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« CODERED »
Il n’aura fallu que quelques minutes à Noûr pour m’accorder sa confiance pleine et entière, et pour baptiser le plan pourtant totalement délirant que je venais tout juste de lui proposer, d’un nom que je trouve, ma foi, plutôt approprié.
Il faut se rendre à l’évidence. Nous sommes bel et bien à court d’options raisonnables.
Par la suite, pendant plusieurs heures d’affilée, enfermés dans le bureau de la suissesse, Noûr et moi-même avons fait la liste des différentes étapes de notre plan. D’abord, convaincre Mei de laisser Ryu quitter le dôme « Bienvenue » pour s’installer à Crater Europeis. Ensuite, faire en sorte que Ryu accepte l’offre de collaborer avec la mission européenne. Que ce soit en mobilisant la soif de vengeance, les sentiments naissants du coréen à mon égard, ou son simple instinct de survie, en lui offrant la perspective d’un rapatriement sur Terre par Olympus I, au premier moment opportun. Par la suite, lancer l’opération « CODERED », en mobilisant l’un des petits rovers d’exploration du programme « Olympus » pour nous élancer, Ryu et moi, vers Redoak Mons. Et enfin, une fois arrivés à la colonie américaine, convaincre Adam d’envoyer la cavalerie lourde vers le secteur européen pour en déloger l’occupant chinois. Là encore, il s’agira de trouver le bon angle, flatter l’égo américain, faire valoir notre relation passée, peut-être même offrir la perspective d’un réalignement stratégique sur Mars, d’une alliance euro-américaine plus durable, à voir, en fonction de l’état d’esprit de Adam et des grands pontes de la mission « Salvare », que nous ne pourrons évaluer qu’une fois sur place.
Bref, tout ce qu’il y a plus simple...
Le plan comporte d’innombrables failles, et plusieurs grandes inconnues, j’en suis pleinement conscient.
Ryu pourrait nous dénoncer immédiatement auprès de son employeur actuel. Nous aurions également vite fait de périr pendant notre périple entre Crater Europeis et Redoak Mons. Une panne. Un accident de rover. Une tempête de sable. Un nuit plus froide que la moyenne. Un dysfonctionnement du générateur d’oxygène du rover d’exploration. Les raisons d’y rester ne manquent pas... Et puis, si nous avons la chance de parvenir jusqu’à la colonie américaine, rien ne nous dit que Adam et ses subordonnés seront à même de nous aider. Peut-être nous refuseront-ils poliment l’assistance quémandée, trop prudents pour se mêler des affaires de la Chine. Et qui sait, peut-être Adam me regardera-t-il avec un visage mêlé de pitié et de dégoût, trouvant ma démarche pathétique, tout comme ma présence sur le sol de cette colonie américaine qui aurait aussi dû être la mienne, la nôtre, il y a plusieurs années de cela.
Reste que ce qui me fait le plus peur, dans tout ça, c’est le tout premier obstacle.
Mei.
Convaincre la chinoise de laisser Ryu rejoindre Crater Europeis me semble être l’étape la plus effrayante et la plus incertaine de toutes, ce qui en dit long sur la terreur et le manque de confiance absolu que j’éprouve pour le personnage. Heureusement, pour moi, en tout cas, c’est Noûr qui s’y collera. La suissesse jouit d’une relation privilégiée, bien que largement asymétrique, avec son homologue chinoise. S’il y a bien quelqu’un ici qui puisse convaincre Mei de quelque chose, ne serait-ce que de lui accorder un peu de temps et d’attention, c’est bien Noûr, et uniquement Noûr.
Nous avons déterminé notre modus operandi. Noûr et moi nous rendrons sous le dôme au petit matin, elle pour demander une audience en tête-à-tête avec sa majesté Mei, première du nom, et moi dans le (faux) espoir de voir mon « client » putatif, Volker, une seconde fois. La demande de Noûr sera acceptée, la mienne refusée, comme de bien entendu. Et, alors que la suissesse œuvrera à persuader la chinoise de l’avantage pour la Chine de se débarrasser de Ryu, lequel « serait pourtant d'une grande utilité pour la mission européenne, en manque de bras », j’aurais pour tâche de retrouver le capitaine coréen, sans doute oisif, comme à son habitude, errant quelque part dans le réfectoire du dôme, et d’user de tous mes charmes pour le convaincre de venir poser ses valises à Crater Europeis, et avoir ainsi la chance de poursuivre nos explications, et peut-être même notre histoire. Ainsi, une fois Mei et Noûr sorties du bureau de la diplomate, ce dernier affirmerait haut et fort que c’est en effet son désir le plus cher que de s’engager auprès de la mission « Olympus », pour rendre la pareille à l’Europe, à qui il doit la vie, finalement, depuis le sauvetage du Olympus I, aux confins de l’espace.
Encore une fois, tout ce qu’il y a de plus simple...
Et le plus fou, le plus incroyable, dans tout ça, c’est que c’est exactement comme ça que ça s’est passé. Noûr et moi avons déroulé notre plan, à la virgule près. Pas de protestation de Mei, pas d’hésitation de la part de Ryu, pas un seul accroc dans la première étape du plan « CODERED ». Je n’en reviens tout simplement pas.
Quand la porte de l’ascenseur se referme enfin sur le désert rouge de la plaine qui sépare le dôme « Bienvenue » de l’entrée de la caverne de Crater Europeis, nous laissant seuls, moi, Noûr, et Ryu -fraichement recruté par la mission « Olympus », sans qu’il sache toutefois pourquoi – enfin à l’abri du regard de Mei et de ses sbires, je prends un longue, profonde inspiration, soulagé. Le cœur léger. L’esprit en pleine ébullition. Noûr, de son côté, ne peut se retenir de pousser un petit cri d’excitation, largement étouffé, toutefois, par le casque de sa combinaison.
Ryu nous dévisage, l’air surpris. Le pauvre ne sait pas quoi il vient de s’embarquer...
Pour autant, le coréen n’est ni naïf, ni stupide, loin de là, il comprend donc assez rapidement que Noûr et moi avons quelque chose derrière la tête. Sans doute l’avait-il déjà compris au moment où je suis venu lui parler dans la cafétéria du dôme, multipliant les œillades et les sourires aguicheurs, ce qui n’est pourtant pas spécialement dans mes habitudes... Il est donc tout naturel et pas franchement surprenant que, une fois la porte de ma cabine refermée derrière nous, après que Noûr ait pris congé de notre présence, s’en retournant aux affaires pressantes de la colonie, nous laissant seuls, loin des regards et des oreilles indiscrètes, Ryu ne perd pas de temps et me demande tout de suite ce qui se trame :
- Yann, qu’est-ce que vous mijotez, toi et Noûr ?
Je ne résiste pas longtemps à son beau regard noir, plus inquisiteur que jamais, et à sa jolie bouche ronde qui fait la moue, impatiente, signe qu’il attend de moi une réponse immédiate et, plus important encore, franche.
Inutile, donc, d’y aller par quatre chemins.
Les charmes du beau coréen font effet, et ma pudeur, ma prudence, aussi, s’envole aussitôt. Je lui dévoile alors l’intégralité du plan. Ma longue conversation avec Noûr. Notre volonté de renverser le rapport de force avec les chinois après l’arrestation de Volker et de Tomas. Notre ambition de rejoindre Redoak Mons par voie terrestre, pour convaincre les américains de nous apporter leur aide, et surtout, que ce soit lui, Ryu, et moi, qui nous nous y collions, l’espion et le juriste, formant ainsi un parfait binôme. Je ne lui épargne aucun détail. Je ne cache aucun aspect du plan, n’en occulte pas les dangers, ni les enjeux réels, faisant le pari de la sincérité, de la transparence la plus totale, et espérant de tout cœur que le beau coréen ne me trahisse pas, nous nous trahisse pas, et qu’il s’abstienne de rapporter sur le champ nos intentions aux services secrets chinois, avec le zèle que l’on attend ordinairement d’un agent de renseignement.
Il y a peut-être un seul détail que je ne lui révèle pas, ou plutôt, que je choisis volontairement d’omettre, c’est le fait que le chef de la colonie américaine vers laquelle nous nous dirigerons n’est nul autre que mon ancien petit-ami. Donner cette information à Ryu ne jouerait pas en notre avantage. Je ne souhaite pas que le coréen croie que je m’embarque dans une mission suicide dans le seul espoir de récupérer mon ex. Ce ne serait bon ni pour le bon déroulé de l’opération, ni pour notre relation. D’ailleurs, il serait inutile de l’alerter à ce sujet, l’omission en question est somme toute plutôt honnête, car il ne s’agit pas du tout de ça. En observant, que dis-je, en admirant le beau visage du coréen, qui me regarde avec intensité, je me rends compte que suis autrement plus excité par la perspective d’effectuer le trajet avec Ryu que par celle de revoir Adam. Pour l’instant, donc, mes sentiments naissants pour le coréen ne font pas l’ombre d’un doute.
Mon explication détaillée du plan « CODERED » a pris un certain temps. Et pourtant, Ryu ne m’a jamais interrompu. J’ai parfois lu dans son regard sombre une forme d’interrogation, d’incompréhension, même, souvent dissipée au bout de quelques phrases et éclaircissements supplémentaires de ma part. J’ai décelé quelques amorces de sourire sur ses jolies lèvres que j’ai souvent du mal à quitter des yeux, notamment au moment où j’ai évoqué le fait que nous effectuerions la mission en seul à seul, lui et moi, et qu’il faudrait cohabiter pendant quelques jours dans un petit rover d’exploration, ne laissant que peu de place à l’intimité. Et, au final, j’ai dû être suffisamment convaincant pour gagner la confiance, et peut-être même le cœur du beau coréen, qui, pour seule et unique réponse, s’est fendu d’un sobre « je te suis », avant de se précipiter vers moi pour m’embrasser avec une fougue inégalée, totalement inédite, me dévorant littéralement la bouche de la sienne, ses bras puissants emprisonnant mon torse dans une étreinte intense, au point que j’en devienne tout rouge, aussi bien piqué par la timidité que par le désir ardent que j’éprouve à l’égard du capitaine en combinaison blanche.
- Il faudra que Șerban retire la puce que le Bureau t’a placé sous la peau, dis-je dans un chuchotement ému, alors que nos lèvres se quittent enfin, l’espace d’un court instant. Les chinois ne doivent pas pouvoir te localiser, lorsque nous serons en chemin pour Redoak Mons...
En guise de réponse, Ryu abaisse la fermeture éclair de sa combinaison de quelques centimètres, juste assez pour découvrir son torse puissant, dont l’odeur suave provoque en moi une irrépressible bouffée de désir. Machinalement, le beau coréen passe un doigt sur la peau couleur miel de sa poitrine, à l’endroit exact où se trouve la minuscule ridule qui marque l’emplacement de la puce, et, le visage grave et l’œil brillant, acquiesce en silence.
Le regard plongé l’un dans l’autre, sans prononcer le moindre mot, nous nous faisons quelques pas de côté pour s’assoir lentement sur le rebord du lit.
Nos lèvres se retrouvent à nouveau. Elles ne se seront pas quittées longtemps.
Cette fois, notre baiser est plus doux, plus retenu que le précédent, et peut-être plus beau encore, plus bouleversant. D’un geste tendre, délicat, Ryu caresse ma joue de sa paume tiède, avant de prendre mon visage entre ses mains, avec toutes les précautions du monde, et sans jamais cesser de m’embrasser, sa bouche ronde pressée contre la mienne.
Petit à petit, la fermeture éclair de nos combinaisons descendent vers le sol, découvrant nos corps enflammés de désir, sans que l’on se presse, toutefois, prenant le temps de savourer la douceur de cette première vraie étreinte dans le confort et l’intimité d’une pièce plus propice aux épanchements de ce type, et, détail important, sans la présence intimidante d’une flopée d’agents de sécurité de l’autre côté de la porte. Une fois entièrement débarrassés de nos combinaisons, quasiment nus, assis en tailleur sur le lit une place, nos entrejambes encore dissimulés par les sous-vêtements blancs et sobres, dénués de la moindre fantaisie, imposés par nos missions respectives, nous nous pressons l’un contre l’autre. Je dépose un baiser sur sa joue, dans son cou, sur la petite ridule de son pectoral où se trouve la puce chinoise, par défi, et descends lentement vers son entrejambe, visiblement enflé sous l’effet de l’excitation. Par la fenêtre, on peut apercevoir le soleil finir sa course sur les parois ocre de la caverne, en quelques tâches orangées, à l’intensité faiblissante.
La nuit ne va pas tarder à tomber sur Crater Europeis.
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