Abygaïl - 1

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Le 25 juillet 1999, Abygaïl Boula-ad fut balancée hors de prison. Après vingt ans d'incarcération pour crime de '' lèse-majesté '' - Abygaïl avait osé défier la junte militaire lors d'une escarmouche dans le sud saharien - elle était renvoyée manu-militari de la prison Darb el Charif de Casablanca. Que s'était-il passé ? Une amnistie ? Une erreur administrative ? Ce n'était pas une libération voulue, à la façon dont elle fut jetée sur le pavé, éclaboussé de soleil...

Ce 25 juillet 1999, des centaines de marocains se pressent dans les rues de Rabat pour voir passer le cortège qui conduit Hassan II à sa dernière demeure, le mausolée de marbre blanc où repose déjà son père, Mohamed V. Rarement les funérailles d'un chef d'état auront suscité une telle ferveur populaire. Rarement aussi autant de hautes personnalités se seront retrouvées pour rendre un ultime hommage à l'un des leurs. Du Président américain Bill Clinton au Premier ministre israélien Ehoud Barak, en passant par le secrétaire général de l'ONU Kofi Annan, le roi d'Espagne et une vingtaine de chefs d’État africains, le gotha mondial fit le déplacement (tout comme lors des fêtes de Persépolis du Shah d'Iran) pour saluer l'homme qui présida pendant trente-huit ans aux destinées de l'une des plus vieilles monarchies du monde.

Abygaïl comprit soudain cette libération douteuse ; tout était clair, on l'avait une fois encore abusée. En l'arrachant du système carcéral pour la jeter à la rue, sans identité, sans passé ni avenir, l'administration pénitentiaire avait nié son existence. Elle retournait à la vie par effraction. Rejoindre le Sud, rentrer à Laâyoune ; revoir abba,... lui dire... ; revoir Yacoub, lui raconter l'indicible. Elle se sentait bafouée, rayée et anéantie une nouvelle fois.

Abygaïl est native de Dakhla, un bourg du sud du sud du Sahara Occidental, accroché aux bancs de sable de Cap Juby, battu par l'océan, à mille trois cent kilomètres au sud de Taroudant. Son grand-père était porte-chiffon sur la base de l'Aéropostale. En 1926, Antoine de Saint-Exupéry était chef de l'Aéroplace de Cap-Juby avec Marcel Moine comme chef mécano. Ibrahim Boula-ad, issu d'une vieille famille chrétienne de Syrie de la branche Melkite, parlant l'hébreu, l'arabe et l'araméen dans le texte, attentif et respectueux auprès des Farançaouis y apprit son métier de Sidi-Cambouilli sous la tutelle de Marcel. Sa connaissance des « Hommes Bleus » et de leur langue, le hassanya, lui fit rejoindre Joseph Roig, officier cartographe français en poste au Maroc, que le Maréchal Lyautet détacha auprès de la Cie Latécoère. Il fallait réaliser le tronçon Casablanca-Dakar, tronçon de deux mille huit cent kilomètres dont mille cinq cent kilomètres hérissés de difficultés car sous mandat espagnol, échappant à l'autorité française. Mille cinq cents kilomètres à très haut risque du fait de l'incapacité des espagnols à contrôler efficacement cette immense étendue de désert qui, des frontières du Sud Marocain aux frontières de l'Afrique Occidentale française, est ratissée par des bandes de Maures, pillards et assassins, en marge de toutes lois : on les appelle « les Hommes Bleus ». Les bandes opèrent par groupes de cent à deux cent cinquante fusils ! Et d'Agadir à Port Étienne, les pilotes courent en permanence le risque d'être égorgés, les avions et leur chargement, pillés, éparpillés ou incendiés... s'ils ont le malheur de tomber en panne. Il faut négocier avec les chefs de tribus, tenter de neutraliser pillards et brigands.

Sidi'Brahim était passé maître en pot de vin, au grand désarroi de Joseph Roig ! Son fils, Jacob Boula-ad l'accompagna longtemps dans ses campagnes, entre mécanique et palabres au milieu du désert... Abygaïl était née et avait baigné dans cette turbulence d'explorateurs, d'aventuriers et d'ingénieurs aux confins d'un monde civilisé, seigneurs du désert et saigneurs de razzias, cérémonies du thé et de la parole donnée... en tant que sahraouie, fille de Jacob et de Sarah, elle était fille du vent et des dunes, libre.

Ce brassage de musulmans, de chrétiens et de juifs ainsi que cette mixité européenne l'avaient poussée à rejoindre Laâyoune, capital du Sahara Occidental, pour y poursuivre des études de médecine à la faculté Q'el Hazzar. Laâyoune, juste un point de ravitaillement en eau pour l'armée espagnole en 1930. Aujourd'hui, avec plus de deux cent mille habitants, Laâyoune est la clé de voûte de la politique saharienne du Maroc. Interface entre deux océans, le désert à l’Est et l'Atlantique à l’Ouest, Laâyoune est la porte sur l'Europe et sur le monde.

En fait d'études de médecine, la guerre succédant à la Marche Verte, Abygaïl rejoint une section de volontaires du Croissant Rouge Sahraoui, après une brève formation de secouriste et une première année de médecine chaotique. Abygaïl se réjouit de servir son peuple sahraoui. Elle fut affectée dans l'urgence au camp de Smara et vint grossir l'escouade de trois femmes et bizarrement un homme, sans doute un brancardier ? Yacoub l’aperçue, la reconnue. Elle était belle, un grand regard vert souligné de bleu, avec pourtant une carnation presque africaine, un corps plein. Elle avait, sous la pommette, une certaine tension anxieuse qui passait, aux yeux de Yacoub, pour le trait régulier de l'alliance de la beauté et de l'intelligence. Elle l'emmènera aux Jardins de la fontaine pour goûter la lumière du jour, au Jardin des plantes où elle lui désignera l'arbre des amoureux, un cédrat immense. Du jour au lendemain, ils cessèrent l'un à l'autre de vieillir. Yacoub se sentait ébloui de marcher ainsi à côté d'elle. Tout, dans cette étreinte, lui semblait comme au matin du monde. Leurs corps, presque de la même taille, avaient d'instinct trouvé ce point de danse qui les tenait l'un à l'autre équilibrés, et qui marque le pas des vrais amants. Il y eut des heures délicieuses de cruauté, de doutes et de tourments. L'histoire sans cesse renouvelée de Shahine et Omar Khayyam. '' On dit qu'ils parvinrent à s'apprivoiser comme finissait la dernière lune du temps de l'innocence ''. Ils rentraient moulus de leurs dérives et s'endormaient presque aussitôt.

Un matin arrive au camp une femme et son nourrisson. La femme déroule son voile et un nouveau-né malingre en sort à demi. « Mon Dieu, des petits lapins, elle nous apporte des petits lapins ! » s'écrie Abygaïl. Le crâne émerge, il paraît bien chevelu pour le crâne d'un nourrisson d'une vingtaine de jours. Nous demandons l’âge du bébé, propre, maigre, fiévreux, secoué par la toux. Il a sept mois ! Le ''médecin-chef'', madame Tammi, l'ausculte. Elle rassure la mère et rédige ''l'ordonnance'' sur un petit morceau de carton d’emballage. La mère enveloppe délicatement le bébé et passe dans la tente voisine qui sert à la fois de salle de soin et de pharmacie pour la distribution des médicaments. L'horreur s'ajoute à la peine ; la détresse et la peur repeignent les dunes du désert en incarnat...

Les réfugiés sont rassemblés dans quatorze camps de quatre à cinq mille personnes. Ils sont parqués à raison de trois à quatre familles par tente. La promiscuité, pénible et dangereuse, multiplie les risques de contagion. Des milliers et des milliers de tentes seraient nécessaire. L'intendance ne suit plus, l'eau est rationnée, le bois pour le chauffage et la cuisson devient rare. De même l'administration des camps gère l'alimentation au plus juste ; chaque réfugié devrait recevoir par mois : 6 kilos de farine, 3 kilos de légumes secs, 3 kilos de dattes, 2 kilos de sucre, 1 kilo de thé... Yacoub court, porte, crie, se démène, se submerge et s'abandonne à la folie des hommes. Abygaïl panse, pique, soigne, nourri et pleure chaque soir sur la folie des hommes. Pour ces populations, plus de soixante-dix mille personnes, sous alimentées, vivant dans des conditions trop difficiles, tellement éloignées de leur vie de nomade d'autrefois, traumatisées par les bombardements marocains et l'exode dramatique, il n'y a pour l'instant que trois médecins diplômés, assistés de quinze aide-médecins, une vingtaine d'étudiants en médecine et une quarantaine d'infirmiers et d'infirmières sans aucune qualification. Et la guerre a débuté il y a deux ans déjà... elle durera treize ans encore.

Le vent tourne... Il ne se passe pas un jour sans que le Front Polisario ne publie un communiqué militaire faisant état d'opérations au Nord ou au Sud du pays. Les conséquences de cette guerre affaiblissent chaque jour davantage le régime mauritanien qui, pour survivre, est obligé de faire appel à l'aide financière étrangère et au soutien militaire marocain. Quant au Maroc, la situation politique ne vaut guère mieux. Hassan II ne peut se maintenir que grâce à une farouche répression contre le peuple marocain qui subit chaque jour les conséquences économiques de la guerre. Les pertes en vie humaine infligées par les Sahraouis aux Forces Royales minent le moral de l'armée et la population civile se demande quel intérêt le Maroc peut bien avoir à occuper le Sahara Occidental ?

Yacoub reçut une lettre de Joseph : « Mon fils, voilà trois ans que tu es parti sauver une cause perdue, perdue pour nous tous. Je connais tes souffrances, peut-être sont-elles comparables aux nôtres ? Nous n'avons pas les plaies et la pourriture de la guerre, mais nous courbons l'échine sous les brimades et les frustrations. Notre roi, dans sa folie invasive, saigne son peuple, nous porte en sacrifice sur l'autel de sa vanité. Ta mère est inquiète, elle ne trouve ni le sommeil ni les haricots pour faire le foul. Safia s'échine dans le potager, ses dattiers ont été réquisitionnés. Samuel sombre dans la noirceur de tes cauchemars... Se serait-il trompé dans sa foi expansionniste ? Où bien n'a-t-il su vivre ses convictions ? Ta mère se désespère de ton retour. Monsieur Abécassi vient régulièrement lui expliquer que le train est réquisitionné pour l'armée. Elle ne peut l'entendre. Nous n'avons pas revu tes sœurs depuis la Marche Verte, je pense qu'elles sont mieux en Europe de l'Est ; Moshé avait raison. Yevgueni Marcusis a repris le fusil, pour chasser l'arabe, et le lapin à l'occasion. Il ne s'est toujours pas remis des totalitarismes de quelques sortes qu'ils soient. Yacoub, prend soin de toi, et si Dieu le veut, nous t'accompagnerons pour tes noces d'avec Abygaïl, fille de Jacob, au grand désespoir de ta mère. Shalom mon fils ».

La radio du Front Polisarion carillonne : « Notre lutte de libération, a affirmé monsieur Brahim Ghali, ministre de la Défense de la République Sahraouie, amorce un important tournant. Le cinglant revers que viennent de subir les forces de Rabat et de Nouakchott en est une preuve éclatante. En dépit de tous leurs efforts, a souligné le ministre, les régimes marocain et mauritanien ne pourront cacher indéfiniment l'amer réalité de leurs défaites à leur peuple respectif ».

Abygaïl écrit à Jacob, resté à Dakhla : « Père, la vie fut terrifiante mais aujourd'hui nous avons gagné ! On dit que le Sahara est occupé par l'armée marocaine ? C'est faux. Que le roi Hassan veuille annexer le Sahara Occidental c'est un fait. Mais l'armée marocaine n'occupe pas, ou tout du moins, n'occupe plus le sud ! Certes, elle tient encore quelques garnisons dans quelques villes, mais c'est tout. En réalité c'est nous Sahraouies qui occupons nos terres ! Nous circulons en toute liberté. Nous y avons fait plus de mille kilomètres en Land Rover. C'est une expérience étonnante ! Dès qu'il y a un arbre, un creux de dune, un amas de roches, il y a un poste du Front. Ils contrôlent les alentours. Durant notre périple nous avons croisé, de jours comme de nuit, des centaines de voitures du Front Polisario, consommé de l'essence, prêté notre roue de secours pour une Land qui en manquait et même cassé notre direction. Il suffisait d'une halte, d'un bivouac avec nos frères, boire le thé, pour voir revenir notre Land Rover avec le plein d'essence fait, la direction réparée et muni d'une nouvelle roue de secours ! En plein désert, partout, des caches, du ravitaillement, de l'essence et des ateliers de réparation. Père, c'est chez nous ! Nous contrôlons notre territoire, notre pays, la République Arabe Sahraouie Démocratique !! Bientôt, je reviendrai te présenter Yacoub, un sahraoui pas comme nous !... Je t'embrasse de tout mon amour... »

Le 5 août 1979, un cessez-le-feu, imposé par l'ONU, est signé à Alger. À l’issue de cette journée : « La République Islamiste de Mauritanie déclare solennellement qu'elle n'a et n'aura pas de revendications territoriales ou autres sur le Sahara Occidental ; elle décide de sortir définitivement de la guerre injuste du Sahara Occidental suivant les modalités arrêtées en commun accord avec le représentant du peuple Sahraoui, le Front Polisario ».

L'invasion appelée par euphémisme la Marche Verte... Le Maroc ne se retirera jamais. Dans la bouche d'Hassan II, c'était le désir de Dieu : « Dieu a couronné nos démarches de succès et nous avons regagné nos foyers couvert de gloire et de grandeur car nous avons engagé notre lutte la foi au cœur ». Neuf jours plus tard, le 14 août, le Maroc lançait une nouvelle offensive contre les camps de Laâyoune et Smara. C'est lors de ces combats, une escarmouche sanglante sur Smara, qu'Abygaïl fut razziée. Yacoub, en mission de ravitaillement ne put rien faire. À son retour, il apprit la disparition d'Abygaïl ainsi que de toute l'équipe de soin, y compris madame Tammi, par un vieillard rescapé d'on ne sait quel mystère. Yacoub était à l'image du camp, dévasté. Alors où ? Où retrouver Abygaïl, enlevée par l'armée marocaine ? Prisonnière de guerre ?

Le roi Hassan II a fait du ministre de l'intérieur, Driss Basri, le responsable du Sahara Occidental. Basri est connu dans les associations des Droits de l'Homme comme le ''Boucher Basri'' ; en effet, il n'arrive pas à traiter les prisonniers politiques avec la déférence qu'il voudrait afficher. Basri, c'est l'homme qui fonce quand le roi veut des résultats. Les opposants au régime sont brutalement réprimés, tabassage, incarcération arbitraire, abandon dans le désert, viol ou menaces de viol et de représailles sur la famille...

Et tout se mélange dans la même phrase, la même douleur, la même pensée, au fond, comme dans la vie... Tout tourne dans la tête de Yacoub. C’est une fissure, énorme, qui le désagrège et l'anéanti.

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