La Conspiration

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Pendant trois jours, Corrik croupit au fond du cachot d'Holtrock. Le premier moment d'accablement passé, il avait cherché un moyen de s'évader. Mais les grilles étaient serrées et solides, et le geôlier désepérément consciencieux.

Un matin, il entendit celui-ci échanger quelques mots en langue Ratharden avec le prisonnier de la cellule voisine, un des deux Hommes. Il ne put tous les comprendre, car ils parlaient à voix basse, mais son ouïe fine de Waldin lui fit comprendre que ce prisonnier et le geôlier complotaient contre l'Erst Ornor ( l'Erst est le seigneur d'une forteresse Naine, qui bénéficie d'une large autonomie mais qui est le vassal d'un roi humain : ici, Holtrock était sous l'autorité indirecte du roi Voral II du Sted Rathar).

Quand le geôlier, muni d'une torche, entra dans la cellule de Corrik pour lui apporter une cruche d'eau, celui-ci l'interpella en ratharden :

« Vous savez, moi aussi je suis un ennemi d'Ornor. Je ferais tout pour me venger de lui. »

Le Nain le regarda, d'abord abasourdi, puis se mit en colère.

« Qu'as tu entendu ? Parle ! Parle, misérable demi-portion ! cria-t-il en agitant sa torche sous le visage du Waldin.

— Vous savez tout aussi bien que moi ce que j'ai entendu. Et moi, je sais que je puis vous être très utile, sans compter que je sais qu'en complotant de cette manière contre Ornor, vous risquez gros. Ornor a un objet magique qui le rend invincible, et je suis le seul à savoir comment le lui reprendre. La puissance de cet objet est immense et vous apporterait le succès à coup sûr.

— Bien...Tu as gagné, répondit le Nain, non sans avoir réfléchi quelques instants. Je vais tout t'expliquer... L'Erst d'Holnas (Holnas est à une cinquantaine de lieues au nord-est, toujours dans les Monts Gwarmanaz), Heriktor, désire s'emparer d'Holtrock, avec le soutien du roi du Sted Rathar, Voral II. Celui-ci a envoyé des espions à Holtrock. Les deux hommes qui sont ici dans les cachots ont commis des vols pour être emprisonnés et rester dans la place. Puis il a envoyé un troisième espion, qui s'est présenté comme un aventurier venu porter assistance à Ornor. Sais-tu ce que désire Ornor ? (Corrik fit non de la tête) Il veut se faire couronner roi d'Holtrock, et il s'appellerait alors Ornoric. Quand Heriktor a appris cela, il s'est empressé d'en informer le roi du Sted Rathar, qui est leur suzerain à tous les deux. Mais Holtrock est une forteresse imprenable : il a donc décidé, avec ses alliés Hommes, de provoquer une révolte dans les prisons pour renverser Ornor avant qu'il ne soit couronné, puis d'ouvrir la Porte de l'Ours aux armées Naines d'Holnas et aux Rhatarden. Le troisième espion, nommé Eneldir, qui siège toujours à la droite d'Ornor, a gagné sa confiance et endormira sa méfiance à notre endroit. Quant à moi, je vais ouvrir les prisons à tous les prisonniers qui accepteront de se battre pour nous en échange de leur liberté et d'une haute position dans Holtrock dirigée par Heriktor. Mais à ton tour, maintenant, de me dire tout en ce qui concerne cet objet.

— Eh ! Vous êtes bien curieux. Mais il est juste que je vous en informe. Cependant, je vous demande une faveur : comme je suis le seul à avoir déjà vu cet objet magique, et étant donné ma petite taille et ma discrétion – j'ai réussi à m'introduire dans Holtrock et jusque sous la table d'Ornor avant d'être capturé – je voudrais aller moi-même le chercher. (Le geôlier sembla d'abord méfiant, puis accepta) Bon, parfait. Il s'agit d'un morceau de bois venu des îles de Paradis, vous savez, ces colonies des mers du sud, qui appartiennent au Sted Beaden. Il possède des propriétés extraordinaires, rend invincible, mais les Nains et les Hommes sont captivés par sa force et si l'un d'eux le prend en main, il ne peut plus s'en défaire. Seul un Waldin est capable de le porter et de le donner à quelqu'un d'autre.

— Et à qui le donneras-tu ? demanda le Nain.

— Je vous le donnerai, bien sûr, si vous m'autorisez à repartir d'ici une fois ma mission accomplie. Sans rien vous demander d'autre. »

Le Nain sembla se méfier de nouveau. L'histoire du Waldin semblait étrange. Et pourquoi risquerait-il sa vie pour sauver sa liberté, alors que ses jours n'étaient nullement en danger dans les cachots ?

« Mais tu sais, même si tu voulais quelque chose, nous n'avons rien ici. Beaucoup d'Hommes, de Nainden, et sans doute même de ceux de ton espèce pensent que nos forteresses regorgent d'or et de diamants. Mais ce ne sont que des légendes. Nous ne vivons que de la taille de la pierre et de la chasse aux chèvres sauvages. Tout ce que l'on raconte sur notre prétendue richesse ne sont que des mensonges.

— Des légendes et des mensonges qui attirent aussi les Gobelins, d'après ce que j'ai entendu dire, répondit le facétieux Waldin. Et sans doute que le roi Voral II s'intéresse de près aux cailloux et aux chèvres sauvages, parce qu'il n'envoie pas des espions pour les beaux yeux d'Heriktor...

— Tu es vraiment très malin, mais je t'en supplie : ne parle de cela à personne. Puisque tu as deviné le secret des Nains, alors autant tout te dire, mais si j'apprends que tu as laissé penser à quelqu'un que nous avions d'immenses richesses, je t'enfoncerai dans le sol en frappant sur ton crâne fragile avec mes lourds poings. Est-ce clair ?

— Limpide, fit Corrik, nullement impressionné.

— Eh bien voilà. Quand notre peuple s'installa dans les montagnes, il se divisa en cinq clans distincts : au sud, dans les Monts Gwarmanaz, ceux d'Holtrock et d'Holnas, et dans les Manaz Skernets, dans le Nord-Désert, ceux d'Holwas et d'Holgols au nord du Sted Fovstar, et ceux d'Holgrüs au nord du Kabthorië. Les Nains de la Montagne d'Holtrock, dirigés par Tormild, un chef courageux et énergique, commencèrent à creuser dans une grotte, (qui est aujourd'hui la porte d'entrée dans Holtrock) quand un énorme ours des montagnes, qui sont bien plus grands, bien plus forts, bien plus féroces que ceux des forêts, surgit de la pénombre. Tous les Nains prirent la fuite, sauf Tormild. On entendait, venant de la caverne, des rugissements effroyables. Puis ils cessèrent. Quand les Nains, entrés dans la grotte, l'eurent éclairée avec des torches, il virent avec stupeur leur chef, debout sur le cadavre de l'ours, son épée plantée dans la nuque de l'animal. Cet événement est resté célèbre et il est entré dans la légende. Il a été sculpté partout, à commencer par la porte et le casque erstique, celui que porte Ornor. Voilà pour la légende. Mais ensuite, les Nains découvrirent un filon d'or prodigieux qui s'enfonçait dans la montagne, large comme un fleuve et s'enfonçant dans les profondeurs. Depuis qu'Holtrock existe nous n'avons cessé de l'exploiter, et nous sommes descendus très profondément, mais nous n'en n'avons toujours pas atteint la fin. Nous avons aussi découvert des diamants et des pierres précieuses à profusion. Mais nous avons bien pris garde de ne révéler le secret à personne. Nous savons seulement que les autres Nains d'Holnas, Holgols, d'Holwas ou d'Holgrüs connaissent notre richesse, mais peu importe, car eux aussi possèdent d'immenses fortunes en or ou en pierres précieuses. Mais si les Hommes venaient à l'apprendre, nous serions perdus. C'est pour cela que, même si nous nous sommes alliés aux Ratharden pour faire tomber Ornor, nous nous gardons bien de leur révéler quoi que ce soit au sujet des fabuleux trésors qui dorment dans nos mines, nos cavernes et nos entrepôts. Mais, comme tu l'as toi-même laissé entendre, le roi Voral II soupçonne quelque chose. Bon, à présent, dis-moi comment tu vas t'y prendre pour voler à Ornor cet objet magique.

— Oh ! Rien de plus facile pour un Waldin. Je me glisserai dans une caisse ou un sac qui lui est destiné afin d'entrer dans ses appartements. Puis, quand j'aurai vérifié que personne ne me voit, je quitterai ma cachette et je me dissimulerai dans un meuble ou sous une table. Si Ornor est absent, je fouillerai toutes ses affaires jusqu'à ce que je trouve cet objet.

— Et si tu es pris ?

— J'ai besoin de toute mon énergie pour élaborer mon plan, alors je ne la gaspille pas pour imaginer des situations qui se se produiront pas de toute façon. » répliqua Corrik.

Il paraissait si déterminé que le geôlier, qui avait encore quelques réserves à le laisser partir, ne douta plus de lui et lui annonça qu'il allait le libérer dès que la nuit serait tombée.

Quelques heures plus tard, la clef tourna dans la serrure de la cellule de Corrik, et le rusé Waldin en sortit en suivant le geôlier, sous les regards surpris, vides ou riants des autres prisonniers, selon qu'ils étaient soit étrangers à la conspiration, soit qu'ils étaient depuis si longtemps en prison que plus rien ne stimulait leur esprit, soit qu'ils étaient de la conjuration et qu'ils voyaient dans la libération de Corrik l'annonce de leur prochaine délivrance.

Une fois dehors, Corrik chercha des yeux une malle, une caisse, des sacs ou des jarres à destination des appartements de l'Erst afin de s'y introduire comme il l'avait fait pour entrer dans la place. Mais il n'en vit pas, et se contenta de se glisser discrètement en passant par la porte du palais (si toutefois une demeure creusée dans le flanc d'une montagne, certes avec goût, pouvait porter ce nom). Il avançait rapidement, prévoyant toujours une cachette pour se dissimuler à l'arrivée de quelqu'un, se faufilant dans les couloirs éclairés à la torche de sapin.

Soudain, voyant un Nain sortir dans le couloir, il se jeta dans l'embrasure d'une porte. Il lança un rapide regard pour identifier le Nain, et reconnut Ornor lui-même. Alors, d'un bond, il sortit de sa cachette, et se retrouva devant l'Erst.

Celui-ci sembla très surpris, puis, reconnaissant le Waldin, il se mit à crier en langue Nain, et Corrik comprit qu'il appelait ses gardes.

« Je suis venu sans armes, s'écria-t-il en ratharden, vous courez un grave danger et je dois vous parler d'urgence »

Ornor hésita un instant, puis ouvrit la lourde porte en bois de sa chambre et y poussa Corrik. Quelques secondes plus tard, les pas lourds de soldats en armures résonna dans le couloir. De derrière l'épaisse porte de chêne, le Waldin entendit l'Erst les renvoyer.

Dès qu'ils eurent disparu du couloir, Ornor entra.

« Que viens-tu m'annoncer, maudit voleur ? Je te préviens que s'il s'agit d'une ruse, je suis sur mes gardes, et cette fois je ne prendrai pas le risque de te mettre au cachot ! Je te fendrai le crâne en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.

— N'ayez crainte, monseigneur. Je vous parlerai franchement, et en réalité, j'ai deux sujets dont je dois vous entretenir. Le premier, c'est de vous avertir d'un grave danger qui vous menace directement. Le second est une demande, et tant qu'elle ne sera pas exaucée je ne vous dirai pas comment échapper à ce qui risque fort de vous arriver.

— Hum ! Fit le Nain. Tout cela me semble bien mystérieux ! Mais expose-moi ta demande, je te donnerai ma promesse que je l'exaucerai, et je la tiendrai si ce que tu as à me dire est réellement intéressant pour moi.

— Bien, répondit Corrik, qui cependant ne semblait pas apprécier le peu d'assurances que lui donnait son interlocuteur, mais j'ose espérer que l'honneur et le respect de la parole donnée sont choses importantes à vos yeux, monseigneur. Ce que je dois vous demander, c'est de me restituer la pierre qu'un de vos aigles m'a dérobée, et que j'ai essayé de vous reprendre au cours du repas que vous aviez donné dans la grande salle, le jour où vous m'avez fait jeter en prison. »

Le Nain parut surpris. Sa main se porta à une bourse de cuir au ventre bombé qui pendait à sa ceinture. Il soupira, sembla d'abord vouloir refuser, puis hésita, et enfin, après un court mais violent combat intérieur qui s'était déroulé en silence, pendant que Corrik observait avec anxiété les modifications successives de ses traits, il répondit au Waldin :

« Je te donne ma parole. Les Nains comme moi ont beaucoup de défauts, mais parmi les qualités que nous avions avant notre transformation par Mordahè, il nous reste celui de l'honnêteté. Cela nous sert, vous savez, dit il en riant, lorsque nous avons à manipuler de grandes rich...Hum ! Je veux dire...

— Je sais très bien ce que vous voulez dire, messire, et vous feriez bien de mieux garder vos secrets. Car si Heriktor d'Holnas et Voral II du Sted Rathar complotent contre vous, ce n'est pas pour le simple plaisir d'avoir une forteresse à l'entrée sculptée.

— Que dis-tu ? Dit Ornor en bondissant de son siège. Parle ! Dis-moi tout ce que tu sais !

— Heriktor sait que vous possédez les mines les plus riches de tout le Sud, peut-être même de tout le Vandir Rathar. Il sait aussi que le titre d'Erst ne semble plus vous convenir et que le nom d'Ornoric vous plairait sans doute. C'est de ce dernier point qu'il a informé le roi du Sted Rathar, car il veut avoir son appui pour vous renverser. Mais il pense que Voral II ne sait rien au sujet de vos richesses, il ne lui en a rien dit, mais je serais bien surpris que les rois des Hommes ignorent ce fait, et Voral, qui est le plus puissant de tous ceux-là, le sait à coup sûr. Mais venons-en au fait : ces deux sires ne veulent pas prendre Holtrock par la force, ou en tout cas pas seulement, car ce serait trop coûteux en soldats et en temps, et l'issue du combat serait bien incertaine. Ils ont donc des complices dans la place qui vont libérer les prisonniers - dont vos cachots regorgent - et dont la seule envie est de vous voir vous balancer au bout d'une corde. Le geôlier fait partie du complot, ainsi qu'Eneldir, le Ratharden qui est ici chez vous. Une fois que la confusion aura fait son œuvre dans votre forteresse, les deux armées d'Hommes et de Nains attaqueront, et vous serez perdu.

— Par l'ours de Tormild ! S'écria Ornor, c'est effrayant ! Donne-moi les noms de ceux qui prennent part à cette odieuse conjuration !

— Rendez-moi d'abord ma pierre, Ornor. Vous l'avez promis, ajouta Corrik en voyant que le Nain semblait réticent.

— Et je n'ai qu'une parole, répondit celui-ci, qui ouvrit sa bourse, en tira la Pierre de Vasyl, et la tendit à Corrik. Tu ne saurais imaginer quel pouvoir elle avait sur moi, ajouta le Nain. Je suis presque soulagé que tu la reprennes. »

Corrik la prit et la rangea dans une des poches de sa tunique. Puis Ornor se leva d'un bond.

« Allons vite écraser dans l’œuf cette tentative de trahison ! Höor, Gelren ! ( À moi, la garde !) »

Suivi de Corrik, l'Erst s'élança dans le couloir. Ses gardes, apercevant Corrik, voulurent le capturer, mais Ornor les en empêcha. Il dit quelques mots en nain. Corrik n'y comprenait pas un traître mot, mais étant donné la situation, il comprit qu'Ornor leur donnait l'ordre d'arrêter les conjurés, et de fermer les portes de la forteresse.

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