Chapitre 11 - Agnès III
La châtelaine de Cors-Barral avait retrouvé le silence de sa chambre.
C'était une sensation étrange que d'être recluse en sa propre demeure. L’aspect familier des lieux avait quelque chose de rassurant, si l’on faisait abstraction des dizaines de barbares qui rôdaient dans les couloirs. Au moins, dans sa chambre, elle se trouvait à l’abri du froid. D’une certaine manière, elle était sans doute mieux ici que dehors, transie de peur, affamée et épuisée, à tenter de fuir les traqueurs jordhiens lancés à ses trousses.
Il fallait s’en convaincre…
Elle ne pleurait plus. Les larmes lui semblaient inutiles, presque indécentes. À quoi bon ? Demain serait pareil, et après-demain aussi. Elle se redressa finalement, fixant son reflet dans le miroir fissuré. Une femme digne et froide lui renvoya son regard, mais elle savait qu’il s’agissait d’un masque.
Elle avait honte. Chaque fois qu’elle repensait à ce qui s’était produit ce soir, à ce qu'avaient dû subir Clémence des Deux Fontaines, Elvanne de Blanchêne, Blandine de Ruischamps et Emmeline de Noirefutaies, Agnès se sentait défaillir.
Elle aurait voulu mourir.
Maudit sois-tu, Borrian. Maudit sois-tu, pour tout le malheur que tu nous a portés.
La porte de la chambre s'ouvrit dans un grincement, avant que la lueur vacillante d'une lanterne n’inonde la pièce d'un éclat sinistre. Son porteur n'était autre qu'Aric de Rivefière. Celui-ci referma la porte derrière lui avec lenteur, et son regard se posa sur Agnès, debout près de la fenêtre. Elle ne fit pas un geste pour l’accueillir, se contentant de le fixer d’un œil froid.
— Que me vaut l’honneur de cette visite nocturne, messire ?
Le faux chevalier posa la lanterne sur une table, sa cape encore humide de la bruine nocturne.
— Je viens m’assurer que vous êtes en sécurité, dame Agnès.
Un ricanement s’échappa des lèvres de la châtelaine.
— En sécurité ? Sous ce toit, entourée de vos brigands ? Pardonnez-moi si je trouve votre sollicitude... risible.
Il ne releva pas l’ironie, préférant s’approcher d’elle d’un pas mesuré.
— Vous ne me croyez pas, mais sachez que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour limiter leurs excès. Je vous ai protégée, et je continuerai à le faire.
Elle se détourna pour fixer le paysage obscur derrière la vitre.
— Oui, je vous ai vu à l'œuvre ce soir. Limiter leurs excès… c’est à se demander ce qu’il se serait passé sans vous.
— Sans moi, dame Agnès, ils vous auraient toutes violées, toutes les femmes de ce château, le soir-même où ils sont entrés, puis ils vous auraient tuées.
Il avait proféré ces paroles avec un calme désarmant. Agnès accusa le coup. Elle se garda de regarder son interlocuteur en face, ne voulant pas lui faire le plaisir de dévoiler son trouble.
— Je n’ai que peu d’autorité sur ces gens, reprit-il, vous vous en rendrez rapidement compte. Ils n’obéissent qu’à leur chef, Juba, et encore… obéir est un bien grand mot chez les Jordhiens. Eux et moi parvenons à nous entendre tant que nous y trouvons notre intérêt, mais nous n’avons pas les mêmes buts.
— Et quels vos intérêts, et quels sont vos buts ? Je ne sais toujours pas pourquoi vous vous en êtes pris à nous.
— En ce qui me concerne, dame Agnès, je ne fais qu’accomplir mon devoir. Mes intérêts sont ceux du seigneur que je sers.
— Vous parlez comme un chevalier, Aric, mais vous dirigez une bande de pillards. La contradiction ne vous étouffe pas ?
— Les nécessités de la guerre, dame Agnès. Tout homme doit parfois se salir les mains pour servir une cause plus grande.
Elle pensait le moucher, mais il avait réponse à tout. Elle se tourna finalement vers lui, toisant son vis-à-vis d’un regard sévère tout en croisant les bras sur sa poitrine.
— Et quelle guerre justifie de violer, de piller, de réduire des femmes à l’état de jouets ?
Il resta silencieux un instant, comme si ses mots pesaient plus lourds que ce qu’il était prêt à admettre.
— La guerre d’Ombreval, finit-il par dire. Votre époux, Borrian, s’est engagé aux côtés de Trystan d’Artellion. Il combat contre le comte de Sistre, mon seigneur. Vous comprenez donc pourquoi nous sommes ici.
C'était donc cela. Sois maudit, Borrian. Agnès dévisagea le faux chevalier avec une expression de dégoût.
— Je comprends que vous n’êtes qu’un mercenaire déguisé, un homme sans honneur. Vous venez parler de guerre à une femme enfermée dans son propre manoir, tandis que vos hommes détruisent tout ce qu’ils touchent. Vous n’avez rien d’un chevalier.
Il esquissa un sourire crispé, presque mélancolique.
— Je ne prétends pas être irréprochable, mais je suis fidèle à ma mission. Si je peux éviter à une innocente de souffrir inutilement, je le ferai. Vous êtes cette innocente, dame Agnès.
Elle rit doucement, mais d’un rire sans joie.
— Et qui êtes-vous pour parler d’innocence et de devoir ? Certainement pas Aric de Rivefière. J'ai entendu cette grande brute tout à l'heure vous appeler sous un autre nom. Alors dites-moi, qui êtes-vous réellement ?
Il sembla hésiter un bref instant.
— Laissons de côté les faux semblants, admit-il. Je suis Flourens de Morgaille. C'est là mon nom véritable.
Le silence tomba, lourd et pesant, seulement troublé par le crépitement de la lanterne. Agnès reprit la parole, la voix plus dure.
— Et que voulez-vous de moi, Flourens ? Dois-je comprendre que ma captivité n’est qu’un moyen de pression contre mon mari ?
Flourens inclina légèrement la tête, ses traits se faisant plus énigmatiques.
— Je ne demande qu'à vous rendre votre liberté, dame Agnès. Mais cela dépendra du choix de votre époux.
Elle plissa les yeux. Elle était lasse de chercher à le percer à jour, alors qu’il n’avait de cesse de répondre à ses questions par de nouvelles énigmes.
— Quel choix ?
— Votre époux peut vous sauver, vous et tous les habitants de ce château, à condition qu’il fasse le bon choix. Ce choix, c’est vous, Agnès. S’il vous choisit vous, vous serez sauvée. S’il en choisit une autre, eh bien… il vous condamne.
A la grande surprise de Flourens, la châtelaine éclata de rire. Un rire dépourvu de la moindre chaleur, un rire sans joie, où ne résonnait que l'implacable constat de tout le cynisme de sa situation.
— Alors je suis condamnée, Flourens. Ce choix, mon époux l'a déjà fait. Il pouvait renoncer à cette guerre qui ne le concernait pas, je l'en ai même supplié. Il a préféré défendre les intérêts de Maélyne de Laréor plutôt que de rester près de son épouse. Je ne sais pas ce que vous attendez de lui, mais c'est voué à l'échec.
Cette fois, Flourens semblait pris de court. Il considéra un moment Agnès en silence en plissant le front, les lèvres pincées, comme s’il réalisait soudain qu’un imprévu allait gâcher ses plans.
Finalement, il haussa les épaules.
— Bon, eh bien, il ne nous reste plus qu'à espérer que vous vous trompiez, Agnès.
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