LOG61_SOL22

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- Ryu - si c’est ton nom, d’ailleurs... tu ne t’appelles sans doute même pas Ryu... bref - dis-moi simplement la vérité sur un point et un seul, je ne demande rien de plus : est-ce que tu es un agent du renseignement chinois ?

- Yann, c’est un peu plus compliqué que ça...

- Et bien explique-moi, alors !

Pour quiconque ayant le privilège d’y assister, ce qui, fort heureusement, n’est le cas de personne d’autre que Ryu et moi, du moins à ce que je sache, la scène qui se déroule dans le décor spartiate, sur-éclairé et donc surexposé de la salle de bain de la station spatiale chinoise doit avoir quelque chose d’à la fois surnaturel et profondément comique. Moi et Ryu nous faisons face, l’un et l’autre presque entièrement nu, au beau milieu de la pièce, le sexe du capitaine coréen à l’air, encore un peu bandé, légèrement pointé vers moi, et pourtant, la passion a déjà quitté nos regards, nos visages se sont refermés, plein de reproche et d’incompréhension, en ce qui me concerne, tandis que lui reste sur la défensive. Se mure non pas dans le silence, mais, pire encore, dans le vague, dans le à-peu-près, dans le « tu verras », le « c’est compliqué », le « je t’expliquerai », sans jamais rien expliquer.

Nous nous disputons à voix basse, assénant chaque réplique dans un murmure envenimé, espérant ainsi ne pas alerter les agents de sécurité qui forment mon escorte, et doivent commencer à se demander ce qui m’arrive, d’ailleurs.

- Explique-moi, Ryu, répété-je d’un ton insistant, le regard intransigeant plongé dans celui, fuyant, de celui que nous avions tous pris pour un simple capitaine coréen.

- On n’a pas assez de temps pour tout se dire...

- Dis-moi l’essentiel, alors ! Je te préviens, si je n’en sais pas plus d’ici à ce que je retourne sur Crater Europeis, je te dénonce à Noûr et toi et moi, on ne se reverra plus jamais...

- Ce n’est pas ce que je souhaite... chuchote Ryu, le regard suppliant, l’air sincère.

- Mais alors parle, putain !

- Je vais essayer de faire aussi court et complet que possible, alors...

L’espace d’un instant, le coréen semble rassembler ses pensées, les ordonner, chercher par où commencer, et, enfin, se décide à me raconter son histoire :

- Je m’appelle bien Ryu, et je suis bien coréen, tout ce que je t’ai dit sur moi est vrai, entièrement, sans l’ombre d’un mensonge ou d’une approximation... Quand j’ai effectué mes études à l’université de l’amitié sino-coréenne, en Mandchourie, j’ai été approché, comme beaucoup de mes camarades de classe, par des recruteurs du Bureau 114. Ça n’avait rien d’exceptionnel, je pense que nous sommes plus à avoir été contactés que l’inverse... Les recruteurs n’avaient pas d’idée précise en tête, ils n’avaient pas de mission particulière à nous confier, ils souhaitaient simplement s’assurer que nous serions disposés, si l’occasion se présentait, à rendre à la République de Chine-unie un peu de ce qu’elle nous avait donné, en se référant à notre éducation gratuite, tous frais payés par Pékin, bien sûr...

Ryu marque une courte pause, le temps sans doute de trouver les bons mots pour annoncer la suite, forcément terrible :

- J’étais jeune, un peu paumé, et très certainement remonté envers mes parents, des coréens tout ce qu’il y a de plus nationalistes, comme beaucoup de militaires... et l’offre du Bureau n’avait pas l’air si sérieuse que ça, donc je n’ai pas réfléchi plus loin et j’ai dit que « oui, je serais prêt à rendre la pareille à la Chine, le cas échéant ». Les recruteurs m’ont remercié, m’ont serré la main et sont repartis. Je n’ai rien signé, je n’ai pas eu l’impression de donner un consentement particulièrement engageant sur le moment, et j’ai un peu oublié tout ça jusqu’à quelques années plus tard...

- Pourquoi, qu’est-ce qu’ s’est passé ? le relancé-je, l’incitant par la même occasion à aller droit au but, de peur que l’histoire ne prenne des airs de biographie complète.

- Une fois mon diplôme de pilote en poche, j’ai eu du mal à trouver un boulot, pour être honnête... La concurrence était rude, et la Corée encore une nouvelle venue sur le marché du voyage spatial, il n’y avait que peu de postes et beaucoup de candidats... Pourtant, je me suis donné à fond, j’ai du présenter mon CV dans plus de cent entreprises différentes, mais essuyé autant de refus ! Le Bureau 114 a dû s’en rendre compte, car au bout de quelques mois de recherches infructueuses, ils sont de nouveau entrés en contact avec moi, et cette fois, avec une proposition beaucoup plus concrète...

- Quoi ? m’impatienté-je, le regard sévère.

- Ils m’aideraient à trouver un poste dans une entreprise d’exploitation minière spatiale coréenne, et en échange, j’étais censé leur fournir un peu d’information sur l’activité de l’entreprise en question. Sur le coup, j’ai pensé qu’ils étaient intéressés par l’argent, par les profits que pouvait rapporter une mission minière, ou simplement par les métaux rares qui seraient rapatriés sur Terre... C’était sans doute juste une histoire de gros sous, et, après tout, qu’est-ce que j’en avais à faire, moi, que la République de Chine-unie siphonne une partie des profits ou des ressources d’une entreprise privée coréenne ? C’était même presque logique, puisque la Chine nous avait formé, qu’elle réclame une compensation !

- C’est comme ça que tu t’es retrouvé à travailler pour eux ?

- Oui, et au début rien ne laissait présager que je m’étais trompé sur leurs intentions. Je leur faisais parvenir un peu d’information récupérée sur les serveurs de l’entreprise, ils me remerciaient, parfois oralement, parfois avec un petit transfert sur mon compte en banque, et on en restait là.

A mesure que le capitaine coréen déroule son histoire, nous nous rhabillons, les gestes un peu gênés, un peu maladroits, la nudité n’étant plus vraiment appropriée vu la teneur du récit.

- Et puis, un jour, poursuit Ryu, toujours à voix basse, il y a deux-trois ans, après que j’aie effectué plusieurs missions minières avec succès, ils sont revenus à la charge, avec une nouvelle proposition. Beaucoup plus sérieuse, cette fois... D’abord, prendre le commandement d’une mission minière sur un astéroïde à proximité de Mars. Mener la mission à bien et amorcer la procédure de tour vers la Terre. Jusque-là, rien d’extraordinaire... Et puis, après quelques jours, le vaisseau souffrirait inexplicablement d’une avarie quelconque, qui rendrait le retour impossible. Et c’est là que ma mission commencerait vraiment : prendre contact avec un vaisseau européen en route pour Mars et demander un sauvetage d’urgence, qui ne pourrait m’être refusé au vu des conventions internationales en la matière. Et, une fois à bord du vaisseau européen, infecter le système de communications avec un virus informatique indétectable, stocké sur une petite clé qu’il me suffirait d’insérer dans un port quelconque de l'ordinateur central... Le virus ne porterait aucunement atteinte à l’intégrité du vaisseau en tant que tel, mais rendrait le contact impossible avec la Terre, et uniquement possible avec Huo Xing, la station de contrôle au sol chinoise située sur Mars.

- Et c’est ce que tu as fait ! La panne du système de télécommunication du Olympus I, c’était toi !

- Oui... J’ai accepté la mission, ils m’ont emmené quelques jours dans un endroit secret, en Chine, pour me placer la puce du Bureau sous la peau et me confier la clé infectée...

- Et qu’est-ce qu’ils t’ont promis en retour ?

- De l’argent... beaucoup... de quoi ne plus avoir de jamais travailler sur Terre, et m’offrir une vie à l’abri du besoin, du manque et de toute catastrophe climatique éventuelle... sur l’une de ces îles artificielles réservées aux milliardaires... Je n’en suis pas fier, Yann, mais j’ai accepté, j’ai cru que ce serait l’unique chance de ma vie et qu’il ne fallait pas passer à côté pour une question d’honneur ou de morale... Et puis, personne n’était censé mourir, il n’y avait pas de « victimes » à proprement parler, dans le plan que m’a présenté le Bureau...

A entendre les mots du coréen, quelque chose me semble ne pas tourner rond. Je ne peux donc me retenir de lancer une saillie à son égard, le regard accusateur :

- Et les membres d’équipage du Cheolseon-7 alors, ils sont quand même bien morts ?

Le visage de Ryu s’assombrit soudainement, rongé par la honte et par la culpabilité.

- Quelque chose ne s’est pas passé comme prévu, admet le capitaine coréen d’un ton grave. L’oxygène n’aurait pas dû manquer si vite... Nous n’aurions pas dû heurter cette nuée de petits astéroïdes, ça ne faisait pas partie du plan... Nous aurions simplement dû faire face à une panne moteur... Crois-moi, Yann, je t’en prie, je n’aurais jamais accepté une mission pour laquelle certains étaient censés payer le prix de leur vie... jamais !

- Mais, Ryu, il y a quelque chose qui m’échappe, dans ton histoire : qu’est-ce que ça peut bien te faire de devenir plus riche que Crésus, si au final, tu es coincé sur Mars ?

- Le Bureau 114 s’est engagé à ce que la République de Chine-unie me rapatrie sur Terre par le premier vaisseau disponible...

L’annonce du capitaine coréen me fait l’effet d’une douche froide, d’un courant d’air glacial à en figer le sang, d’un poignard à la lame gelée, enfoncé en plein cœur.

- Donc tu t’en vas, en plus ?! C’est ça que tu es en train de me dire ?!

- Non...

- Comment ça ? dis-je alors, m’efforçant tant bien que mal de dissimuler la note d’espoir que le bleu de mon iris, qui brille d’un feu nouveau, doit pourtant trahir.

- J’ai parlé avec Mei il y a quelques jours, elle m’a dit que les plans du Bureau avaient changé, et qu’ils n’étaient plus en mesure de tenir leur promesse, qu’il me fallait désormais rester sur Mars...

La cruelle sensation de vide, la douleur sourde du manque anticipé qui était née subitement au creux de mon ventre, et ce immédiatement après que Ryu ait annoncé son départ éventuel pour la Terre, se dissipe progressivement, remplacée par une quiétude un peu plus tiède, et il ne me reste alors plus qu’un doute à éclaircir :

- Ryu, si je peux te demander encore une chose... Pourquoi est-ce que tu t’es rapproché de moi ? Est-ce que ça fait partie de ta mission ?

- Pour tout te dire, pas du tout. C’est même contraire à ma mission, je ne suis normalement pas autorisé de « fraterniser avec l’ennemi », si tu vois ce que je veux dire... C’est moi, et uniquement moi, qui a décidé de t’accoster, ce jour-là, à la cantine du Olympus I, ce n’avait aucun lien avec ma mission...

- C’était juste avant, ou juste après, je ne sais pas, que tu aies infecté le système de télécommunications, pourtant, pas vrai ?

- Oui, tu as raison... J’ai dû me sentir soudain libéré du poids de ma mission, et je me suis tourné vers le visage qui m’a semblé le plus aimable, le plus séduisant, aussi... Ce n’était pas calculé, ça ne faisait pas partie d’un plan... C’était on ne peut plus sincère, Yann, et ça l’est encore, je te le promets...

Je n’ai pas le temps d’encaisser cette quantité inouïe d’information que Ryu vient de me délivrer d’une traite, sans parler des sentiments confus, parfois contradictoires, qui vont avec, que l’on tambourine déjà avec insistance à la porte de la salle de bain. Notre temps est écoulé... Ce sont les gardes de mon escorte, qui ont dû finir par trouver louche que je m’absente aussi longtemps pour un simple malaise.

Mon regard se fige, je sens un frisson me parcourir l’échine, et, alors que je reste immobile, pétrifié par la peur, ne sachant que faire, que dire, Ryu, sans prévenir, sans même réfléchir, sans doute, fait un pas vers moi et m’enfonce l’index et le majeur dans la bouche, violemment, profondément, jusqu’au fond de ma gorge, ce qui a pour effet immédiat de provoquer chez moi une nausée telle que je n’ai d’autre choix que de plonger vers le lavabo le plus proche pour rendre l’intégralité de mon dîner de la veille.

Le teint livide, verdâtre, même, sous l’éclairage froid de la barre luminescente qui surplombe le miroir placé au-dessus du lavabo, je me redresse péniblement et me tourne vers Ryu, le regard plein d’incompréhension. Le coréen me sourit, l’air si calme, si serein et si confiant que mes doutes s’envolent, malgré moi.

- Vas-y, me dit-il à voix basse, le ton assuré. Sors maintenant, et en faisant exactement cette tête, si tu peux, c’est encore plus crédible ! Fais-moi confiance, personne ne soupçonne jamais de la moindre arrière-pensée ni de la moindre conspiration celui qui vient visiblement de vomir ses tripes dans la cuvette d’à-côté...

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