Vingt-cinq ans plus tôt

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Vers ses seize ans, Michel se tordit gravement la cheville et se brisa la clavicule après une chute spectaculaire à la mauvaise réception d'un saut périlleux. La douleur le fit hurler à la mort, mais la poudreuse qu'il avait à mâcher atténua le son, tandis que tout son corps refusait de produire le moindre mouvement. Son ski droit avait pris la tangente de biais, qui croisa la trajectoire d'un jeune camarade prénommé Oscar, lequel, en voulant l'esquiver, perdit le contrôle des siens et n'eut pas le temps de choisir où et comment cesser de lutter pour son équilibre : il prit tout de suite et bien malencontreusement une bosse à reculons. La faible rotation qui suivit son bondissement involontaire ramena presque tout le poids du garçon au niveau de son coccyx, lequel se fissura à la rencontre d'un nouvel amas de neige dure. Après qu'ils eurent proféré leurs cris les plus déchirants, la douleur délivra la tranquillité des hauteurs rocheuses en conduisant les deux jeunes gens à s'évanouir, effondrés à une cinquantaine de mètres l'un de l'autre. Ils se réveillèrent dans la même ambulance ; Oscar une bonne minute après Michel. Le fait d'avoir perdu connaissance et de s'être réveillé dans une atmosphère si froide ébranla quelque peu le moins âgé des deux garçons, qui n'avait guère plus de douze ans et qui laissa échapper quelques larmes de stress. Michel, bien qu'à demi paralysé, se joignit aux ambulanciers pour le réconforter, puis il redoubla de sollicitude lorsque, dans la chambre où ils furent mis à proximité, Oscar pleura de nouveau en apprenant qu'il avait une fracture au derrière. Une aide-soignante, la benjamine du service, assista à cette solidarité toute fraternelle. Elle en fut particulièrement touchée. Elle se prit à dévisager Michel, dont la figure portait déjà quelques beaux traits de virilité, tel qu'un cou plutôt épais, surmonté d'une mâchoire carrée, et enfin de sombres sourcils qui intensifiaient son regard, atténuant la naïveté qu'on aurait pu encore y déceler. En le contemplant, cloué dans son lit, elle se laissa glisser dans une fascination qui lui inspira des mots intérieurs trop profondément absolus pour décrire justement ce qu'elle ressentait. « Il est magnifique. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi beau. Amoureuse, je suis en train de tomber amoureuse. Tout est aimable chez lui, il est idéal, il est parfait, c'est un ange... » Ce dernier mot, « ange » lui était venu à cause de la gentillesse qu'il manifestait envers son cadet. Or, cette jeune femme, qui répondait au nom de Christine et qui pouvait paraître jolie dans l'ensemble, souffrait d'un problème d'élocution qui la faisait avaler la moitié de ses phrases, rendant ses paroles presque inintelligibles. Ce défaut l'avait rendue timide au point d'être régulièrement prise pour une simplette, malgré ses bons résultats au concours d'aide-soignante. Ces difficultés à communiquer occasionnaient des gestes d'impatience et des comportements désobligeants à son encontre, aussi bien de la part des collègues que de sa propre famille. Aussi fut-elle bouleversée de voir quelqu'un, bloqué dans une si vulnérable posture, s'inquiéter spontanément pour le bien-être de son semblable. Sans le vouloir, Michel porta le coup de grâce en lui souriant chaleureusement alors qu'elle s'apprêtait à sortir de la chambre. Elle prit pour elle ce qui n'avait été que la démonstration d'un caractère avenant. Comme son cœur s'emballait, Christine oublia que ses légères difficultés orthophonique avaient conditionné chez elle un handicap social beaucoup plus lourd, ou du moins fut-elle persuadée que des circonstances aussi vulgaires ne pouvaient entacher la pureté d'un amour déjà si puissant à sa naissance. Avant de passer la porte, elle soupira en fixant le sol puis en ramenant son regard sur Michel qui ne comprit rien à ce grotesque cliché romantique. Il la salua ; elle sortit en hâte et sans lui répondre. Il ressentit comme une gêne dont il ignorait la véritable provenance.

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