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Sans le moindre signe de vie de notre part pendant l’intégralité de la mission « CODERED », Noûr n’a eu ni le temps, ni la présence d’esprit de planifier de quoi célébrer le jour de notre victoire. On ne peut pas lui en vouloir. Après tout, il était permis de douter de notre réussite, et bien plus difficile encore d’en estimer la date. Et puis, on peut toujours compter sur la bonne volonté et l’enthousiasme collectif quand il s’agit d’organiser une célébration express. Depuis ce matin, Crater Europeis est en ébullition. Les équipes techniques se relayent sans relâche pour mettre la salle principale du réfectoire en condition pour accueillir l’ensemble du personnel de la mission « Olympus », y compris Volker et Tomas, ainsi que quelques dignitaires de la mission « Salvare », désormais alliée des européens sur Mars.
En attendant que les préparatifs touchent à leur fin, Noûr a réuni le conseil dans son bureau. Ou bien est-ce de nouveau le bureau de Volker ? D’ailleurs, n’est-ce pas Volker qui aurait dû convoquer le conseil ? Tout cela n’est pas encore très clair, ni pour moi, ni pour les autres. Il était donc d’autant plus urgent et nécessaire de nous réunir pour faire une mise au point.
Nous nous sommes assis autour de la large table ronde, Noûr, Volker, Tomas et moi. Et Ryu. Par rapport au conseil originel, celui qui s’est réuni pour la première fois dans le cockpit du Olympus I, deux personnes manquent à l’appel. Felipe, bien sûr. Et Polona, déployée pour le moment au sein d’une équipe technique, en attendant le début des missions d’exploration autour de Crater Europeis, dans lesquelles la jeune pilote jouera un rôle clé. Le capitaine coréen, fort de son rôle dans la mission « CODERED », a été convié pour l’occasion. L’ambiance est bon enfant, légère et détendue. Noûr, en particulier, est radieuse depuis la veille. L’œil rieur, elle ouvre la discussion avec entrain, assumant naturellement le rôle de « leader » dans lequel la jeune femme s’est indéniablement affirmée lors des dernières semaines, en l’absence du commandant :
- Hé bien, quel bonheur de vous retrouver, tous ! Je suis tellement soulagée que nous soyons enfin parvenus à nous défaire de ce foutu cauchemar dans lequel nous étions plongés depuis notre arrivée sur Mars ! Et je suis tout particulièrement heureuse de vous revoir parmi nous, Volker et Tomas, sains et saufs, en bonne santé... J’ai eu si peur pour vous... On a tous eu si peur pour vous...
- Merci de nous avoir sortis de là ! lance un Volker un peu raide d’un ton solennel, le regard gris plein de reconnaissance.
- C’est Yann qu’il faut remercier, précise la suissesse en m’adressant un large sourire, c’est lui qui a élaboré le plan et l’a exécuté sans la moindre faute, avec l’aide du capitaine Lim-Taek. Ce sont eux, les véritables héros, dans l’histoire !
- Vous pouvez m’appeler Ryu, insiste le beau coréen, avec une légère moue gênée.
Le groupe marque une courte pause, échange quelques regards bienveillants, prend le temps de savourer cette victoire, sur Mei, sur la Chine-unie, sur le destin, aussi, dans ce combat de David contre Goliath, avant que Noûr ne reprenne de plus belle :
- Volker et moi nous sommes longuement entretenus après sa libération, et nous avons décidé ensemble d’une série de changements qui seront portés à l’organisation de la mission « Olympus », certains qui vous concernent directement, qui nous concernent tous, d’ailleurs, et d’autres qui vont affecter notre travail de manière plus globale. Volker, je te laisse commencer avec ce qui est peut-être la nouvelle la plus importante ?
- Avec plaisir ! répond le grand blond, du tac-au-tac. Noûr et moi avons d’abord réfléchi à l’avenir du commandement de la mission « Olympus », et nous avons décidé la chose suivante : Noûr va rester à la tête de Crater Europeis. Pendant cette période difficile, elle a démontré avec brio qu’elle en était largement capable de garder son sang-froid et de gérer ses équipes avec autorité et humanité. Pour ma part, je reste toujours le commandant officiel de la mission, mais je vais me concentrer sur les opérations d’exploration de notre secteur. Je reprendrai Polona comme ma seconde, et ce dès cet après-midi. Nous lanceront la première expédition d’ici une dizaine de jours, le temps de préparer les machines et les esprits à la nouvelle réalité...
- Et nous ne sommes pas les seuls dont le rôle va être amené à évoluer dans les jours et les semaines qui viennent, poursuit Noûr. Yann, tu nous as tous bluffé par ta capacité à élaborer une plan complexe et à le mener à bien, en convainquant les américains de nous venir en aide. Tu as fait tes preuves en matière de diplomatie, et c’est pour cela que nous avons décidé de te nommer conseiller diplomatique de la mission « Olympus ». Tu seras désormais en lien direct avec la Terre, avec la mission « Salvare », et, quand les choses se seront calmées, avec la personne qui sera nommée par la mission chinoise pour remplacer notre regrettée Mei Chen...
Je me surprends à rougir en écoutant l’éloge dithyrambique que de la jolie brune et nouvelle cheffe officielle de la colonie me réserve. Et je dois bien avouer que je ne suis pas mécontent de ce changement de titre et de rôle. Il me permettra de revoir Adam plus souvent, ce qui me semble être une nouvelle bienvenue. Nous avons encore tant à nous dire, lui et moi. Je n’ai pas envie que nos interactions s’interrompent définitivement quelque jours seulement après nous être retrouvés, à l’autre bout de l’espace. Et puis, quelque part, il y a ce prestige qui accompagne tout ce qui touche à la diplomatie, qui n’est pas sans flatter mon égo. J’accepte donc sans hésiter, d’un hochement de la tête faussement détaché.
- Pour ce qui est du capitaine Lim-Taek, reprend Volker, enfin... excuse-moi... pour ce qui est Ryu ! Noûr et moi pensons que tu ferais un excellent chef de la sécurité sur Crater Europeis. Nous n’avons pas de personnel dédié, pour le moment, à cette mission pourtant cruciale... Tu as, si je comprends bien, une certaine expérience de l’appareil de renseignement chinois, ce qui nous sera indéniablement utile dans les années à venir...
- En effet, ajoute Noûr, le dôme « Bienvenue » va devenir un centre de coopération scientifique tripartite entre l’Europe, la Chine-unie et les Etats-Unis, sur proposition de la directrice de notre Agence, l’inimitable Cecilia Dimitrova, avec laquelle Volker et moi avons pu nous entretenir par l’intermédiaire des systèmes de communication américains. Nous avons eu la confirmation que l’offre serait acceptée par les chinois et les américains, qui détacheront un nombre limité de personnel invités sur le sol européen pour mener à bien des missions scientifiques. Il s’agira forcément d’un lieu sous haute surveillance, où les membres des trois missions se retrouveront régulièrement, il s’agira donc de garder un œil sur les mouvements des uns et des autres pour éviter que nous nous rendions trop vulnérables aux indiscrétions de nos futurs collègues et amis. J’espère que tu accepteras, Ryu, de rester avec nous, et de continuer à servir la mission « Olympus » comme tu l’as si bien fait jusqu’à présent...
C’est fortement éluder un élément clé des derniers mois et fortement minimiser le rôle de Ryu dans la rupture des communications avec Bruxelles que de dire ce que Noûr vient d’affirmer avec une conviction si inébranlable en apparence, mais il faut croire que l’heure n’est pas aux reproches ou à la rancune. Rien ne sert de ressasser le passé, il faut aller de l’avant. Ryu, le visage rayonnant et l’œil noir et brillant, imite la sobriété avec laquelle j’ai accepté ma nouvelle mission, et acquiesce poliment.
- Excellent, se félicite Noûr. Et pour terminer, Tomas, tu imagines bien qu’en tant qu’ingénieur en chef de la mission « Olympus », tu seras largement impliqué dans ce programme de coopération scientifique. Si tu l’acceptes, tu en seras nommé le directeur, pour un an. La direction changera chaque année, tournant d’une mission à l’autre, pour des raisons d’équité et d’équilibre entre puissances coopérantes. Tu aurais donc l’honneur d’ouvrir le bal de cette rotation... Et bonne nouvelle : tu n’auras plus à t’inquiéter du rétablissement du contact avec Bruxelles ! Les chinois ont accepté, il y a quelques minutes à peine, de faire enfin avancer les choses, et le contact devrait être rétabli d’ici la fin de la journée !
La réunion s’achève sur cette note positive, consécration d’un peu plus d’un mois d’efforts techniques, diplomatiques et militaires pour redonner à la mission « Olympus » le contrôle de son propre destin. Nous sortons du bureau de Noûr le sourire aux lèvres et la poitrine gonflée de fierté et d'espoir, avec une foi nouvelle en notre rôle de colons européens sur Mars.
Quelques heures plus tard, nous étions de nouveau réunis, cette fois dans le réfectoire de Crater Europeis, en présence de la colonie toute entière, et d’un groupe d’invités d’honneur dépêchés par la mission « Salvare ».
Adam en tête.
L’américain, toujours aussi séduisant dans son uniforme de néoprène rouge, le poil blond et le sourire éclatant, le torse bombé et largement évasé, discute avec Ryu, lequel est, à mes yeux, tout aussi beau, dans sa combinaison blanche dont la fermeture légèrement abaissée laisse entrevoir quelques centimètres carrés de sa peau couleur miel, une paire d’épaisses mèches brunes tombant devant son visage ciselé. Le coréen semble être définitivement passé outre la rivalité initiale qui l’a opposé à mon ex. J’ai même l’impression qu’ils pourraient devenir de bons amis. Peut-être ne faut-il pas trop rêver... D’ailleurs, est-ce réellement souhaitable ? Il serait sans doute un peu gênant, voir même franchement désagréable, que Ryu finisse par tomber sous le charme du bel américain et par lui trouver plus de qualités qu’à moi-même.
Détournant un instant l’attention de ce duo aussi improbable qu’appétissant, je passe la foule en revue, et tombe sur le visage rond et barbu de Ótavio, mon ancien VandenBuddy, qui m’adresse un regard à la fois bienveillant et dénué de tout sous-entendu, que je ne saurais m’empêcher de qualifier « d’amical ». Ça me semble être juste, et justifié. Lui et moi n’avons plus grand-chose à nous dire, mais on ne peut pas nier avoie partagé de bons moments, lors du voyage entre la Terre et Mars. Rien ne sert d’en effacer la trace de nos souvenirs communs. J’espère que nous pourrons avoir de bons rapports, et, pourquoi pas, un jour, redevenir de bons amis. La mission « Olympus » ne compte que trois-cents âmes, pas de quoi s’éviter l’inconfort de recroiser ses anciens partenaires et devoir trouver un moyen de coexister, pas seulement pacifiquement, mais agréablement.
Soudain, la voix de Noûr résonne dans la pièce, largement amplifiée par un micro.
« Mes chers amis, vous avez d’ores et déjà réservé un accueil digne de ce nom à notre commandant, Volker, à notre ingénieur en chef, Tomas, et à nos invités américains, et notamment au marshal Adam Scott, qui a coordonné l’effort de la mission « Salvare » pour nous venir en aide. Encore un fois, mesdames, messieurs, nous vous remercions du fond du cœur pour votre courage et votre générosité. Toutefois, si vous me le permettez, j’aimerais maintenant inviter quelqu’un d’autre à prendre la parole. Quelqu’un que tous, ici, connaissons, et dont nous n’avons pas eu la chance d’entendre la voix ni de voir le visage depuis... un sacré bout de temps, dirons-nous ! Je ne suis pas du genre à gâcher une surprise, je vous laisse donc en compagnie de cette invité mystère... »
D’un seul coup, alors que Noûr termine à peine sa phrase, l’éclairage du réfectoire se coupe, et la salle est plongée dans le noir. Une rumeur parcoure la foule, autrement remarquablement silencieuse. Et, comme sortie de nulle part, projetée sur un grand mur blanc, une image apparaît.
Et une voix.
Celle d’une femme, petite, fluette, les cheveux courts, plus courts encore que dans mon souvenir, un peu trop courts, même, sans doute, bien que l’effet recherché ne soit sans doute pas esthétique, mais plutôt purement pratique.
Cecilia Dimitrova.
Directrice de l’Agence spatiale européenne.
Il s’agit d’un message vidéo enregistré, puisqu’il n’est pas possible de s’entretenir en direct avec la Terre. Mais c’est le premier message que nous recevons notre planète-ère depuis plusieurs mois. L’émotion est donc vive, palpable, dans la foule compacte assemblée dans le réfectoire :
« Crater Europeis, ici Bruxelles. Il serait bien difficile pour moi de décrire ce que je ressens en m’adressant à vous, aujourd’hui, après une si longue attente... Un mélange de soulagement, de fierté, de bonheur, aussi, un bonheur pur, simple, primaire, celui de vous savoir vivants, et pas seulement vivants, mais bien installés sur Mars, presque d’authentiques martiens, déjà, sans doute pas tout à fait encore. Je me garderai bien de faire un long discours. Pas maintenant. Ce n’est pas dans mon habitude, et plus le message sera long, plus il mettra du temps à vous atteindre. J’ai quelque chose d’autrement plus important à vous dire que de vous exprimer ma gratitude. Je sais que vos proches vous manquent terriblement. Vous en êtes privés depuis trop longtemps, déjà. Nous en avons fait notre priorité numéro un. D’ici quelques heures, vous recevrez chacun un message individuel, collecté par nos équipes auprès de vos familles, de vos amis respectifs. Nous espérons qu’ils vous mettront un peu de baume au cœur, et vous donneront la force de continuer à vous battre pour faire vivre la présence européenne sur Mars. Crater Europeis, je vous dis à très bientôt. Nous ne serons plus jamais si longtemps sans nouvelles les uns des autres. Vous en avez ma parole »
La bougresse aura presque réussi à me faire monter les larmes aux yeux. En l’écoutant, je prends soudain conscience du vide immense laissé par l’absence prolongée de contact direct avec mes parents. Les événements se sont si vite enchainés, et avec une intensité telle, je n’ai pas vraiment eu le temps de m’en rendre compte. Et pourtant, le manque est bien réel, perceptible, comme une sensation de vide, au creux de mon ventre. Je me réjouis de pouvoir enfin lire leurs mots, peut-être même voir leurs visages, y discerner une nouvelle ride, ou pas, et, peut-être plus encore, entendre le son familier, si rassurant, si apaisant, de leurs voix qui se chamaillent.
A la tombée de la nuit, la célébration s’achève, et Ryu et moi nous en retournons dans ma cabine, qui sera désormais la nôtre. En chemin, Ryu me demande, d’un ton clair :
- Tu es content de ton nouveau poste ?
- Euh oui... réponds-je, quelque peu étonné par la question, le fait de devenir conseiller diplomatique ne me paraissant pas, d’un point de vue personnel, l’élément le plus notoire de la journée.
- Tu vas revoir Adam souvent, tu penses ?
- Je ne sais pas, à vrai dire... mais je suppose que oui. Est-ce que ça t’embête ?
- Non... enfin, un peu... je m’y habituerai, j’imagine...
Le beau coréen se renfrogne légèrement en prononçant ces mots. Comme quoi, Ryu n’est pas encore passé au-dessus de sa jalousie envers Adam ! Il a donc pris sur lui et parfaitement joué la comédie, lors de la réception de ce soir, alors qu’il discutait avec le marshal de Redoak Mons comme s’il s’agissait d’un bon ami, un ancien camarade de mission. Je ne devrais pas être si surpris que ça : après tout, mon petit ami est un ex-agent secret. Pas étonnant qu’il sache donner le change et dissimuler ses émotions quand il le faut. J’espère, toutefois, que cette capacité à présenter une façade aimable tout en éprouvant des sentiments contradictoires n’entravera pas notre relation dans les mois et les années à venir. Qu’il se sentira toujours suffisamment en confiance pour faire tomber le masque devant moi.
L’avenir le dira.
Pour l’instant, le moment est venu de convaincre le beau coréen qu’il n’a pas à être jaloux de Adam, en me déshabillant devant ses yeux noirs, pleins de défi, en embrassant sa bouche ronde, étirée en un large sourire, et en lui faisant cadeau de mes lèvres, de mes mains, de mon corps, et de mon attention toute entière, toute la soirée, toute la nuit durant.
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