Chapitre 10 - Agnès II
Agnès courait.
La forêt n’était qu’une étendue sombre et oppressante, un labyrinthe de troncs noueux et de fougères hérissées qui griffaient les jambes d’Agnès à chaque pas. Elle courait entre les fourrés et les ronces, le souffle haletant, les poumons en feu, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Ses pieds glissaient sur le tapis détrempé de feuilles mortes, ses mains agrippaient les branches basses pour ne pas perdre l’équilibre. Tout autour d’elle, les ombres dansaient sous la lumière froide de la lune.
Une racine traîtresse accrocha son pied, et elle s’étala de tout son long dans la boue. La douleur fulgurante à son genou lui arracha un cri étouffé, mais elle se redressa immédiatement, rampant d’abord, avant de se remettre sur pieds et de reprendre sa course. Le sang lui battait si fort aux tempes qu'il semblait couvrir de lointains échos, dont elle ne savait dire s'ils étaient réels ou fantasmés ; des bribes de voix, des rires graves, des éclats lointains, des pas lourds répondaient au silence oppressant qui régnait alentours.
La peur, elle la côtoyait depuis des semaines ; elle ne se rappelait que trop celle qu’elle avait ressentie le soir où ils étaient venus, quand leurs torches avaient embrasé l’obscurité et que leurs cris gutturaux avaient résonné entre les murs du manoir de Cors-Barral. Elle entendait encore les cris des serviteurs, étouffés par le vacarme des pillards qui arrachaient les tapisseries de la grand-salle. Elle secoua la tête comme pour chasser ces visions, mais elles persistaient, accrochées à elle comme des ronces.
Elle bifurqua brusquement, s’enfonçant dans un sous-bois si dense qu’elle devait se frayer un chemin à travers les arbustes. Sa robe, déchirée et souillée, s’accrochait à chaque épine. Ses cheveux, autrefois soigneusement coiffés, étaient emmêlés, couverts de feuilles et de boue. La douleur de ses mains écorchées se mêlait à la sensation de brûlure qu'elle ressentait dans sa gorge à force de courir.
Elle trébucha à nouveau, cette fois sur un rocher dissimulé sous les feuilles. La douleur vrilla dans son pied, mais elle se força à continuer. Une brume fine s’élevait dans la clairière qu’elle venait d’atteindre, rendant la scène irréelle. Où aller ? Quelle direction prendre ? Tout se ressemblait dans cette obscurité oppressante. Sa poitrine se serra de désespoir, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas s’arrêter.
Un bruit sourd à sa gauche lui glaça le sang. Elle pivota, tentant de discerner l’origine du son, mais tout ce qu’elle vit fut une masse sombre entre les arbres. Puis, d’autres ombres apparurent, des silhouettes larges et menaçantes qui l’entouraient peu à peu. Des rires éclatèrent, gras et moqueurs, confirmant ce qu’elle redoutait.
— Regardez ce que nous avons là ! lança une voix rauque qui résonna dans la clairière.
Agnès se retourna frénétiquement, cherchant une issue, mais chaque direction était bloquée. Elle sentit sa gorge se nouer alors que les Jordhiens s’avançaient lentement vers elle. Leurs corps, trapus et noueux, semblaient taillés dans une matière brute, presque minérale. Des muscles saillants roulaient sous une peau terreuse, marquée de cicatrices qui racontaient une vie de violence. Leurs visages, bestiaux et déformés, étaient un cauchemar à contempler : des mâchoires proéminentes hérissées de dents jaunâtres et irrégulières, des nez écrasés comme ceux de prédateurs, et des yeux petits, brillants comme des charbons ardents. Leurs cheveux, lorsqu’ils en avaient, pendaient en mèches grasses et emmêlées. D'autres étaient complètement rasés, leurs crânes tatoués de motifs tribaux qui évoquaient des rituels sanguinaires. Ils empestaient la sueur, la boue et le fer, une odeur suffocante qui agressait les sens.
Maintenant, il n’y avait plus d’échappatoire, plus de distance. Ils étaient là, leurs rictus tordus la fixant comme une proie. La peur grondait en elle comme une vague dévastatrice qui menaçait de la submerger. Elle voulait hurler, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Ses jambes tremblaient sous elle, comme si son propre corps menaçait de céder.
L’un d’eux s’avança davantage, un colosse au visage couturé de balafres, ses petits yeux scrutant Agnès avec une avidité cruelle. Elle avait déjà entendu, avant son évasion, les autres brutes de la bande désigner celui-ci du nom d’Orthaïas. Il s’était particulièrement illustré par sa cruauté, le soir où les Jordhiens avaient investi Cors-Barral. Le colosse émit un grognement, un bruit guttural qui ressemblait presque à un rire.
— Regardez-la, lança-t-il d’une voix rauque et râpeuse, aussi désagréable que le grincement d’une porte rouillée. Une poupée perdue dans les bois.
Agnès détourna les yeux, son regard s’accrochant désespérément aux arbres qui l’entouraient, comme si l’un d’eux allait s’animer pour la sauver. Mais tout semblait figé, la nature elle-même se taisant face aux prédateurs.
Une autre silhouette émergea du couvert des arbres. Celle-ci, plus élancée, plus élégante, mais tout aussi menaçante, était celle d’Aric de Rivefière, le chevalier errant qu'elle avait accepté de recevoir entre ses murs, avant qu’il ne se révèle être un odieux imposteur ; c'était lui qui, à la faveur de la nuit, avait ouvert les portes du manoir aux intrus, condamnant la châtelaine à la captivité en sa propre demeure. Il arborait son éternel sourire, et son flegme affiché témoignait d’un déconcertant mélange de douceur et de vanité.
— Dame Agnès, dit-il d’une voix douce, presque affectueuse. Vous avez eu une belle idée, mais je crains qu’elle ne soit vaine. Il est temps de rentrer à la maison.
Sa main, gantée de cuir, s’étendit vers elle comme une invitation. Agnès sentit son dernier souffle d’espoir s’éteindre alors que les ombres des pillards l’enveloppaient.
— Plus d’évasions, à l’avenir, ajouta le faux chevalier, dans un murmure si faible que seule Agnès pouvait l’entendre. Ou il me sera difficile de garantir votre sécurité…
Agnès haussa un sourcil interloqué. La croyait-il naïve au point de lui faire croire qu’il se souciait de sa sécurité ? Et pourtant… En ces heures sombres, le traître était son meilleur protecteur. Quoiqu’il l’ait dupée et trahie, il avait fait montre jusque là d’une certaine bienveillance à son égard ; il lui souriait, lui donnait du “madame la châtelaine”, et semblait tenir à distance les barbares dès qu’ils se montraient trop familiers. Quels desseins animaient ce beau parleur à l’élégance feinte ? S’il semblait commander aux Jordhiens, il n’en était pas un lui-même ; il avait les traits des continentaux et ne partageait pas les accents gutturaux du peuple de la mer. Mais puisqu’il choisissait de se tenir parmi les monstres, il était peut-être le pire d’entre eux.
— La garce était censée se tenir bien sage, gronda Orthaïas. Tu t'en portais garant, Flourens. Cette petite escapade, c’était pas dans nos plans.
— Cet imprévu ne se reproduira pas, assura Sire Aric.
— Et on doit te croire sur parole ? M'est avis que c'est moi qui devrais me charger de la tenir à l'œil maintenant. T'as eu ta chance.
— Je n'ai pas à discuter de ça avec toi, Orthaïas. Juba et moi, nous avions un accord sur ce sujet. Il n'est pas question d'y revenir.
— Juba, je l'emmerde ! Il commence à me chauffer les escalopes, à tout décider sans nous consulter.
— Je te laisserai voir ça avec lui. En attendant, on fait comme on a dit.
Agnès craignait fort que le colosse n'en reste pas là, mais Orthaïas se contenta de marmonner des insanités avant de se détourner d’eux. Il beugla une autre volée d’injures, destinée cette fois aux autres Jordhiens dont il battait le rappel.
Elle considéra un bref instant la main que le faux chevalier lui tendait à nouveau.
Elle se résigna à l’accepter.
*
Sa sinistre réputation précédait Juba l'Insaisissable partout où il passait.
Dans le salon de Cors-Barral, le festin des Jordhiens battait son plein. La longue table de chêne, autrefois réservée aux dîners solennels, croulait sous des plats dépareillés, un chaos de viandes rôties, de pains à moitié déchirés et de cruches débordant de vin. Il flottait dans l'air vicié un insupportable bouquet de sueur, de graisse et de bois brûlé ; pourtant, c'était l’odeur du chef jordhien qui chatouillait les narines d’Agnès, un mélange de sang séché et de terre humide. Ce soir, Juba l’Insaisissable avait voulu qu'elle s'asseye à sa droite, comme on le ferait d’une invitée d’honneur - bien qu'elle fut en sa propre demeure. Sans doute voulait-il l’intimider davantage après sa tentative d'évasion avortée ; la châtelaine avait beau s'efforcer de faire bonne figure, son teint blême ne trompait personne.
Enferré dans un plastron de cuir sombre clouté de métal terni, le chef jordhien avait tout pour impressionner sa frêle voisine de table. S'il n'avait pas tout à fait la carrure colossale d’Orthaïas, Juba rayonnait d'une autorité menaçante, et tout chez cet homme transpirait la violence. Son visage était taillé à la serpe, avec des pommettes hautes et anguleuses, un front large et un menton carré. Ses yeux, d’un jaune terne, luisaient comme ceux d’un animal nocturne, perçant et inhumains. Une épaisse crinière de cheveux noirs, parsemée de mèches grises, tombait en désordre sur ses épaules, encadrant un visage dont l’expression oscillait entre la férocité et une sérénité dérangeante.
— Mangez, dame Agnès, dit-il d’une voix grave et profonde. Vous avez l’air de quelqu’un qui craint le poison. Je vous assure, votre cuisine est excellente.
Agnès tourna à peine la tête vers lui, forçant un sourire crispé qui ne parvint pas à masquer sa répulsion.
— Je n’ai pas grand appétit ce soir, messire Juba.
Un éclat de rire guttural parcourut la table, relayé par les autres Jordhiens, comme si son refus était une plaisanterie connue d’eux seuls - à moins qu'ils ne s'amusent de l'entendre lui donner du “messire” ? Agnès serra les poings sous la table, les ongles s’enfonçant dans ses paumes.
Elle jeta un coup d'œil discret autour de la salle. Ce qui la frappait, c'était l'absence totale des servantes. Celles qui, d’ordinaire, s’affairaient autour de la table, versant le vin et débarrassant les assiettes, avaient disparu.
— Vous cherchez quelqu’un ? demanda Juba en la fixant avec une intensité presque cruelle, un sourire carnassier aux lèvres. Vos servantes ? Je leur ai accordé du repos. Ce soir, elles ne travailleront pas.
Il prononça ces mots avec une ironie à peine voilée, et Agnès sentit un frisson lui parcourir l’échine. Avant qu’elle ne puisse répondre, les lourdes portes de la salle s’ouvrirent, laissant apparaître une procession inattendue.
Les épouses des bannerets de Borrian entrèrent, chacune portant un plateau ou une carafe. Clémence des Deux-Fontaines, avançait en tête, le menton tremblant mais relevé, comme si elle s’accrochait désespérément à une once de fierté. Derrière elle, Elvanne de Blanchêne, Emmeline de Noirefutaies et Blandine de Ruischamps suivaient, les joues rouges d’humiliation, les yeux baissés pour éviter les regards des pillards.
Agnès sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine.
— Non… murmura-t-elle, trop bas pour être entendue.
Juba, lui, savourait la scène, un rictus satisfait étirant ses lèvres.
— Je suis assez fier de cette idée. J'ai pensé qu’il serait plus… symbolique que ces dames honorent la table. Un hommage à l’hospitalité que vous leur avez accordée
Agnès ne répondit pas, fixant son assiette vide avec une intensité presque douloureuse. Une rage froide bouillonnait en elle, mêlée à une honte qu’elle ne parvenait pas à refouler. Elle voulait hurler, protester, mais elle savait que cela ne ferait qu’empirer les choses.
— Une idée brillante, non ? Vous voyez, dame Agnès, que nous ne sommes pas des monstres. Nous savons apprécier la beauté et l’effort. Mais, bien sûr, tout cela dépend de vous. Vous êtes leur hôtesse, après tout.
— Je les trouve un peu trop vêtues pour des domestiques, gronda Orthaïas de sa voix rocailleuse.
La remarque graveleuse du colosse résonna dans la salle comme des pierres dévalant une montagne, et ne tarda pas à soulever une vague d'approbation chez les Jordhiens attablés. Agnès vit les visages de ses invitées se crisper d'effroi, alors même qu'une lueur malicieuse passait dans le regard de Juba. Par réflexe, elle balaya des yeux la rangée à la recherche de Sire Aric, en quête d'un mince espoir de soutien ; celui-ci, quelques places plus loin, se contenta de hausser les épaules d'un air contrit. Il ne ferait rien pour l'empêcher.
— Tu dis vrai, Orthaïas. Ces robes sont trop longues et leur seule vue me donne chaud. Allons ! Qu'on aide ces dames à s'en défaire.
A peine Agnès se redressait-elle, la bouche entrouverte, que ses paroles moururent au fond de sa gorge ; un simple regard de Juba la réduisit au silence.
— Un mot, dame, et vous les y rejoignez, chuchota le chef jordhien avant de se détourner d’elle.
Le cœur battant à tout rompre, Agnès jeta un œil en direction des quatre malheureuses. Elle ne les appréciait guère, elle les méprisait pour la plupart, mais ne pouvait ressentir que de l’horreur devant le sort qui leur était réservé. Elles étaient à Cors-Barral parce leurs maris ont suivi le mien à la guerre, songea-t-elle. Une guerre idiote qui ne les concernait même pas… Fallait-il que ce soient elles qui paient le prix des mauvais choix de Borrian ?
Une dizaine de Jordhiens s'étaient précipités comme un seul homme sur les quatre malheureuses. A deux ou trois sur chacune, ils ne leur laissèrent aucune chance de résister. Ils jetèrent au sol la pauvre Emmeline qui se débattait vainement en criant, alors qu'on tirait sans ménagement sur sa robe pour faire craquer le tissu ; en un rien de temps, on lui ôta les étoffes déchirées pour la redresser et l’exposer toute dévêtue à la horde hurlante des pillards. La jeune épouse de Frédégaire de Noirefutaies était assez ronde ; une lourde poitrine aux épais mamelons tombait tristement sur son ventre rond, et ses grosses cuisses chargées de vergetures firent l'objet de maints commentaires abjects dans la salle.
— On pourrait rentrer à cinq dans le cul de celle-là, ricana Orthaïas alors que l'on forçait Emmeline à se retourner pour révéler une épaisse culotte de cheval.
Elvanne de Blanchêne, la plus jeune, n'avait même pas trouvé la force de se débattre. Lorsqu’elle n’eut d’autre vêtement que sa peau laiteuse, elle tenta de cacher ses seins et son sexe de ses petites mains, avant qu’un Jordhien la force à tenir ses bras le long de son corps. Comme Emmeline, bien qu’en de moindres proportions, elle était un peu rondelette, mais ses formes s’épanouissaient avec une belle harmonie, si bien que son corps évoquait une jolie pomme à croquer. Cette idée ne réconfortait nullement la drôlesse, qui pleurait à chaudes larmes.
— L'avantage des noblionnes, c'est qu'elles sont souvent bien nourries, commenta Juba, encore qu'il y a des exceptions…
Le chef jordhien ponctua ces dernières paroles d’une œillade méprisante glissée à Agnès, dont la silhouette mince se devinait au travers des vêtements qu'elle portait et dont Juba, dans sa grande mansuétude, ne l'avait pas dépouillée. Mais s’il changeait d’avis ? Songeait Agnès avec une sourde appréhension, observant avec effroi Blandine de Ruischamps se faire déshabiller par les brutes. Par certains aspects, Blandine lui ressemblait un peu : une silhouette menue, un regard qui dégageait une certaine froideur, un tempérament plutôt strict… Ce masque de pureté derrière lequel Blandine aimait à se cacher vola en éclats à la seconde où lui fut ôtée sa robe et qu'elle offrit aux Jordhiens la vue de tout ce qu'elle avait de plus intime. Elle avait le ventre plat, une poitrine menue mais encore joliment galbée, et son sexe était recouvert d'un duvet aussi noir que sa chevelure, laquelle, libérée de son habituel chignon, retombait le long de ses épaules avec une fougue aussi surprenante qu’involontaire.
Ça aurait pu être moi, songeait Agnès avec effroi, et bien qu'elle s’efforça de lutter contre cette pensée, elle frissonnait en voyant les visages des guerriers jordhiens et leurs regards tout à la fois hilares et déformés par l'envie. Moi, totalement nue devant ces barbares, forcée de leur servir à boire, de marcher parmi eux à la merci de leurs regards et de leurs mains baladeuses, à les écouter parler de mon corps…
Seule Clémence des Deux-Fontaines semblait avoir trouvé en elle les ressources pour défier ses tortionnaires. L’élégante épouse de Sire Roland avait repoussé d'un geste les Jordhiens qui voulaient la déshabiller puis, avant que ceux-ci n'aient eu le temps d'insister, avait pris le parti de se dévêtir toute seule. Son audace avait déclenché une certaine admiration parmi l'assistance, si bien qu'elle n'avait pas tardé à éclipser ses compagnes d’infortune. En cela, elle pouvait encore compter sur d’autres atouts : ses cheveux châtains, presque roux, épousaient admirablement la carnation de sa peau d'albâtre. Elle s’avança de quelques pas, roulant des hanches avec une grâce féline et se posta face à la foule dans une attitude de défi, offrant à ses tourmenteurs la vision enchanteresse de ses formes. Tenant les épaules bien droites, elle croisa les bras sur son abdomen, soulignant le galbe de ses seins ronds et fermes, tandis que ses longues jambes laissaient entrevoir un pubis totalement lisse surplombant la fine fente de son sexe. A la convenance même d'Agnès, qui la détestait plus que les trois autres réunies, la jeune femme était sublime, comme tout droit sortie du rêve d’un sculpteur.
— Magnifique, déclara Juba d’un ton appréciateur.
Les quatre infortunées durent bien vite se mettre à l’ouvrage, pour le plus grand plaisir des guerriers attablés. Les dames devenues servantes étaient assaillies de quolibets et d’injures tandis qu’elles déambulaient entre les tables, les bras chargés de plats et d’amphores et les fesses à l’air ; le pire demeuraient les attouchements auxquels elles ne pouvaient se soustraire.
Le chef jordhien réserva naturellement à sa tablée les bons services de Clémence, et lorsque celle-ci s’approcha pour remplir sa coupe, il la gratifia d’un sourire pervers tout en posant une énorme paluche sur son épaule nue.
— Vous avez plus d’audace que la totalité de mes gars réunis, dit-il avant de laisser glisser sa main le long de la hanche de Clémence, jusqu’à atteindre sa cuisse.
La jeune femme resta stoïque, et Agnès dut lui reconnaître un courage dont elle eut été incapable ; seul le discret tremblement des mains de Clémence trahissait l’état de révolte dans lequel se trouvait sa pudeur. Un bref instant, son regard croisa celui d’Agnès, et celle-ci eut un mouvement de recul. Dans les yeux de Clémence, elle voyait de la haine. Elle me tient pour responsable, comprit Agnès avec angoisse. Le chef jordhien ne remarqua rien, trop occupé à laisser promener sa main le long de la cuisse de Clémence avant de lui palper les fesses, le tout sous le regard envieux de ses voisins de table.
— Lorsque la soirée sera terminée, vous m’attendrez dans mes quartiers, déclara Juba.
— Tu comptes te la garder pour toi, Juba ? gronda Orthaïas en toisant le chef jordhien d’un regard torve. M’est avis que t’es censé partager ce genre de butin.
— Va fourrer ta queue dans l’une des trois autres, soupira Juba, ou même les trois si ça te chante.
— Elles sont moches, les trois autres. J’en veux pas. Je voulais celle-là. Ou à la rigueur, la châtelaine. Je vois pas pourquoi on pourrait pas y toucher, à la maîtresse de céans ! L’est pas aussi bonne que l’autre, mais l’a un quelque chose qui me plaît bien, ça doit être son air de sainte-nitouche…
C’est de moi qu’il est en train de parler. Agnès se sentit devenir livide. Jusqu’alors, sa principale crainte était de se voir dépouillée elle aussi de ses vêtements, de se retrouver entièrement nue devant toute la salle comme une femme de mauvaise vie, réduite à l’état d’objet sous les regards concupiscents de ces barbares sanguinaires à peine humains… Elle, une femme noble, l’épouse du sire de Cors-Barral, tomber si bas ! Sa fierté ne se remettrait pas d’une telle honte. Or, elle réalisait qu’elle courait au-devant d’un destin pire encore… Ces monstres ne se contenteraient pas de regarder. Elle grimaça alors que s’imposait à elle la vision terrifiante d’Orthaïas en train de la caresser partout sur le corps, sur son ventre, sur ses seins, sur ses fesses... Le contact de ses horribles mains… Et puis avec sa langue… et puis… Tremblante, sa pudeur aux abois, Agnès s’interdit d’imaginer la suite.
— La châtelaine, on n’y touche pas, répliqua Juba d’un ton sans appel. C’est notre contrat. Tu comptes continuer à discuter mes ordres ou on en reste là, Orthaïas ?
L’écho des conversations s’interrompit subitement et le silence se fit dans la salle, alors que toutes les têtes se tournaient vers eux - offrant un répit inespéré aux quatre “servantes” pour échapper à quelques mains baladeuses. Orthaïas fit une très vilaine grimace et, l’espace d’un instant, la situation sembla sur le point de dégénérer. Finalement, le colosse se leva de sa chaise et, haussant les épaules, se contenta de lancer :
— On en reste là. Pour cette fois.
Les conversations reprirent de plus belle alors que le colosse quittait la salle d’un air boudeur. Agnès le suivit des yeux avec un brin d’inquiétude ; malgré le répit qui venait de lui être accordé, elle n’était pas pleinement rassurée. D’ailleurs, comment pourrait-elle l’être ? Tant qu’elle restait à la merci de ces sauvages, elle serait en danger.
— Merci, murmura-t-elle au chef jordhien - le mot lui écorcha la bouche, mais elle avait le sentiment que c’était la chose à faire.
— Vous n’avez pas à me remercier, répliqua Juba avec mépris. Ce n’est pas une fleur que je vous fais.
— Alors… pourquoi l’avoir empêché de…
— J’ai un contrat. Prendre ce château et vous garder intacte. C’est ça, mon contrat. J’entends bien l’honorer.
Le chef jordhien fronça les sourcils, et se rapprocha d’elle. Incapable de soutenir son regard, Agnès détourna les yeux.
— Mais on va se dire les choses, dame. Je perds gros si vous me filez entre les doigts. Alors vos petites escapades et vos tentatives, c’est terminé. La prochaine fois que ça se reproduit, tant pis si je dois faire une entorse aux conditions. Mieux vaut que je vous rende abîmée plutôt que je ne vous rende pas du tout. Essayez encore une fois de vous carapater dame, et je vous promets que l’humiliation qu’ont vécues les quatre garces ce soir, ce ne sera rien à côté de ce qui vous attend. On est d’accord ?
— Ou… oui.
— Parfait. Parce que dans le cas contraire, je laisserai Orthaïas vous foutre, et tous ceux qui veulent après lui.
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