Le lac

12 minutes de lecture

Le soir, Corrik s'arrêta au pied d'un grand arbre et alluma un feu. Tirant le lapin de son sac, il saisit un couteau et après avoir coupé les pattes, il fendit la peau du ventre, puis la retroussa en tirant par à-coups secs sur la pelisse aux poils collés par le sang. Une fois cette besogne terminée, il vida sa proie et l'empala sur une baguette verte qui allait faire office de broche. Et tandis que l'obscurité descendait lentement sur la forêt, Corrik, mâchonnant des morceaux de viande grillée, resta de longs instants songeur, en contemplant d'un œil distrait les braises qui jetaient une lueur rouge sur son visage, et l'éclairaient par en-dessous. Une fois son repas terminé, il rangea ses affaires dans son sac, enveloppa les restes du lapin dans de grandes feuilles, et recouvrit de terre le foyer pour éviter de signaler sa présence. Puis, pour passer la nuit à l'abri, il monta dans l'arbre avec l'agilité bien connue des Waldins dans ce domaine.

Les premières lumières du jour l'éveillèrent. Il se mit debout sur la grosse branche sur laquelle il avait passé la nuit et regarda autour de lui. Il était sur une hauteur et, de son arbre, il dominait deux vallées. Son regard aigu fouilla entre les troncs, les buissons de jeunes arbres, les branches, les souches, les feuilles nouvelles. Il faisait bien assez clair pour qu'il se mît en route, mais le soleil n'apparaissait pas encore au-dessus de l'horizon barré de montagnes. Corrik reprit donc son chemin rapidement. Il n'était jamais allé si loin, mais il sentait qu'il se rapprochait de ce but qu'il ignorait, qui se trouvait probablement dans ces montagnes dont l'air frais lui caressait le visage. Le Waldin marcha ainsi tout le jour, et, comme la veille, il grimpa dans un gros arbre pour passer la nuit à l'abri.

Il fut brusquement tiré de son sommeil par des cris aigus, des soufflements et des grincements de dents. Prudemment, se cramponnant aux branches de sa cachette, il vit dans l'obscurité un groupe d'êtres difformes, aux oreilles pointues, armés de courtes lances et de gourdins. Ils ne cessaient de se chamailler entre eux, et avançaient en désordre, d'un pas irrégulier. Ils devaient être plus grands qu'un Waldin, mais ils rampaient presque et se tenaient si courbés qu'il était difficile d'estimer leur taille. Le sang de Corrik se glaça dans ses veines : il reconnut des Gobelins, et s'inquiéta d'autant plus quand il s'aperçut que ceux-ci avaient décidé de faire une pause au pied de l'arbre où se tenait le Waldin. Sans bouger, ce dernier patienta. De temps en temps, l'un des Gobelins se levait, semblait flairer une odeur étrangère, puis se rasseyait.

Enfin, ils repartirent. Quand ils eurent totalement disparu et qu'on n'entendit plus leur bruit, Corrik respira. Il allait se rendormir, quand un cri strident le fit sursauter. Levant les yeux, il vit un Gobelin de la race forestière, perché sur une branche au-dessus de lui. Un rictus dévoila ses dents immondes, ses yeux rouges brillaient comme deux braises. Le face-à-face dura quelques instants, puis le Gobelin bondit sur Corrik, qui sauta de l'arbre et tomba durement sur le sol, heureusement pour lui couvert de mousse. Le Gobelin se jeta sur lui, mais Corrik avait tiré sa dague : la créature de Mordahè s'y empala. Repoussant le cadavre, le Waldin se releva. Puis, après avoir essuyé sa dague sur la mousse, il remonta dans l'arbre, sans toutefois pouvoir fermer l’œil de tout le reste de la nuit.

C'est pourquoi il partit tôt, avant le lever du jour. Ses pas le menèrent à travers une forêt de vieux sapins, agrippés par leurs fortes racines au sol rocailleux. De leurs branches pendait un épais lichen vert-de-gris, et leurs troncs noueux et tourmentés, souvent à moitié pourris et éventrés par les pics, semblaient se tordre et lutter contre la montagne et les éléments. Le Waldin traversa des bois de cette sorte tout le jour durant. Ce soir-là, il choisit son arbre avec plus de soin que d'habitude, après son aventure de la veille. Quand il se fut installé pour dormir, il ne put empêcher ses yeux perçants de vagabonder dans le sous-bois, éclairé par les feux orangés d'un ultime rayon de soleil.

C'est alors qu'il aperçut une forme blanche, de haute taille, passant lentement à travers les arbres. Corrik ne la distingua tout d'abord pas très bien, puis vit de plus en plus clairement un cerf magnifique, d'un blanc pur et sans tache. Il marchait d'un pas sûr et léger, sans un bruit, ne semblant pas même toucher le sol. Il s'arrêta brusquement, et levant son nez vers le ciel, il huma l'air. L'animal poussa alors un cri rauque en avançant la tête, ses bois couchés sur son dos. Un grand bruit de branches cassées et de feuilles froissées se fit alors dans un fourré de jeunes sapins, et un cerf noir, aux yeux rouges, le poil fumant, surgit brusquement. Il soufflait fort, la tête basse, faisant voler les aiguilles mortes dont le sol était jonché, et s'approcha d'un pas rapide vers le cerf blanc, et chargea tête baissée. Le choc des ramures des deux animaux fut comme un claquement de bois sec, et leurs larges andouillers croisés semblaient des bras de lutteurs tentant de renverser l'adversaire. Leurs pieds labouraient le sol pour s'y tenir plus fermement ancrés, leurs corps puissants s'arc-boutaient contre la formidable poussée adverse. Puis le cerf noir recula, et se dégagea brusquement et fit un écart pour éviter l'attaque de son ennemi. Les deux animaux alors se fixèrent du regard, de loin, retrouvant petit à petit leur souffle. Le cerf noir s'éloigna. Le cerf blanc, épuisé, se coucha. Corrik, le cœur battant, n'avait rien perdu de la scène. Il était en train de se demander ce que signifiait tout ceci, car on disait que les cerf blancs étaient des créatures de légende, venant du Nord-Désert. Quand aux cerfs noirs, il n'en avait jamais entendu parler. Peut-être était-ce une variété naturelle des cerfs de ce pays. Le Waldin en était là dans ses réflexions, lorsque le cerf noir apparut tout à coup derrière le cerf blanc, qui, somnolent, ne l'avait pas vu venir. Il bondit sur ses pieds, mais n'eut pas le temps d'esquiver totalement l'attaque, et sa croupe blanche fut labourée par le cerf noir. Rendu fou par la douleur, il se retourna contre son ennemi, et le bras de fer reprit de plus belle. Mais cette fois le cerf noir semblait avoir l'avantage. Il força le cerf blanc à reculer, le poussa vers la pente. Or il y avait une petite mare dans laquelle les sangliers venaient se vautrer, pleine d'eau trouble et entourée d'une boue piétinée par ces animaux. Le cerf noir, qui manifestement semblait mener un combat bien étrange contre le cerf blanc, dirigea son adversaire vers la bauge, se mit à jouer du cou et des bois pour le forcer à se coucher dans la fange. Le cerf blanc semblait épuisé, et n'opposa plus qu'une faible résistance à son antagoniste, qui cependant ne lui laissait pas rompre le combat. Et bientôt, Corrik ne vit plus de cerf blanc. Il y avait un cerf noir, et un autre couvert de boue, couché et haletant. Puis, comme s'il avait fait ce qu'il avait à faire, le cerf noir s'éclipsa. Très surpris de ce combat qui défiait toutes les lois de la nature, Corrik se recroquevilla entre deux grosses branches, et s'endormit après avoir longuement songé à ce qu'il venait de voir.

Le lendemain, le Waldin se demanda s'il n'avait pas rêvé, et si ce combat n'était pas une vision. Si c'était le cas, et que le cerf blanc symbolisait le bien, et le cerf noir le mal, que penser de l'issue surprenante du combat ? Le Waldin se promit d'interroger le Sage à ce sujet quand il serait de retour dans la Vallée.

Il se remit en route. D'abord, le sentier continua comme la veille, entre les sapins. Puis, à mesure que le chemin montait, les arbres se faisaient de plus en plus rares. Corrik, en suivant toujours son chemin, arriva à des alpages herbeux, puis à des étendues désolées. Là, le printemps arrivait plus tard. Il faisait froid, humide, d'épaisses nappes de brume enveloppaient la montagne, et, de temps en temps, une plaque de neige durcie barrait le passage. Des rochers de granit gris dessinaient des formes surprenantes et fantasmagoriques. La seule végétation que l'on apercevait consistait en de petites touffes d'herbes roussies qui parsemaient les éboulis.

Corrik marchait dans un défilé étroit. Des murs de roche se dressaient de part et d'autre du sentier, quand il entendit des voix, et le bruit de pas d'une troupe nombreuse qui venait dans le sens inverse. On ne pouvait rien voir, car le chemin faisait un coude. Corrik décida donc d'attendre, car aucune cachette n'était à sa disposition : il se campa sur ses deux jambes, se redressa pour paraître plus grand, et prit un air décidé. Le bruit se rapprocha. Il vit tout à coup un être barbu, casqué, portant une hache à la ceinture, juste un peu plus grand que lui, monté sur un poney noir à la fourrure épaisse. Un Nain.

Surpris, celui-ci s'arrêta, et, se retournant, dit quelque chose que Corrik ne comprit pas. Arrivèrent alors d'autres nains, à dos de poney ou à pied. Ils entourèrent Corrik qui ne bougeait pas. Ils n'avaient pas l'air agressifs, mais plutôt curieux. Il n'avaient sans doute jamais vu de Waldin, cependant, ils devaient bien connaître l'existence de ce peuple. Le premier Nain sauta de sa monture. Il avait une épaisse barbe blonde, ses cheveux tressés pendaient dans son dos. Il déposa son bouclier sur le sol, et enleva son casque. Corrik remarqua qu'il y était finement sculpté un ours transpercé par une épée tenue par un Nain. Ces deux gestes montraient qu'il avait confiance en Corrik, qui, sans connaître ces coutumes, le devina sans peine. Le Waldin s'inclina légèrement.

« Grad böl ? Nee... (Parlez-vous ratharden, sinon ?) » demanda le Nain en cette langue, avec un fort accent.

— Oui, répondit Corrik, je suis un Waldin et mon nom est Corrik. Je viens de la Vallée, près de la colonie Nainden d'Ethor Kaelys.

—Vous êtes le premier Waldin que je rencontre. Je suis Ornor, fils de Bernor, et chef d'Holtrock. Et voici mon cousin Vanstar, fils de Derold. Puis-je vous demander ce que vous faites par ici ?

— Je suis là parce que... Je... Je suis en voyage, fit Corrik, hésitant.

— Nous pourchassons un groupe d'une dizaine de Gobelins qui nous ont attaqués. Les avez-vous rencontrés ? demanda Ornor.

— En effet. Je les ai vus sur ce chemin l'autre jour, j'étais caché. Mais des Gobelins des bois se sont joints à eux. Ils sont plus d'une vingtaine à présent, fit Corrik.

— Par l'ours de Tormild ! jura Ornor. Que préparent-ils donc ? Vous savez, les temps sont mauvais. Mordahè se réveille et ses créatures s'activent. En un mois, nous avons eu à pleurer vingt de nos camarades, tués traîtreusement par des Gobelins des montagnes. Ils se cachent dans nos cavernes, nos mines, nos palais... Ils nous rongent insidieusement comme la rouille attaque le fer. Où les avez vous aperçus ?

— C'est difficile à dire. C'était dans un bois de sapins, plus bas sur ce sentier. Ils descendaient de la montagne.

— Ils doivent donc être loin. Inutile de les poursuivre. Mais nous allons faire une reconnaissance jusqu'aux limites de notre territoire. Nous avons beaucoup d'ennemis, vous savez. »

Les Nains repartirent de leur côté, Corrik du sien. Il marcha encore longtemps dans ce paysage sévère, puis il parvint à un alpage. La brume s’était levée, il avait une vue circulaire sur tous les environs. C'étaient des alpages à perte de vue, des versants rocailleux et des hautes montagnes couvertes de neige, et une sorte de plateau qui s'étendait devant lui.

Derrière ce plateau, il distingua au loin un monument étrange, adossé à une montagne au sommet aplati. C'était comme une porte qui s'ouvrait dans la falaise. En regardant mieux, il reconnut la même sculpture qui ornait le front du casque du chef Nain : la porte était la gueule béante d'un ours monstrueux taillée dans le roc. Sur la tête de cet ours, une statue représentant un Nain plantait une épée dans le crâne de la bête. Corrik pouvait voir tout cela, bien que la montagne fût très éloignée ; il en déduit que la sculpture devait être colossale. Le Waldin remarqua que des tours flanquaient le versant. C'était sûrement Holtrock. On ne savait pas grand chose des Nains, car ils ne descendaient que rarement de leurs montagnes, excepté les marchands de pierre taillées qui avaient aidé à la construction d'Ethor Kaelys, et rien n'attirait les Hommes ni les Nainden dans ces contrées perdues.

Corrik marcha encore longtemps. Le soir, il aperçut un lac, et décida d'y passer la nuit. Un hêtre solitaire se dressait sur la rive. Le Waldin y grimpa, mangea quelques vivres qu'il avait dans son sac, et s'endormit.

Tout d'abord, il ne sut pas ce qui l'avait réveillé. Il allait fermer les yeux à nouveau, quand une étrange lueur attira son attention. De surprise, il manqua de tomber de l'arbre quand il vit une silhouette claire et lumineuse qui s'avançait à pas lents vers le lac. Il se crut en train de rêver, mais se rendit bien vite compte que ce qu'il voyait était la réalité ; il reconnut un Nainden, ou plutôt le spectre d'un Nainden.

Arrivée au bord du lac, l'apparition s'accroupit et, se penchant vers l'eau, lisse comme la surface d'un miroir, commença à se lamenter sur la perte d'un objet qui, à en croire ses paroles obscures entrecoupées de sanglots, lui était cher. Corrik connaissait bien l'histoire du roi Vasyl VII et de sa Pierre, et il fit le lien avec cette âme qui errait sans repos. Ce qu'elle devait avoir perdu, c'était la Pierre de Vasyl, songea le Waldin. Et cette Pierre se trouvait peut être dans le lac...

Le spectre disparut, comme se dissipe une fumée. Corrik, bien qu'il n'y croyait qu'à grand-peine, courut à la rive pour tenter d'apercevoir la Pierre, qui, selon les lamentations du fantôme, devait se trouver au fond de l'eau. Corrik retira prestement sa tunique, et plongea. Il remonta rapidement pour respirer, ayant fait une première reconnaissance. Bien qu'il faisait très sombre, il avait pu distinguer une sorte de grotte sous l'eau, car les Waldins peuvent voir la nuit comme les bêtes sauvages. Au deuxième plongeon, il distingua mieux la grotte : elle remontait et semblait arriver à une caverne remplie d'air, comme les terriers des rats d'eau. Il décida de l'explorer et plongea une troisième fois.

Il y parvint, et effectivement, il y avait une grotte avec un replat qui permettait de poser le pied sur la terre ferme. Corrik remarqua que la paroi de la caverne avait été creusée en un endroit, comme l'antre d'un fauve. Le Waldin se pencha pour voir ce qui s'y cachait. Il aperçut, dans la pénombre, quelque chose s'agiter et bouger. Prudemment, il recula, et manqua de hurler de terreur en apercevant une bête fort étrange. Une sorte d'énorme écrevisse couverte d'une peau visqueuse et molle, dégageant une odeur insupportable de chairs mortes, de moisissure et de renfermé, qui s'avançait sur le sol humide de la caverne.

Corrik saisit une pierre, la lança de toutes ses forces sur le monstre, qui, à sa grande surprise, poussa un gémissement, et s'arrêta. La bête semblait vouloir articuler quelque chose, et Corrik finit par comprendre que l'animal désirait la mort.

« En es-tu sûr ? Ai-je bien compris ? » demanda le Waldin à plusieurs reprises.

Le monstre ne le contredit pas. Alors, surmontant son dégoût, Corrik tira sa dague et la plongea au milieu de ces pattes qui remuèrent nerveusement dans une ultime convulsion. Sous ses yeux stupéfaits, le monstre changea d'apparence peu à peu et se changea en un vieillard mourant. Corrik, bouche bée, tenta de formuler une parole, en vain.

« Tu m'as délivré... fit le vieillard, tu sais... cela fait des siècles que je t'attends... C'est le jour le plus heureux de ma vie... Mon nom est Eolker, j'étais un brigand... J'ai tué le roi des Nainden et je lui ai volé sa Pierre... Mais elle m'a perdu... Maintenant c'est à toi de donner cette Pierre à celui que tu jugeras digne de gouverner le Vandir Nainden... Elle est au fond de mon antre... Je peux à présent mourir en paix... »

Eolker toussa, ferma les yeux, semblait dormir. Il respirait faiblement, un vague sourire aux lèvres. Alors, Corrik avisa le couloir étroit, sombre et humide qui s'enfonçait dans la paroi de la caverne. Non sans quelque appréhension, il s'y glissa. Il y faisait noir comme dans un four.

Après quelques instants, il arriva à un point où le souterrain s'élargissait. La faible lumière des étoiles éclairait par une fissure au-dessus de lui. Pour un Waldin, c'était suffisant. Il put ainsi apercevoir dans la pénombre une pierre ovale et bleuâtre qui semblait faite de verre terni. Corrik s'en saisit, sans comprendre l'intérêt que pouvaient lui porter les Nainden et les Hommes qui l'avaient eue en leur possession.

Le Waldin reprit en sens inverse le chemin étroit qui l'avait mené jusqu'à la cachette, et constata avec surprise que le corps d’Eolker avait disparu. Puis, il remonta à la surface du lac, serrant contre lui la Pierre de Vasyl.

Il escalada de nouveau l'arbre isolé et y termina la nuit.

Annotations

Vous aimez lire Jacques Mirandeau ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0