La rentrée 1/2
Le bus en provenance de la gare vient de nous déposer. J'arrive devant un lycée, tout beau, tout propre. Un grand ensemble de sept bâtiments sur trois étages aux crépis pastels reliés par une cour de verdure sans aucune mauvaise herbe. Pas un brin plus haut que l'autre. Pas une fleur dans l'océan vert. Quelques pins fournissent un peu d’ombre sans laisser une seule aiguille au sol. On dirait le décor en carton-pâte d'un film. Ce semblant de perfection m'énerve déjà. C’est trop aseptisé, trop uniforme à mon goût. Tellement artificiel que pas un piaf ne chante. Je sens que je ne vais pas me plaire ici. Je n'ai rien à faire dans cette ville. Je suis une campagnarde.
Je n'ai pas le choix. Je ne suis pas ici de ma propre initiative. On m'a forcé la main. Mes parents ont vécu sous la coupe de Papinou, mon grand-père maternel, toute leur vie et ils sont partis en voyage dès qu'il est mort, avec l'héritage. Il faut dire que Papinou est, non était, un vieux grincheux. Il les obligeait à bosser, ce qui n'était pas du goût de mes géniteurs. Moi, je l'aime bien Papinou. C'est lui qui m'a élevé depuis ma naissance en réalité. C'est mieux ainsi d'ailleurs. Je ne serais probablement plus en vie si l'un de mes deux géniteurs s'était occupé de me torcher le cul bébé ou de me cuisiner quelque chose de comestible. La beauté vaniteuse de Mère n'aurait pas survécu à un pied main bouche commun sur son soi-disant beau visage. Mes parents sont des fainéants rêveurs incapables de se trouver un vrai boulot et de se rendre utile. Ce n'est pas Papinou qui me l'a dit. Je l'ai réalisé toute seule en les observant.
La preuve, s’il en fallait une, c’est qu’ils n’ont même pas daigné nous conduire ici eux-mêmes et nous ont laissé nous démerder seules avec nos valises. Je ne vous dis pas le périple depuis ma campagne profonde où un seul bus passe par jour. Ne pas le rater, arriver dans un plus gros village, prendre un petit train, puis un plus gros et enfin ce bus et ne pas se tromper d’arrêt. Le tout au pas de course avec un bon gros sac à dos chargé à bloc. Heureusement que je suis dégourdie et sportive. J'avais tout bien planifié avant de partir, connaissant chaque horaire et dans quelle direction me diriger un arrêt après l'autre. Pas une seconde de retard de ma part sur le planning. Même la lenteur légendaire du service ferroviaire a été prise en compte dans les calculs. Mes géniteurs sont vraiment un duo de feignasses.
Mais qui est cet enfant indigne, me direz-vous. Je me présente : Mégane Farmer. Tiens, un autre exemple de leur incapacité à faire quelque chose de bien. Quitte à avoir un prénom de bagnole, ils auraient pu me donner celui d’une vraie voiture. Style Jeep, Rubicon ou Rover. Pas celui d’une merdouille pour citadins. Je me serais éclatée à me prénommer Cherokee. Vraiment trop naze.
Bref ! Reprenons. Quinze ans. Un mètre soixante et onze. Corpulence athlétique.Quelques petits bourrelets de bonne bouffe pour être honnête. C’est trop bon la bouffe pour s’en priver. Et puis, je suis en bonne santé si on en croît les contrôles réguliers effectués par le médecin de famille chez qui papinou me traînait de gré ou de force. Cheveux châtains ondulés jusqu'au bas du dos, souvent attachés avec un bout de bois en chignon négligé et planqués sous une casquette ou un bonnet. De magnifiques yeux verts et des traits fins d’après Papinou. Deux demi-melons supers chiants à trimballer en guise de pectoraux que je bande souvent pour aplatir. Ça c’est pour l’aspect corporel. Un look indéfinissable, je dirais masculin. Je porte soit des rangers, soit des baskets, toujours sombres. Mon jean est large, taché et troué, de couleur noire ou bleu marine. Le haut est dans le même style, un tee shirt quatre tailles trop grand, planqué sous un pull informe de préférence vieux, confortable, usé et sombre. Ni gothique, ni grunge, encore moins fashionista. Pratique mais indéfinissable.
J'ai aussi un sale caractère si on en croit les incapables qui me servent de géniteurs. Mais ça, je crois que vous l'avez déjà compris, je pense. Je dirais plutôt que j'ai du caractère et que je ne mâche pas mes mots. Quand je tombe sur un gros lourdaud butor, je ne me laisse pas marcher sur les pieds. Je lui dis ce que je pense, tant pis si cela ne lui plaît pas. Ceux qui ont cherché la bagarre verbale ou physique se sont ratatinés comme des crêpes. C’est bon les crêpes.. Ça y est! J’ai faim.
— Meg, arrête de ronchonner et fais un sourire. On doit faire bonne impression. Me chuchote alors ma jumelle.
Ah oui, c'est vrai. J'oubliais. J'ai une jumelle. Mélia. C'est totalement le contraire de moi. Un ange de douceur et de gentillesse descendu sur Terre. Des deux, je suis la jumelle maléfique, c'est certain. Je l’assume totalement. Ma compagne d’infortune dans cette galère. Ma partenaire de jeux et aussi pour de nombreux crimes. Ma complice loyale. Celle pour qui je donnerais ma vie et pour qui je distribue pas mal de baffes plus ou moins en cachette.
Un corps mince et frêle, plutôt grande, environ un mètre soixante-dix-huit. Des yeux bleu azur sur un visage doux et souriant. Un immense sourire qui fait battre le cœur. Des hautes pommettes roses de poupée. Elle ressemble à un mannequin de magazine. Ses cheveux sont proches des miens, châtains ondulés et longs. Mais elle a des tas de perruques donc sa capillarité change quotidiennement. Ses cheveux roses sont en coupe courte à la garçonne aujourd'hui. Elle revendique son look de licorne. Je vais dire par là robe froufroutante multicolore pastel à mi-cuisse, des chaussures à talons larges roses, des bas jaune poussin. Le tout accessoirisé de tonnes de bracelets, avec un maquillage très coloré, mais absolument pas vulgaire. Mon petit manga.
Elle a un caractère doux, craintif, un peu timide, mais hyper sociable. Elle est le Yin de mon Yang. Mon opposé complémentaire. C’est une barbe à papa sur pattes, dégoulinante de gentillesse et d’amour. Elle aime tout le monde et tout le monde l’aime. Elle est fantastique. C'est ma raison de vivre.
Je grimace afin de faire plaisir à ma moitié adorée. C'est bien la seule pour qui je daigne fournir des efforts dès qu’elle me fait une demande. Je fournissais aussi des efforts pour Papinou mais lui, ses demandes, c’était avec des coups de pieds au cul qu’il me les faisait. Alors forcément… ça donne moins envie. En vérité, je mens un peu. Papinou ne m’a jamais frappé et n’a jamais frappé un enfant ou une personne sans défense. Il avait juste un caractère proche du mien, donc lui et moi, ça faisait pas mal d’étincelles. On n'arrêtait pas de se disputer. C’était marrant.
D'un battement de cils mutin, Mélia me donne l’ordre de me re-concentrer sur ma mission. Entrer dans cet antre du diable que l'on appelle lycée privé. L'internat dans lequel nos parents vont se débarrasser de nous. Avec l'argent venant du vieux schnock qui sert de patriarche familial, soit dit en passant. Enfin non, le vieux schnock qui servait de grand-père, puisqu'il est mort. Je n'arrive pas à me faire à l'idée. Maintenant, mes deux abrutis de géniteurs vont pouvoir se la couler douce et flemmarder sans branler quoi que ce soit. Ils ont prévu de faire un tour du monde en nous abandonnant ici. Ça me soûle.
Pourquoi ils ne nous ont pas laissées chez Papinou. On était bien là-bas. On est grandes. On aurait su vivre seules dans notre ancien domicile. Je ne comprends pas leur décision. La pension doit couter une blinde en plus. Notre ferme et son entretien sont bien moins onéreuses. J'ai beau tourner le problème dans tous les sens, je ne parviens pas à trouver une logique à leurs choix. Il doit me manquer des données essentielles. Les adultes sont casse-couilles à ne pas expliquer les choses aux plus jeunes. Je suis loin d'être une enfant idiote. Capricieuse, j'aurais pu comprendre le reproche de la part de ceux qui ne connaissent rien de moi alors qu'ils m'ont mis au monde. Mais me traiter comme une gamine, c'est une honte. Ils mériteraient de perdre leur autorité parentale rien que pour ça. Faudra que je me renseigne comment on se fait émanciper.
Je me perds dans mes souvenirs en repensant à toutes les choses que Papinou nous a apprises. Lire, écrire, compter bien sûr, mais aussi reconnaître les plantes, les animaux, s'orienter, construire une cabane, cultiver des légumes, s'occuper d'animaux, cuisiner. Les bases des premiers secours. Les plantes médicinales pour Mélia. Les bases de la chasse et du piégeage pour moi. Nous avons une culture et un savoir-faire très impressionnant bien que nous ne soyons pas encore majeures. Papinou était un puits de connaissance. Il pouvait discuter de n'importe quel sujet sans problème. Bien sûr, il n'était pas expert en tout, mais sa curiosité et ses investigations lui donnèrent des bases quel que soit le domaine. Il était si bon avec nous. Si protecteur sous son rouspétage perpétuel. Cela fait à peine un mois qu'il est parti et il me manque terriblement.
À Mélia, aussi, il manque. Je le sais. Combien de grand-pères, anciens hauts gradés militaires de surcroît, auraient appris à leur petite fille à coudre, filer la laine, teindre ses tissus, sans jamais juger son look ? Je me rappelle encore les heures qu'ils ont passé ensemble à coudre une robe ou tricoter des bonnets. Il lui a offert sa première palette de maquillage à six ans, et il lui a appris à faire reproduire la tête de lion, les arabesques pailletées des fées ou les trucs sophistiqués de princesse rien que pour elle. C’est encore lui qui lui a acheté ses premières perruques et sa première machine à coudre. Il réfléchissait avec elle sur la meilleure manière de réaliser un ourlet ou le fronçage d'une jupe. Il était fier de nous deux, nous soutenant dans chacun de nos projets, même les plus loufoques. Il était merveilleux.
— MEG !
Mélia me gronde pour me ramener à la réalité. Cet endroit me déplaît tellement que je fais tout pour m'en échapper, ne serait-ce que par l'esprit. Nous devons trouver le bureau d'accueil des Secondes. C’est à cet endroit qu’on nous attribuera notre chambre et le reste de nos affaires de lycée. Enfin, c’est ce qu’il y a de marqué sur le papier d’inscription. Comme si ce n’était pas possible de nous le dire tout de suite et de laisser les colis dans les chambres. Quel manque d'organisation. Une perte de temps à cause d'incapables. Je soupire et aperçois une foule sagement disciplinée en file d'attente devant ce qui semble être une salle. Je montre du menton le troupeau de moutons juvéniles accompagnés de leurs géniteurs à mon double. Elle approuve ma supposition et nous nous dirigeons vers eux. Ma douce questionne avec un grand sourire une maman qui semble moins coincée que les autres pour s'assurer que nous sommes au bon endroit. Banco. Mon instinct est bon même dans cet environnement nouveau et inhospitalier. Il va falloir prendre notre mal en patience.
Moins de dix minutes qu'on est là, tout le monde nous dévisage. Les deux nouvelles, des bêtes de foire. Ils se connaissent tous du collège, venant de cette ville ou de ses alentours proches. Une bande de dégénérés consanguins. Mélia et moi, nous venons de bien plus loin. Nous ne sommes pas de la région et notre look, si atypique face à leurs costumes chics, est repérable de loin dans la cour. Certaines langues de vipère diront qu'on fait tâche. Je préfère penser que nous avons une vraie et unique personnalité qui ne rentre pas dans le moule de ces copies mal fagotées. J’entends déjà les remarques à la con et je me retiens difficilement, uniquement à égard à ma sœur adorée. J'ai envie de mordre. Mes yeux et mon visage reflètent ma rage intérieure et doivent me donner une allure patibulaire. Aucun de tous ces crétins ne nous arrive à la cheville. Ils ne connaissent rien de nous. Comment osent-ils nous juger sans savoir. Ce sont eux les pécores ignares. Je voudrais bien la voir changer une roue, la pimbêche manucurée qui se pince le nez pour siffler son venin. Elle ressemble à ma génitrice, ces personnes qui ne font rien d'autre que critiquer les autres dans leur vie. Je serre les dents et mon regard se fait encore plus noir.
Mélia papillonne des cils et fait d’immenses sourires en jouant avec sa robe. Elle tente de bavarder joyeusement en trouvant des choses à complimenter comme un collier ou une coiffure. Quitte à passer pour une idiote, autant se rendre sympathique. Elle discute des dernières modes et de grands couturiers. Elle leur prouve qu'elle en sait bien plus qu'elles en leur clouant le bec avec des mots techniques et des références qu'elles n'ont pas. Les deux méthodes ont des efficacités différentes, mais finalement, le résultat est le même. Les gens cessent de nous dévisager, mal à l’aise. Certains craignent de se prendre une beigne de ma part. Les autres sont gênés d’avoir regardé de façon si intense une jeune fille aussi innocente et gentille. Ou d'être passé pour des idiotes sans culture et sans classe aussi. Bien fait pour ces connes !
Nous ne sommes pas à notre place dans ce lycée. On a clairement chacune de la personnalité par rapport à cette bande de nazes qui se ressemblent tous. Ternes et fades. Des clones à qui on a oublié l'option cerveau. Que fait -on ici ? Nous n'apprendrons rien d'utile et ne rencontrerons pas de personnes intéressantes. Stratégiquement, cet endroit ne nous apportera aucun plus pour notre avenir. Peut-être que les deux abrutis de géniteurs voulaient me faire connaître les joies de la prison avant l'âge. Ils sont persuadés que je suis une future délinquante. Je regrette tellement mon ancien chez moi. Si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais déjà opéré un demi-tour. Ou plus précisément, je ne serais jamais partie de chez moi. Je ne suis venue que pour mon double d'amour. Mélia fait bonne figure, elle aime le changement et la nouveauté. Je la sens toutefois fébrile et nerveuse. Je pense qu’elle aussi appréhende ce renouveau.
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