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Je suis rentré à Crater Europeis avant le lever du soleil, encore sous le choc de mon court séjour sous le dôme. Noûr m’attendait, et, le visage grave, m’a demandé ce que je pouvais faire pour Volker. J’ai répondu vaguement qu’il fallait que j’y réfléchisse, mais que les choses étaient plus compliquées que ce que je nous imaginions initialement. Et c’est vrai. Mais pour une toute autre raison que celle évoquée rapidement devant Noûr, avant de prendre congé de la suissesse pour aller m’affaler sur la couchette de ma cabine, complètement lessivé par l’expérience hors du commun tout juste vécue, qui me semble désormais presque trop incroyable pour être vraie, comme un cauchemar particulièrement réaliste.
Une nouvelle pièce du puzzle m’a été révélée, cette nuit-là, par un Ryu à moitié nu et la mine sérieuse sous la lumière blafarde de la salle-de-bain du dôme, lequel n’est finalement pas un simple naufragé de l’espace, un capitaine déchu, mais bel et bien un agent des services secrets chinois ayant spécifiquement pour mission de mettre à mal le programme « Olympus ».
Mission accomplie, c’est le moins que l’on puisse dire.
Mais ce n’est pas la seule chose que je retiens de ma franche discussion, de ma dispute avec Ryu.
D’une part, le Bureau 114 n’a visiblement aucune intention de tenir ses promesses vis-à-vis du fidèle capitaine coréen. Le rapatriement sur Terre et la récompense mirobolante attendue ne semblent plus être d’actualité, balayés d’un revers de la main par Mei, sans doute accaparée par une mission bien plus importante que le sort d’un agent de l’étranger. D’autre part, autant Ryu m’a paru amer à l’égard de Mei et de la République de Chine-unie, il m’a également semblé des plus sincères me concernant. Et c’est plutôt une bonne nouvelle. Pour moi, d’abord, parce que ça signifie sans doute que je ne suis pas u simple pion dans un jeu d’échec qui dépasse mon entendement. Et pour nous tous, pour la mission « Olympus », tout autant, car si le coréen nourri un ressentiment à l’égard de notre ennemi, il serait sans doute prêt à retourner sa veste, et à travailler pour nous, pour l’Europe, et pour moi, aussi, et non plus contre les intérêts conjugués d’un continent tout entier et du conseiller juridique un peu empoté sur les bords qui semble lui avoir tapé dans l’œil.
Il y a une carte à jouer avec Ryu, j’en suis convaincu, j’ignore simplement encore laquelle.
Pour pouvoir me concentrer sur la réflexion qui m’incombe, qui m’obsède, même, j’ai demandé à Noûr de pouvoir dédier quarante-huit heures ininterrompues à la recherche d’une solution pour libérer Volker et Tomas, ce qui, en pratique, signifie que je lui ai simplement demandé la permission de rester enfermé dans ma cabine pendant deux jours d’affilé, sans que l’on ne m’y dérange hormis les quelques coups frappés à ma porte lorsque qu’on y dépose un plateau repas.
Je dois bien avouer que le chaos qui règne au sein de Crater Europeis a également participé de ma décision. Noûr a manifestement de plus en plus de mal à gérer ses troupes. Les conflits entre pros et anti-chinois se font de plus en plus virulents, de plus en plus violents, parfois, et il manque à la suissesse un soupçon de charisme et d’autorité naturellement, et, accessoirement, un véritable service de sécurité compétent pour faire régner l’ordre dans la colonie. Il paraît même qu’on en serait venu aux mains hier soir, au réfectoire, après une altercation entre Ótavio et sa clique et le reste de l’équipage, et que plusieurs membres de la mission « Olympus » auraient terminé la nuit à l’infirmerie, chez Șerban, à se faire cautériser le nez ou recoudre l’arcade. Ne pas être exposé en permanence à cette ambiance délétère et à ce déferlement l’insulte et de coups ne peut être que bénéfique à la réflexion que je m’impose.
Mieux vaut rester à l’écart de tout ça. Je n’ai jamais eu la moindre appétence pour le conflit, je ne suis pas taillé pour la guerre. Je suis bien plus à l’aise dans le monde des idées, des plans sur la comète, et ça tombe bien, car déterminer un plan d’action pour sortir Volker et Tomas des geôles chinoises est exactement ce que je dois faire, à présent.
Je me suis creusé les méninges pendant plus d’une journée. Griffonnant quelques notes, quelques ébauches de réflexion, sur un LiTab, le regard le plus souvent perdu au loin, par la fenêtre de ma cabine, parcourant le relief de la caverne dans lequel nous nous trouvons, en admirant les tons ocre, rouge et orangé qui se succèdent à la faveur de la lumière de l’aube, du jour le plus cru, du soir le plus doux, et du crépuscule. Sans réellement avancer. Les images se bousculant sans enchaînement logique dans mon esprit confus.
Les paroles de Volker.
« Ce genre d’affaire ne se règle généralement pas devant les tribunaux »
« S’il était possible de rentrer en contact avec Bruxelles, peut-être que l’Agence pourrait faire pression sur la Chine-unie depuis la Terre »
« J’ai bien peur que nous soyons en position d’infériorité, aussi bien numérique de technologique »
Et celles de Ryu.
« J’ai parlé avec Mei, elle m’a dit que les plans du Bureau avaient changé, et qu’ils n’étaient plus en mesure de tenir leur promesse »
« Je me suis tourné vers le visage qui m’a semblé le plus aimable, le plus séduisant »
Et puis soudain, un éclair de génie m’a traversé l’esprit.
Adam.
Adam.
Mais bien sûr ! Comment ne pouvais-je pas y avoir pensé plus tôt ?
Volker et Tomas ne seront pas libérés par ma simple force de conviction, si tant est que je puisse l’exprimer devant le jury d’un tribunal, même militaire, ce qui n’était même pas sûr, à en croire Volker. C’est le rapport de force entre mission « Olympus » et la Chine-unie qu’il faut changer. Le droit, quel qu’il soit, n’est bon qu’à appliquer la volonté de celui qui dispose du monopole de la violence légitime, comme le disait si bien Weber. Et pour l’instant, c’est Mei qui a toutes les cartes en main en la matière. Quoi qu’il arrive, nous devrons nous plier à sa volonté, qu’elle l’impose par la force la plus brutale, la plus arbitraire, ou qu’elle la déguise sous les traits d’une réaction on ne peut plus légitime, on ne peut plus civilisée, à un accord soi-disant bafoué par la partie adverse.
Ça ne peut plus durer.
Il faut renverser la vapeur. Et pour ce faire, il n’y a pas de solution miracle, il nous faut de l'aide extérieure. Et puisque nous ne pourrons la trouver à Bruxelles, il faudra la chercher sur place. Qui de mieux placé, dans ce cas, que Adam, qui, je l’espère, éprouve encore pour moi suffisamment de loyauté, si ce n’est d’amour, pour accepter de voler à mon secours. Avec le soutien des Etats-Unis, nous pourrions faire reculer la Chine, qu’elle libère Volker et Tomas et quitte le secteur européen, une bonne fois pour toute, si on a de la chance, et sinon, au moins temporairement, le temps pour nous de remettre un peu d’ordre dans la mission « Olympus », de rétablir le contact avec Bruxelles, peut-être même de demander des renforts.
Il ne reste plus qu’à trouver un moyen de prendre contact avec la mission « Salvare », avec Adam. Impossible de le faire par l’intermédiaire de nos systèmes de télécommunication, infectés par Ryu pour ne plus être capables que de communiquer avec la Chine.
Mais après tout, la solution à ce problème est peut-être à chercher du côté du capitaine coréen, justement. Ce dernier n’est-il pas, au final, un excellent agent secret, capable de réussir une mission aussi complexe que celle qu’il m’a exposé l’autre jour, et qui se retrouve aujourd’hui frustré par son employeur actuel, et, par ailleurs, en pince un peu pour ma personne ? N’y a-t-il pas là quelque chose à faire, une faille à exploiter ? Un esprit de revanche que nourrit sans doute le coréen à l’égard de la Chine ?Et peut-être l’affection qu’il me porte, les sentiments, encore naissants, certes, mais d’autant plus puissants et aveugle, qu’il éprouve à mon égard ? Si, à mon plus grand regret, ni l’un ni l’autre n’étaient suffisant pour convaincre le coréen de retourner définitivement sa veste, nous pourrions toujours lui promettre un rapatriement sur Terre, ce que Mei se refuse à lui accorder...
Redoak Mons, la colonie américaine où vit actuellement Adam, n’est située quelques encâblures. Une semaine de trajet au sol, tout au plus, avec un rover suffisamment puissant. Pourquoi ne pas aller directement frapper à la porte de l’américain, et lui demander son aide ?
Il faudrait que je sois de la mission, bien évidemment, afin de pouvoir convaincre Adam en personne, une fois sur place, d’apporter son soutien à la mission européenne. Et il serait sans doute judicieux que Ryu m’y accompagne. Parce que je ne peux pas faire le trajet seul, d’une part, ce serait trop risqué, et je ne suis pas un pilote, même si un rover martien n’est sans doute pas si différent d’un e-truck comparable à celui que je conduisais sur Terre. Et puis, d’autre part, parce qu’il n’est pas question que Crater Europeis se vide trop visiblement de ses habitants déjà si peu nombreux, nous serions bien trop vite repérés par les sbires de Mei qui traînent régulièrement aux alentours de la colonie européenne.
Une mission discrète, en tandem, moi d’un côté, l’ancien petit ami d’Adam, et Ryu de l’autre, l’ancien espion repenti et converti à notre cause commune, chargée de relier Crater Europeis et Redoak Mons en rover sans que Mei et la Chine ne s’en aperçoivent, et de revenir quelques semaines plus tard accompagnée de la force de frappe américaine, pour rétablir l’équilibre entre la mission « Olympus » et l’occupant chinois.
Voilà mon plan.
Voilà ce que je propose.
Il ne me reste plus qu’à convaincre Noûr. Et Ryu, bien sûr...
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