S'occuper 1/2
Au bout de deux semaines, la forêt est déclarée saine. Les militaires partent en déclarant qu'il s'agissait d'un incident isolé. Tout le monde s'en va en vacances de Noël. Malgré les réticences du directeur, Mélia et moi restons seules dans les locaux. Nos parents ne sont pas venus nous chercher et ont interdit toute récupération par des tiers par peur d'une fugue. Comme si c'était ça qui nous arrêterait ou limiterait Richard si on le voulait. Quels imbéciles. Ils n'ont toujours pas compris que même un régiment de militaires surentraînés ne pourrait empêcher Parrain de faire quoi que ce soit. Nous obéissons puisque c'est lui-même qui nous demande de rester sages. Les professeurs partis, et après avoir promis de ne pas faire de bêtises, nous avons donc le lycée pour nous seules. Sur ce point, le directeur nous fait confiance et sait que nous ne sommes pas des adolescentes irresponsables. On n'est pas parfaitement saines d'esprit, je lui accorde, toutefois, nous savons agir de manière autonome et adultes sur les points essentiels. Mélia doit jurer sur l'honneur de ne pas peindre de mille couleurs les dortoirs. Moi de ne pas dévaliser la cantine ou faire exploser le labo de chimie. Je crois que ce bonhomme commence à nous connaître et à nous comprendre.
Je me demande aussi s’il n'a pas un peu de peine aussi. Il a eu un mal fou à nous expliquer les consignes parentales et semblait révolter au fond de lui. Il nous confie son trousseau de clés personnel et son numéro de téléphone privé ainsi que celui de sa femme en cas de problème. Il a failli nous emmener chez lui. Ma sœur l'en a dissuadé avec douceur. Le directeur nous promet que les enseignants et lui-même passeront tous les jours pour s'assurer que nous ne manquions de rien. Je le vois partir à reculons le vendredi soir, les yeux préoccupés.
Dès qu'il est hors de vue, nous sautillons toutes les deux. Je vais enfin être un peu tranquille. Ma jumelle ne me cassera pas les pieds avec d'inutiles questions. Je ne serais pas consignée dans une salle de classe minuscule et surchauffée remplie de crétins que j'ai envie de baffer. Je vais respirer et cesser d'avoir des idées de meurtres pendant environ deux semaines. Heureusement pour la vie des lycéens et de certains enseignants, Mélia est là pour me remettre dans le droit chemin si je pars en vrille. Quand je suis trop sur les nerfs, le père de Naya me confie les clés des écuries et me laisse m'entrainer avec Grognon tard dans la nuit.
D'ailleurs, c'est après une suggestion de sa part que, pour nous distraire pendant cette période d’enfermement, nous avons proposé de nous occuper des chevaux afin que les palefreniers ne soient pas obligés de revenir. Nous avons parfaitement les capacités physiques et le niveau de connaissances pour assurer ce petit travail bénéfique pour notre moral et notre condition physique. Nous ne faisons plus assez de sport et nous engraissons. Mélia commence à être serrée dans ses jupettes et j'ai pris deux crans de ceinture. C'est inadmissible.
Le directeur nous appelle vers vingt et une heures pour se rassurer et confirmer que nous sommes bien dans notre dortoir, au chaud et que nous avons mangé. Tous les matins au réveil, je lui envoie un texto puis je cours dans le froid et dans la neige fraîche avec Grognon qui me suit en trottinant au cas où. Je prends mon petit déj avec ma jumelle et tandis qu'elle va s'exercer à la zumba et au hip-hop dans le gymnase chauffé, je prends ma douche et lave la vaisselle. Mon canasson profite de sa liberté et continue de jouer les gardes du corps et rentre dans le bâtiment de sport. Je le soupçonne de me trahir au profit d'un boys band. Je l'ai même vu balancer ses crins au gré du son. À moins qu'il ne squatte en quête de chaleur. C'est même plus que probable.
S'occuper des écuries nous fera aussi quelques sous pour nos cagnottes respectives. Nos géniteurs sont en train de dilapider l'héritage de Papinou sans vergogne. Il ne faut pas compter sur eux pour nous laisser quelque chose. Déjà qu'ils payent nos frais scolaires avec l'argent de nos comptes personnels que Papinou nous a créé… Pas un centime ne sort de leurs poches pour nos besoins. Si la loi ne les obligeait pas à s’occuper de nous, ils nous auraient abandonnées depuis longtemps dans un pays étranger hostile.
Au moins, on aurait pu faire ce qu’on voulait au lieu d’être enfermées dans cette prison scolaire. Quoiqu’avec ma débrouillardise et mes tendances à la rancune, je les aurais retrouvés à l’autre bout du monde pour me venger en les kidnappant et faisant subir le même sort. Mélia est la seule capable de me faire changer d’avis quand j’ai une idée tenace, souvent foireuse, en tête. C'est peut-être pour ça qu'ils ont eu peur de nous lâcher en pleine nature. Ils savent que Mélia sera sage dans ce lycée et me soumettra à ce supplice par amour pour elle.
Il faudra que je demande si on peut faire un procès à ses géniteurs pour détournement d'héritage. Je me contrefiche de l’aspect financier de la chose. Je veux juste leur faire payer avec des tracas judiciaires et des complications. Leur faible niveau intellectuel limite leurs capacités de réponse à mes attaques et de refuge dans des pays étrangers, non-francophones. Les demandes d’extradition seront plus aisées, à moins d’aller les chercher moi-même si je m’ennuie. Dès que je suis majeure, je les rendrais fous et les poursuivrais sans relâche jusqu'à récupérer le dernier centime de Papinou. Quitte à donner l'argent aux bonnes œuvres après.
Dès le premier matin en duo, Mélia me réinterroge avec sa douceur irrésistible. Elle sait que je mens à propos du fameux soir de l’attaque. Elle veut savoir. Alors qu'on est seules, elle vient me faire un câlin et me pose les questions qui lui brûlent les lèvres. Je lui dis tout sans attendre un instant. De toute façon, je cache rarement des choses à ma jumelle. Même ma planque à saucisson de la chambre lui est connue. Elle m'écoute attentivement, blottie dans mes bras. Ma tendre Kawai trouve étrange que rien n'est filtré aux informations. Cela ne m’étonne pas de mon côté. Le gouvernement est roi quand il s’agit de cacher des choses à la population ou de pratiquer la désinformation. Ce que je lui raconte l’inquiète et pourtant, elle n'est pas du genre craintive même si elle fait semblant parfois. Ma douce souhaite obtenir l’avis de personnes de confiance.
Nous appelons donc Richard, un ami de Papinou, un ancien militaire lui aussi. Mon parrain, adepte de la théorie du complot, mais sans être fanatique. Je n'ai jamais aimé les fanatiques. Ils gobent les informations avec crédulité ou déforment la vérité. J'aime les faits et la science, comme lui. Notre appel semble être celui de deux gamines en manque d'affection. Par code entre nous, on lui fait savoir que nous avons vraiment un problème inquiétant, au cas où nos téléphones soient sur écoute. Lui et moi, nous nous méfions du gouvernement comme d'une maladie contagieuse.
Notre appel ne le surprend guère. Il se doutait qu’on le contacterait une fois que nous serions seules. De toute façon, il a reçu mes clichés et eu vent d’un événement par des connaissances à qui il avait demandé de surveiller notre lycée. Cet espionnage était à la base plus pour me gronder si je fais trop de grabuge ou si je tente de fuguer, je pense. Il a été utile et Richard se renseigne déjà discrètement et a pu m'envoyer des personnes compétentes pour m’aider, ou m'empêcher d'étrangler un bureaucrate aussi. Il décide de venir nous voir après confirmation de ma part sur l’étrangeté des derniers jours.
Dès le lendemain, nous sortons pour quelques heures du lycée et nous retrouvons au pâtissier du coin. Rien de suspect au vu des autorités. Le meilleur ami de notre grand-père vient nous rendre visite pour voir si on supporte le deuil. Version officielle. Nous lui sautons au cou dès qu'on le voit. On le couvre de bisous et il nous serre fort dans ses bras. Une démonstration d'affection sincère et réconfortante. Son contact est tellement agréable. Il me gronde un peu pour mon combat contre le professeur de sport Raoul. Il ne peut se retenir de sourire au fait que j'ai laminé un soi-disant champion de lutte senior et aussi le junior. Mélia, sans prendre ma défense, lui explique que Jonathan et ses copains de l'équipe de lutte sont des caïds qui terrorisent un grand nombre d'élèves et que son père couvre leurs agissements. Entre les basketteurs et moi, l'influence des lutteurs est en chute libre.
Parrain me chatouille les cheveux. C'est sa manière de me féliciter et aussi de me gronder. J'apprends avec surprise que mon double a aussi menacé un des lutteurs, petit copain d'une des filles de son option d'esthétique. Il a voulu frapper un des gars présents, en le traitant d'homosexuel et a menacé Fleur. Mélia a planté la lime métallique entre les doigts du lutteur et lui a dit que s'il touchait à un cheveu de sa copine, elle lui enfoncerait ladite lime entre les deux yeux. Je n'ai pas vu la scène, cependant, j'imagine très bien la terreur du type. Quand Mélia se met en colère, même Papinou et Richard n'en mènent pas large. Ses yeux deviennent glacials et refroidissent l'atmosphère. Elle n'a même pas besoin de se battre pour faire flipper. Je l'aime tellement.
Nous achetons vite nos sucreries et allons prendre l’air dans un parc voisin, loin des oreilles indiscrètes qui pourraient traîner. Nos portables sont mis dans un caisson anti-ondes et un brouilleur de micros est allumé. Aussitôt tranquille, je vide mon sac. Je n'omets aucun détail, pas avec lui. Toutes mes observations, doutes ou questions sont exposés. J'ai pensé à prendre des photos des cadavres avec mon téléphone en douce pendant que j’attendais la police. Les images ont été examinées par mon parrain aussitôt reçues. Les flics ont fouillé mon portable sans rien trouver puisque j'ai effacé immédiatement les clichés et le sms. Peu d’adolescentes sont formées aux techniques d’espionnage et aucun des policiers n’a pensé à chercher plus loin que la mémoire immédiate de l’appareil.
Cela m’a aussi sauvé les fesses plusieurs fois face à Papinou. Mélia ou Richard avaient eu le temps de dissimuler les preuves de mes crimes et le vieux n'avait pas matière à punition. Bon, il n'était pas bête et se doutait de la vérité et de mes complices. Il savait aussi qu'ils me seraient loyaux. Semper fidelis. Et puis Richard a des dossiers sur Papinou qu'il était prêt à sortir pour nous protéger, nous enfants innocentes et fragiles, face à ce vieux tyran qui tentait de nous éduquer. Je sais. Je ne suis pas crédible en innocente et fragile. C'est entièrement la faute des deux adultes en charge de notre apprentissage. Ce sont eux qui ont fait de moi un soldat.
Richard me montre les impressions des clichés et reconnaît l'aspect mutant des bouts d'humanoïdes. Il les a fait examiner par des amis biologistes de confiance. Tous ont confirmé des repères anatomiques humains. L'un d'entre eux, expert médico-légal, a même fait une estimation de la taille, poids et sexe des morceaux d'individus. La nana venue m'interroger a fait en sorte que des experts analysent l’ADN de chaque élément trouvé. C'est bien de l’ADN humain. D'autres recherches sont en cours. Il n'en sait pas plus.
Revoir ces monstruosités me révulse. Mélia est horrifiée. C'est la première fois qu'elle voit les images et malgré ma description, l'aspect sanguinolent des chairs en putréfaction est glauque, même pour Parrain qui a vu des charniers de guerre. Il nous faut malheureusement reprendre chaque image afin que je complète les informations tant en termes d'odeur, de taille, de couleur et autres infimes choses qui peuvent être cruciales. Fort heureusement, le drôle d'interrogatoire des derniers jours a fait remonter beaucoup de sensations et de souvenirs à ma conscience.
Nous analysons les détails et je fais appel à ma mémoire lorsque l’image est trop floue. Mélia qui est très douée pour dessiner tente de faire des esquisses plus précises d'après mes souvenirs. Je lui donne les indications et les corrections à faire pour que ce soit le plus ressemblant possible. Mes deux compagnons me croient comme toujours. Tous les trois, nous faisons totalement confiance. Parrain est le père que Mélia et moi n'avons pas vraiment. Je n'ai rien d'une gamine fantasque et folle, ni d'une qui ferait une mauvaise blague. Il nous promet de continuer à espionner et à glaner les informations non-officielles.
Richard repart en nous ayant offert tout de même une journée heureuse remplie de gâteaux, bonbons et chocolats chauds. Sa présence et ses câlins réconfortent ma jumelle et me redonnent le sourire. Nous oublions mon attaque et nos géniteurs indignes pendant ces quelques heures de rires et de tendresse. Nous le remercions de nous avoir rendu nos chevaux. Nous le couvrons d’affection enfantine. Sa venue était motivée principalement pour nous voir et prendre soin de nous. Les derniers événements ne sont qu'un court instant dans son honteux maternage. Il nous gâte comme si on est ses propres filles.
C'est un peu le cas. Richard n'a pas d'enfant. Une blessure de guerre l'a privé de ce droit alors qu'il était un tout jeune soldat débutant. Je suis sa filleule, pourrie gâtée. Il n'a cependant jamais fait de distinguo entre Mélia, ma cousine et moi du point de vue du chouchoutage. Nous sommes traités différemment en raison de nos tempéraments, mais avec le même amour et la même attention paternelle. Il nous aime autant toutes les trois. Nous l'aimons autant que l'on aime Papinou. Même sans lien de sang, il est de notre famille, notre papa pour les jumelles, un tonton pour la petite. Un peu aussi une maman avec son coté tactile et câlin connue que de notre duo et de notre cousine.
Je sais pour avoir espionné des discussions que Richard a proposé à nos parents de nous adopter et de nous élever quand Papinou est mort. Sans aucun frais. Maman était prête à accepter. Parrain avait donné sa parole de ne pas causer de soucis et de m'empêcher d'en causer. Elle le connaît assez pour savoir qu'il tient toujours sa parole. Il est une sorte de grand frère pour elle. Pas très proche, mais de confiance et protecteur. Nous ennuyons Maman, cependant, elle n'est pas opposée à ce que d'autres personnes s’occupent de nous. Elle nous a confiées à Papinou dès la sortie de maternité sans remords.
Cependant, le gigolo qui nous sert de géniteur a craint de perdre l'héritage et a refusé la proposition. Il se contrefiche du bien-être de ses enfants. Il ne veut que l'argent. Je n'ai jamais compris ce que maman lui trouvait. Il n'est pas beau. Il n'est pas intelligent. Il n'a aucune culture ou connaissance. Il est fainéant. Il est hautain et prétentieux. Un vrai abruti dont elle est raide dingue. J'ai vraiment essayé quand j'étais enfant de trouver des qualités à mon géniteur. Je n'y suis jamais arrivée. Quelquefois, je me demande comment Mélia et moi pouvons être si géniales avec une moitié d’ADN de ce déchet humain. Je n'ai pas trouvé la réponse encore. Il faut croire que le quart de gènes de Papinou que nous possédons sont super forts et compensent.
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