J'ai couché avec la peur
Outre cette grande finesse psychologique qui le mettait à portée des meilleurs résultats, Michel était tout spécialement remarquable de beauté, ce qui envoûtait d'autant plus ses ouailles de la montagne. Son visage était celui d'un enfant boudeur, il portait des cheveux noirs de bouclettes, ses yeux étaient grands, bleus et foncés. Un air distrait venait alléger le sérieux qui marquait la plus grande partie de ses expressions faciales. Ses collègues, dont la plupart n'hésitaient pas à user de leur ascendant pour s'octroyer quelques aventures - adultérines pour certains d'entre eux - auprès de leur public féminin, avaient peine à croire qu'il n'en fît pas autant. Le bruit courait, en effet, qu'il avait éconduit un nombre assez important de femmes après leur avoir fait vivement espérer quelque chose, ce qui le faisait passer pour un Don Juan indécis et mal assumé. En vérité, Michel était d'un abord assez facile ; il savait nouer des liens solides avec autrui, se montrait généreux en marques d'amitié, pouvait gagner la confiance de n'importe qui... et sa troublante beauté faisait le reste. Bien malheureuse, hélas, celle qui se risquait à lui faire la cour, car non seulement la conquête faisait naufrage mais, de plus, Michel refroidissait soudainement ses rapports avec la courageuse prétendante. Ces brutales prises de distance étaient souvent interprétées comme des sursauts de conscience, in extremis avant qu'il ne mette son mariage en péril. Ainsi, certains le percevaient comme un immonde vaniteux. D'autres le voyaient juste blasé, déçu avant même de consommer le début d'une liaison. Évidemment, ces spéculations enflaient d'autant plus que Michel demeurait laconique, voire silencieux, sur un tel sujet de commérages. D'aucuns, par exemple, lui avaient un jour demandé s'il avait connu des amours de jeunesse. Ce à quoi il avait répondu : « À seize ans, j'ai couché avec la peur. » La phrase avait fait le tour de la station, à la manière d'une réplique qu'aurait prononcée un héros de série B. Aussi ne manquait-on pas de la répéter en s'esclaffant lorsqu'on le voyait dévaler des pistes à la verticale et tenter dans les airs de démoniaques figures : « Mais c'est normal! Tu sais bien que, quand il avait seize ans, il a couché avec la peur ! » Michel était progressivement devenu une mascotte, et son image se fit peu à peu la caricature d'un esprit des neiges éternelles. À partir de cette seule phrase on s'amusait à broder des légendes autour de lui. Toutes le paraient exagérément de pureté, celle d'un homme qui ne puiserait son excitation que dans les sports de montagne.
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