Une étrange rencontre
Un être humain qui vieillit, transporte avec lui des souvenirs, des rencontres, des images.
Cette idée germait dans ma tête alors que je m'asseyais sous de magnifiques platanes du Cour de ce joli village du sud-ouest. Le soleil du matin se démultipliait au sol à l'infini, en poudroiements lumineux et le vent léger et tourbillonnant prenait un malin plaisir à jouer avec quelques larges feuilles abandonnées.
Un livre de poésies dans les mains, mes lunettes de vue vissées sur les yeux, j'observais à la dérobée un homme âgé. Assis sur un banc public en bois peint de couleur vert foncé aux larges pieds de métal, identique au mien, il portait un costume sombre et usé, à fines rayures. Il semblait flotter à l'intérieur et son cou maigre et plissé ne remplissait pas le col de sa chemise au tissu un peu jaunâtre et élimé.
Je me focalisais un instant sur ses mains noueuses. Elles s'agrippaient à la courbure d'une canne de bois clair vernissé qui se prolongeait droite et verticale en prenant appui au sol entre des pieds chaussés d'un cuir noir et montant, couvert d'une fine poudre blanche. L'objet dans sa rectitude tranchait avec l'allure générale du vieil homme qui semblait tordu, noué, rouillé comme un épouvantail perclus de rhumatismes.
Alors j'imaginais quelle vie mouvementée avait à ce point tourmenté la carcasse de ce personnage.
Ses mains semblaient indiquer qu'il travaillait souvent avec des outils. Les rides et le teint halé pouvaient par contre laisser à penser qu'il avait voyagé peut-être sur un grand voilier, un chalutier ou bien encore sur un navire de la marine marchande. Comme pour confirmer, il portait une sorte de casquette blanche aux reflets bleutés, avec une visière plastifiée surmontée d'un écusson à l'effigie d'une amarre enlaçant une ancre.
Dans ses yeux, je croyais lire, même à cette distance, comme une étrange lumière. Il se dégageait de ce regard, cette sorte d'étincelle de vie, d'intelligence, de curiosité et je crois, une véritable sagesse acquise au-delà de bien des horizons. Sa bouche penchait de travers et lui déformait un peu la face, si fascinante. Sans doute, l’emplacement d’une cigarette, roulée avec les doigts ou sur la cuisse d'un geste sûr, ou encore une bouffarde que l'on tient d'une seule main pour la réchauffer par grand vent, la nuit sous les étoiles.
Mais sans doute n'avait-il jamais bourlingué sur les océans ou arpenté des terres lointaines sous d'autres latitudes. Sagement, si l'on peut dire, résida-t-il dans cette magnifique région de l'Ariège à conduire des vaches à travers les contreforts des Pyrénées, faits de pâtures traversées par des gaves rieurs et rapides. J'imaginais le bruit des cloches pendues au cou des belles "dames", résonnant à distance comme pour signaler leur présence.
Alors je devinais l'homme plus jeune, assis sur une souche, dominant le relief, entre terre et ciel, avec un chien de berger australien à ses pieds pour lui tenir compagnie et veiller sur lui. En contrebas, dans le creux de la vallée, l'eau traçait sa route sinueuse.
En lisière de bois, on décelait parfois quelques agitations provoquées par un renard, une pie ou une grive, un busard ou un vautour à l'ouvrage. Des senteurs de fleurs des champs se glissaient dans les narines auxquelles s'ajoutait insidieuse la moisissure de giroles, de cèpes ou de trompettes de la mort.
Mais depuis un instant, mon imagination se refrénait.
Un goût métallique de sang m'envahit la bouche. Car l'homme assis sur le banc me semblait tout à coup beaucoup moins mousse, baroudeur ou berger. Un tatouage en forme de poignard apparaissait par moment au niveau de l'un de ses poignets, quand les manches glissaient en retrait. Je voyais une boursouflure importante qui poussait sur l'un des pans de la veste à revers croisée, au droit de l'aisselle gauche, faisant penser à un pistolet ou un révolver.
Alors, j'acquis la pénible impression de dévisager une sorte de parrain. Je jetai un œil périphérique, cherchant sans y paraître quelques hommes de main en surveillance. Non, je ne voyais rien. Mes regards semblaient par contre indisposer le bonhomme car le voilà qui se redressait avec une vigueur étonnante. Il s'approchait de moi en déroulant ses longues jambes dans ses belles chaussures à semelle épaisse. Elles brillaient à la lumière malgré la poussière calcaire du Cour.
— Bonjour, me dit-il en roulant le dernier "r" avec un accent chantant.
— Bonjour, dis-je un peu sur la défensive.
— Pardon de vous déranger. Je vois que vous aimez la lecture.
— Oui, beaucoup.
— Je pensais que vous auriez une cigarette à m'offrir.
— Non, désolé, j'ai arrêté. Mais j'ai du feu, si vous avez du tabac à rouler.
Alors, il s'assit à côté de moi et sortit une blague à tabac de la poche intérieure de sa veste ainsi qu'une jolie pipe nacrée. Moi qui avait cru que ce fut tout autre chose !
— J'avais un peu la flemme. Mes mains me font mal. Mais du feu fera l'affaire. Il fait beau ! Vous ne trouvez pas ?
— Oui je l'avoue, c'est très agréable.
— Vous jouez à la pétanque ?
— Cela m'arrive.
— Ça vous dirait, une partie ? Sans prétention. Pour le plaisir. Celui qui perd offre l'apéro.
En l'écoutant, je comptai avec bonheur tous ces roulements qui semblaient lui sortir de la bouche. Ils roulaient comme des galets dans un gave de montagne. Ils se choquaient comme des osselets dans les mains d'enfants. Ils chantaient comme une musique en écho de val en plaine au pied des Pyrénées.
— Ecoutez, oui je veux bien. Si vous possédez les accessoires. Je n'ai avec moi que ce recueil de poèmes.
— Vous voyez la deudeuche près de la bouche d'incendie ? Tenez ! je vous donne les clefs. Dans le coffre, vous verrez une petite mallette avec plusieurs boules et des cochonnets ainsi que des chiffons et un cerceau. Et un mètre ruban.
— Ah quand même !
- Eh bien, il faut ce qu'il faut. non ?
Pour un petit jeu entre amateurs, l'individu semblait au-dessus du lot.
Je laissai mon livre à côté de lui, une plume glissée à la page, pendant qu'il allumait le foyer de sa pipe. Un parfum d'Amsterdamer m'envahit les narines et me rappela un membre de ma famille, aujourd'hui disparu. Cette fumée aux reflets bleuâtres m'accompagna de son parfum jusqu'à la vieille voiture.
Une fois rendu près du véhicule, qui de l'extérieur paraissait rutilant comme au premier jour, j'ouvris le coffre qui grinça, macabre et violent. Je vis de suite la mallette. Mais je découvris aussi une longue sacoche qui occupait le fond, à la base de la banquette arrière. Cela pouvait tout aussi bien servir de housse à une canne à pêche mais tout autant à un fusil à lunette.
Encore cette imagination débridée, prolifique et débordante.
Dans un angle, je devinais, sans erreur possible, la présence de boites de munitions de calibre 22 LR, bien rangées l'une contre l'autre. Des cibles à silhouette en papier tapissaient tout le fond du coffre. L'esprit embrumé, assailli alors par mille idées, je me demandai avec quel étrange individu, j'allais passer le reste de mon après-midi.
Marin, berger, baroudeur, mafieux, tous venaient me jouer une sarabande joyeuse et moqueuse dans ma tête. En m'approchant de mon nouvel "ami", je lus dans ses yeux, cernés de belles rides, une sorte d'amusement.
— Alors prêt à se prendre une veste ? Me nargua-t-il.
— Oh, vous savez, je me défends.
— Eh bien, on va voir ça !
Il pose le cerceau sur un espace dégagé et sans aspérité. Puis avec une sorte de souplesse, il se plaça au centre et lança le cochonnet. Il avait laissé sa canne vernissée sur le montant du banc. Elle tenait compagnie à mon recueil de poèmes.
- On voit qui commence ?
- D'accord, à vous l'honneur.
Il lança sa boule qui roula sans difficulté et finalement se colla au cochonnet. Clairement, il prenait un sérieux avantage.
Je lançais à mon tour, sans trop de conviction et ne put faire mieux.
- Bien, alors c'est à moi de débuter.
- Vous jouez souvent ? Dis-je à mon tour avec un sourire forcé.
- Oui cela m'arrive. Mais je trouve pas grand monde qui veuille me défier.
- Je commence à comprendre pourquoi !
Annotations
Versions