Prologue - 2
Sous ses mèches cramoisies trempées, le regard sombre et en colère, Laïla fixa impuissante l'autre côté dorénavant inaccessible. Là-bas, les arbres étaient bien plus petits et réconfortants que ceux au-dessus d'elle, intimidants. Derrière eux, il y avait la Clairière : une immense étendue d'herbe entourée d'une élévation, non loin d'un immense océan perpétuellement agité en proie à une tempête qui ne s'essoufflait jamais.
C'était là que se trouvait son village et Iris, pris en étau par une forêt aux dangers innombrables et d'un élément liquide infranchissage. À croire que la nature les avaient piégés-là, sa famille et son peuple, sans moyen d'échapper à ses griffes pour les cueillir un par un.
Laïla sentit sa gorge se serrer, alors qu'elle avala péniblement la boule qui s'était formée, le cri de désespoir mourant aussitôt. La Chasseuse ne remarquait même plus les tremblements qui accablaient son corps frigorifié pour se réchauffer, alors que son seul moyen de rentrer était désormais infranchissable. N'étant pas très bonne nageuse, bien que la jeune femme savait flotter, si elle se risquait à la traversée dans ces eaux tumultueuses, Laïla se noierait à coup sûr. Même un nageur expérimenté se ferait emporter par le courant.
Mais la nuit était en train de tomber, et cette pensée la secoua.
Je ne peux pas rester plantée-là, se ressaisit-elle en retournant sous les arbres, soulevant les sacs de viandes et de fruits qu'elle transportait, plus lourds qu'avant à cause de toute l'eau. Ils vont bientôt arriver.
Bientôt, le parterre végétal se mit à luire sous ses pieds, s'illuminant davantage alors que la Chasseuse décidait de faire demi-tour au petit trot. Au moins, ils l'éclairaient suffisamment devant elle et lui permettaient de s'orienter. Laïla s'assurer de mémoriser son emplacement et chaque tournant qu'elle prenait, pour réussir à revenir. La situation n'était pas géniale, pour ne pas dire désespérée. Laïla s'efforça de garder la tête froide et réfléchit posément à ses options. En attendant que la pluie se calme, elle devait à tout prix trouver un abri. Ses extrémités gelaient et se tétanisaient, son corps devenu dangereusement froid. Les vêtements engorgés qui l'alourdissaient ne l'aidaient plus à se maintenir réchauffée.
Il fallait qu'elle se dépêche de se réfugier, avant que ses forces ne l'abandonnent complètement. Et qu'à son tour, elle devienne celle qui serait la chassée.
-oOo-
Ce n'était pas la première fois qu'un incident obligeait Laïla à rester dans la Forêt. Trois fois, en réalité, en comptant aujourd'hui. Chaque Chasseur savait qu'une traque pouvait les contraindre à rester là-bas, que n'importe quel incident pouvait survenir et, à ce moment, ils devaient se débrouiller pour rester en vie jusqu'à être en mesure de repartir. Mais chacun d'eux savaient que se promener au milieu des arbres, seul et épuisé, était une erreur fatale.
Souviens-toi, petite Furie : sur cette terre, tout être vivant est voué à devenir la proie d'un autre, lui avait enseigné Ross, son maître et instructeur quand Laïla, encore jeune, avait rejoint la formation de Chasseur.
Les années se succédant, il avait été un professeur sévère et rude, avec un visage de marbre et à la patience courte, mais toujours rusé en lui donnant des conseils sur les diverses méthodes de survie : comment se servir des indices de la nature pour chasser ; savoir se repérer au milieu d'un labyrinthe végétal ; reconnaître le territoire d'un animal. Grâce à son enseignement, la jeune femme était devenue l'une des meilleures d'entre eux.
Le jour de l'Ordalie - un test de trois jours pour tester la capacité de survie et d'habileté -, parmi les apprentis, Laïla avait réussi l'exploit d'abattre un énorme cervidé qu'elle avait traqué pendant deux jours sans presque dormir. Et, au troisième, elle avait asséné un coup de la lance mortelle vers la bête épuisée après l'avoir acculée, puis en l'achevant d'un coup de poignard au cœur pour abréger ses souffrances. Le retour à la Clairière avait été laborieux, éprouvant, et Laïla était presque morte de fatigue en revenant avec sa proie, qu'elle traînait difficilement derrière grâce à une luge rustique fabriquée sur place. Mais en la voyant revenir, bien que Ross n'ait pas souri - un point qu'ils avaient tous les deux en commun - l'étincelle de fierté qui avait brillé dans son regard gris devant son trophée avait valu n'importe quelle louange prononcée.
Sa récompense - cette lance de chasse électrique, un trésor d'ingénierie venant du savoir lointain de leurs ancêtres échoués sur cette terre hostile - avait été le seul et unique cadeau que son élève avait reçu de lui peu après cet exploit. Et peu avant que le vieux Chasseur n'ait trouvé la mort dans la Forêt, la laissant avec un vide immense. Même s'ils n'avaient pas partagé des liens de sang, Laïla l'avait pleuré les jours suivants ses funérailles, après avoir perdu son mentor, un modèle, et une presque figure paternelle.
Depuis une Chasseuse accomplie, Laïla n'avait jamais oublié les leçons de son maître. Elle les avait perfectionné. Un Chasseur devait trouver vite un abri, de manière à être en sécurité et protégé. Comme il lui avait appris, les yeux entraînés et perçants de Laïla fouillèrent la pénombre, cherchant n'importe quoi qui pouvait l'abriter de la pluie et des prédateurs. Elle était vigilante au moindre mouvement à proximité, plus que d'ordinaire ; avec cette pluie - même si elle se réduisit en une simple bruine - tous les sons environnants étaient couverts. Ce qui était également un avantage pour la Chasseuse, mieux cacher aux oreilles fines des animaux, mais qui la privait d'un sens capital, au cas où quelque chose se glissait silencieusement derrière son dos.
Sa recherche se poursuivit, très tard dans la nuit. La fluorescence légère des végétaux, qui réagissait par vagues de lumières et explosions de couleurs à son intrusion - parfois, Laïla se demandait si ces manifestations pouvaient refléter la pensée des végétaux - lui permit de s'orienter.
Autour d'elle, les animaux nocturnes s'activaient, et les insectes bourdonnaient. Se glissant avec une grâce féline prédatrice dans la végétation, enjambant les racines et les rochers, Laïla s'efforçait de devenir une ombre parmi les ombres. La jeune femme évita les sentiers empruntés par trop d'animaux, sachant que n'importe quoi pouvait les suivre et la rencontrer.
Chaque craquement que ses oreilles captaient la fit se tendre.
Au loin, des hurlements canins s'élevaient, pour se répéter un peu plus loin.
Quelques minutes plus tard, une bête cria.
Ce mélange de bruits et de sons - un dialecte immémorial lui rappelant sa place au sein de la nature - l'accompagna longtemps encore. Soudain, son visage renfrognée s'éclaira : dissimulée par des plantes grimpantes et des buissons, une grotte s'enfonçait dans la terre.
— Enfin... murmura-t-elle, s'accroupissant vers la terre humide et en tenant fermement son arme, le doigt sur l'interrupteur.
Doucement, la pointe de fer écarta les branchages. Un léger sifflement s'échappa de ses lèvres ; tellement faible que rien à part ce qui pouvait potentiellement se nicher dedans ne l'entendrait. Laïla recommença, plus fort, jusqu'à s'assurer que rien n'y vivait. Prudente, sa tête se pencha à l'intérieur, évaluant le lieu ; l'espace n'était pas bien grand. Heureusement, la petite taille de Laïla lui permis de se glisser avec aisance à l'intérieur. Aucune trace récente n'indiquait que l'endroit ait été habitée.
Rien ne risquait de lui arracher la tête... pour le moment.
La grotte n'était pas spacieuse, mais il faisait chaud et une bonne odeur de terre humide s'en dégageait, l'apaisant. La mousse verte sous son ventre, qui l'éclairait suffisamment pour se positionner, réchauffa son corps froid et plein de crampes.
Ça fait du bien, mais je suis encore gelée, réalisa-t-elle.
Consciente de sa tenue trempée contre elle, Laïla se dévêtit complètement, ne gardant que de quoi cacher sa faible poitrine et son intimité. Elle arracha la mousse par poignée, s'en servant pour en recouvrir ses vêtements et bottes afin que l'eau soit absorbée. La lance restait à ses côtés, prête à la protéger de l'ennemi.
Son épuisement la rattrapa ; au chaud et confortable dans sa couchette, la dernière chose qu'elle vit avant de fermer les yeux, fut le ciel, qui s'était brièvement éclairci, illuminé par les lunes jumelles. Magnifiques, au milieu des étoiles qui luisaient à travers les branchages la dissimulant.
Assoupie, une pensée lui échappa :
— Bonne nuit, Iris, Ba.
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