard noir emplit de bonté écarquillé, contemplant avec admiration le plafond illuminé du hall de la colonie, notre nouvelle maison.
Un peu plus loin, j’aperçois Ryu, le beau capitaine coréen qui, comme toujours, dénote du reste de la foule en bleu dans sa tenue d’un blanc immaculé.
Il porte sa longue mèche brune sur le côté, dégageant son joli visage ciselé, qui me semble étrangement tourné vers moi plutôt que vers Noûr, qui récite son discours au pupitre comme un élève de primaire récite une poésie apprise par cœur devant le reste de la classe, la boule au ventre et la voix hésitante. Je fronce les sourcils pour mieux voir. Il me regarde, j’en suis certain. Son œil noir croise le bleu du mien, et un léger sourire se dessine sur ses lèvres rondes, soulevant la discrète moustache brune qu’il arbore désormais en permanence. Je ne peux pas m’empêcher de lui rendre. Un peu charmé, je dois bien l’avouer, par le regard appuyé et plein de chaleur que me réserve le coréen à chacune de nos interactions, qu’elles soient publiques, comme maintenant, ou plus intimes. Impossible alors de chasser de mon esprit l’image du beau capitaine, entièrement nu, le cheveu encore humide et plaqué en arrière, plus noir que jamais, tentant tant bien que mal de dissimuler sa virilité au moment où il prend conscience de ma seule présence dans la salle de bain autrement déserte. Est-il vraiment nécessaire de chasser cette image de mon esprit, d’ailleurs, je n’en suis pas sûr.
Une fois le discours de Noûr terminé, c’est Mei qui prend le relai, avec, il faut bien l’avouer, bien plus de charisme. L’écart de performance est si criant qu’il en est presque humiliant pour la pauvre suissesse. Fort heureusement pour elle, Mei a la décence d’être brève, et la cérémonie prend fin quelques minutes plus tard, après un lancer de ballon et la diffusion de l’Ode à la joie, l’hymen européen, conformément à la volonté de l’Agence. La cérémonie a été filmée, et, une fois que les communications avec Bruxelles auront été rétablies, le fichier sera envoyé sur Terre pour être diffusée sur les chaînes de LiVision du continent et du monde tout entier.
Libéré de mon rôle protocolaire, je me mêle à la foule et y retrouve Ótavio, manifestement très excité à l’idée de pouvoir enfin « poser ses valises » à Crater Europeis.
- J’ai tellement hâte de pouvoir dormir dans un lit, s’exclame-t-il avec entrain, et pas sur un maudit futon à même le sol, et puis dans une chambre, aussi, avec quatre murs et une porte, et non pas dans une salle de cantine, entouré de deux-cents personnes qui ronflent à n’en plus finir...
- Je comprends ton enthousiasme, crois-moi, j’ai hâte de pouvoir y goûter, moi aussi !
En effet, il n’est pas encore question, pour ma part, d’emménager à Crater Europeis.
Moi, Volker et Tomas avons encore des choses à régler avec nos hôtes chinois. Rétablir les communications, pour Volker et Tomas. Et finaliser l’accord de coopération, en ce qui me concerne. Les progrès dans les deux domaines n’ont été que très modestes, pour le moment, et requièrent notre présence sous le dôme « Bienvenue » pendant quelques jours encore. Il aurait été bien plus contraignant de s’établir à Crater Europeis et de faire le trajet chaque matin et chaque soir entre la colonie et le dôme, puisqu’il faut revêtir la combinaison de sortie, remonter à la surface en empruntant l’ascenseur et sortir de la caverne, avant de marcher un bon quart d’heure dans le désert minéral, à la merci du vent et de la poussière en suspension, tout en veillant à repartir avant le coucher du soleil, sans faute, afin d’éviter de faire face au froid implacable de la nuit martienne. Il me reste donc quelques jours et quelques nuits à passer loin de ma nouvelle demeure. Le moins possible, je l’espère.
- Je te rejoindrai bientôt, assuré-je à Ótavio, avec un clin d’œil appuyé.
Il faudra alors se décider, une bonne fois pour toute, si nous continuons à partager notre cabine, ou si nous préférons faire chambre à part. Les instructions du docteur Vandenberghe ne sont plus très claires, à compter du moment où le voyage interplanétaire est arrivé à son terme. Et, pour ma part, le choix n’est pas fait. Si retrouver un peu d’intimité avec le gros nounours portugais n’est évidemment pas une idée déplaisante, je crois que je ne dirais pas non à une forme encore plus absolue d’intimité, certains diraient même de solitude, au moins pendant un certain temps. Il serait toujours possible, bien entendu, de rendre visite à Ótavio quand le cœur et le corps m’en dit.
Je vais y réfléchir.
J’ai encore quelques jours pour me décider.
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