Chapitre 9 - Maélyne III

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Il régnait comme une atmosphère de complot dans la sombre antichambre. Luttant contre la fatigue, la comtesse Maélyne plissait les yeux pour discerner le visiteur, dont le visage émacié était faiblement éclairé par le halo d’une lanterne. Elle peinait encore à se convaincre qu’il s’agissait bien de lui.

Arrivé à la tombée de la nuit, Borrian de Cors-Barral avait aussitôt sollicité audience, déclarant qu’il était porteur de nouvelles qu’il ne pouvait livrer qu’à la comtesse seule. Bien qu’il fut inconvenant pour une dame de haut rang de tenir audience à pareille heure, Maélyne avait immédiatement ordonné qu’on le conduise jusqu’à elle. A la demande des lieutenants de garde demandant s’il fallait faire quérir Symphorien de Clay, elle avait répondu par la négative. Tous deux se trouvaient seuls à présent - en dépit de l’insistance avec laquelle Mathilde de Clairsambre avait tenté de la convaincre de la laisser assister à l’entrevue.

— … nous devions les attendre au sommet de la butte, expliquait Borrian. Nous avions l'avantage du terrain. Le seigneur Rorgon était embusqué dans le bois avec deux cent cavaliers, prêt à prendre l'ennemi en tenailles. Nous étions pratiquement certains de notre victoire.

— Que s'est-il passé alors ? demanda Maélyne, en s'efforçant de masquer son impatience pour ne pas paraître discourtoise.

— Rorgon ne s'est pas montré, répondit Borrian en esquissant une grimace. Ou plutôt, si, il s'est montré, mais guère là où nous l'attendions : au moment où les forces ennemies fondaient sur nous, c'est sur notre arrière-garde que ses cavaliers ont déferlé.

Un frisson glacial lui parcourut l'échine, et il fallut quelques secondes à Maélyne pour prendre la mesure de ce qu'elle venait d'entendre. Elle cilla, toisant son ami d’enfance, lisant dans son regard l’épuisement des longues journées passées à chevaucher dans la campagne hostile depuis la débâcle ; la mine défaite de Borrian conférait un saisissant réalisme à ces nouvelles qu'elle n'osait croire.

— Qu'est devenu Trystan ? murmura-t-elle d'une voix blanche.

Le beau visage de Borrian semblait en proie à une lutte intérieure, et il peinait visiblement à trouver les mots justes. Le regard implorant de Maélyne dût trahir son impatience, car il se força à répondre d’une voix blanche :

— Je me tenais près de lui lorsque la ligne a été rompue. Lorsque les choses ont mal tourné, tout s'est enchaîné à une vitesse redoutable. De ma vie, je n'ai rien vu de plus terrifiant. Nous étions désorganisés, nos hommes tentaient de se replier sans savoir dans quelle direction aller ; le vacarme était trop assourdissant pour que le comte se fasse entendre. La dernière fois que je l'ai vu, il était encore entouré de sa garde rapprochée ; mais une charge ennemie a ensuite provoqué un mouvement de foule et j'ai perdu le contact visuel avec lui. C'était… le chaos. Tout le monde essayait de fuir, mais l'ennemi avait formé une nasse autour de nous. Avec ce qu'il restait de ma troupe, nous avons tenté de forcer un passage ; mes hommes ont été tués jusqu'au dernier, et j'aurais connu le même sort sans l'aide du prieur Eadred. Il m’a tiré d’un bien mauvais pas, et nous n’avons dû qu’à son habit sacerdotal d’être épargnés. J'aurais voulu rester sur les lieux afin de porter mes soins aux blessés, mais il fallait… il fallait que je vienne t’avertir.

Maélyne écoutait ses paroles sans vraiment les entendre. En temps normal, le sort de Borrian lui aurait été de toute première importance, mais en cet instant précis, ses pensées étaient exclusivement tournées vers Trystan. Rien d'autre ne comptait, pas même le devenir d’Artellion, pas même celui du royaume. Aussi, lorsqu'elle retrouva la force de parler, les mots sortirent de sa bouche sans qu'elle réfléchisse vraiment au sens de ses paroles :

— M'avertir de quoi, Borrian ? Si tu as quitté le champ de bataille avant la fin…

— Nous avons perdu la guerre, Maélyne, répondit Borrian d'un ton qui se voulait doux en dépit de la dureté de ses paroles. A l'heure qu'il est, Trystan est, au mieux, prisonnier…

Maélyne planta son regard dans celui du chevalier, clignant frénétiquement des yeux comme si, à tout instant, ce dernier allait lui avouer que rien de tout cela n'était réel. Mais Borrian ne broncha pas.

— Non. Non, c'est impossible.

— Il faut que tu sois courageuse, Maélyne. Je mesure combien la situation est…

— Il a pu trouver un moyen… Il aura réussi à…

— Quand bien même il aurait réussi à leur échapper, il n'aurait pu reconstituer ses troupes. Maélyne, tu dois comprendre qu'à l'heure qu'il est, l'ennemi marche tout droit sur le pays artellois. Le théâtre de la guerre, ce n’est plus l’Ombreval. Évrard s’en vient, avec toute son armée, sans qu'aucune force ne puisse l'en empêcher. Les forteresses se rendent les unes après les autres.

Maélyne se mordit la lèvre. Elle pouvait sentir son propre visage pâlir alors qu'elle imaginait les routes du comté envahies de pillards armés jusqu'aux dents, et que ces mêmes pillards finiraient par arriver jusqu'ici. Qui sait de quelles horreurs ces gens étaient capables ?

— Quand a eu lieu la bataille ?

— Il y a une semaine, je dirais.

— Combien de temps avons-nous ?

— Une grande armée progresse plus lentement qu’un cavalier solitaire, et Évrard doit assurer le ravitaillement de ses hommes. Il voudra se rendre maître de chacun des villages et hameaux qu'il trouvera sur sa route. S'il ne rencontre pas de problème d'ordre logistique, son armée pourrait défiler sous les murs de la citadelle d’Artellion dans une petite semaine. Mais son avant-garde sera là bien avant. Il faut partir, Maélyne.

— Partir ? Mais où ?

— Dans un endroit sûr, où ses hommes ne viendront pas te chercher.

Maélyne se leva de sa chaise. L’angoisse lui montait à la tête. Elle se mit à faire les cent pas, réfléchissant à toute allure. Partir ? C'était bien la dernière chose qu'elle avait envie de faire. Elle avait probablement perdu Trystan, devait-elle encore perdre son foyer ? Que lui demanderait-on ensuite ?

— Trystan disait qu’Artellion était imprenable. Aucune armée n’a jamais…

— Elle n’est jamais tombée lors d’un siège, en effet. Parce que le temps jouait en faveur des défenseurs. Mais Évrard a anéanti toute opposition. S’il assiège Artellion, personne ne viendra la secourir.

— Mon père pourrait…

— Le roi est faible, Maélyne. Son trésor est vide, et par ailleurs, Évrard est son gendre. Choisirait-il de te protéger toi, au détriment de ta soeur, alors qu’Évrard est plus puissant que jamais ? Il n’y a rien à espérer de ce côté. Si tu choisis de rester, tu t’en remets seulement à la loyauté de la garnison. Peux-tu croire que tes hommes accepteront de demeurer enfermés entre ces murs pendant des années ? Il ne faudra pas longtemps avant qu’Évrard réussisse à les convaincre d'ouvrir les portes, en leur promettant la vie sauve, à condition qu'ils te livrent toi, pieds et poings liés…

La simple pensée qu'elle puisse tomber entre les mains d’Évrard, l'homme qui était responsable de son malheur, suffit à lever sa réticence. Elle ne donnerait pas cette satisfaction à leur ennemi. Elle ne le laisserait pas, une fois de plus, remporter une victoire en corrompant les siens pour les retourner contre eux.

— Quand faut-il que je parte ? demanda-t-elle, résignée.

— Le plus tôt sera le mieux. Et le plus discrètement possible. Si les hommes de la garde savent que tu es partie, cela ne tardera pas à se savoir en dehors des murs ; les éclaireurs d’Évrard l'apprendront et nous traqueront.

Nous ?

— Je viens avec toi. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour t’abandonner maintenant.

A ces mots, Maélyne sentit une once de soulagement venir tempérer de manière infime l’affliction qui s’était abattue sur elle. Il lui répugnait de demander encore une fois à Borrian de prendre tous les risques pour elle, mais elle se réjouissait de pouvoir compter sur son soutien dans l’épreuve qu’elle traversait.

— Merci, Borrian. Mais… je peux difficilement quitter ma propre citadelle sans que la garnison s’en rende compte…

— Il faut partir cette nuit, et n’avertir personne. Nous prendrons un maximum d’avance avant que ton absence ne soit découverte au matin.

— J’ose espérer que nous serons loin lorsque Symphorien de Clay découvrira que je me suis enfuie, soupira-t-elle. Mais où pouvons-nous aller ? Si Artellion n’est plus un endroit sûr pour moi, aucun autre ne le sera.

— Si la guerre fait rage en pays artellois, elle épargne encore les autres régions du royaume. Nous irons chez moi, à Cors-Barral. Je suis vassal du roi ton père ; si Évrard venait menacer mes terres, ce serait commettre un acte de guerre contre lui. J’ose croire qu’il ne voudra pas s’y risquer. Nous y serons à l’abri au moins un temps. Ensuite, nous aviserons.

Maélyne fit la moue. L'avenir, décidément, s'annonçait bien incertain.

— Entendu. Nous partons cette nuit pour Cors-Barral.

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