Pourriture 2/2
Au bout d'une grosse demi-heure, les trois troupes ressortent enfin et transportent deux sacs mortuaires qui rejoignent les caisses de rats. Fort heureusement, aucun des militaires n'a l'air blessé. En revanche, j'observe quelques petits mouvements qui trahissent une sacrée période de stress. Ce n'est clairement pas une bête sauvage ou des drogués. On n'envoie pas le GIGN pour cela et encore moins trois équipes, même pour un tigre enragé. Je croise le regard de l'un des militaires qui est en train de me regarder en souriant. C'est l'un de ceux que j'ai essayé de suivre dans la forêt avant Noël. Il dit quelque chose qui fait rire ses camarades, puis il me fait un petit coucou amical et moqueur. Il se rapproche et éloigne le policier d'un mouvement de la main.
En continuant de rire, il me demande si je ne suis pas un porte poisse. Je suis présente à chacune des attaques. D'une voix plus basse, il m'informe qu'il est heureux que j’aie contacté Richard. Je réalise qu'il s'agit d'un homme qui connaît Parrain. Il ne peut pas m'en dire plus et as la gentillesse de faire dégager le plancton tremblant qui me surveille. J'accepte de me faire traiter de chieuse rebelle à mettre sous contrôle étroit par un type lourdement armé. Son clin d'œil prouve qu'il n'y a pas d'insulte et juste la volonté de me laisser regarder à mon gré les opérations en cours. Très rapidement, les conteneurs à déchets des militaires sont aspergés d'essence et sont mis en feu, détruisant tous les détritus sans aucune pitié.
Les personnes présentes sont interrogées séparément. A la fin des questions, les autres repartent au lycée. Moi et Maltez, nous nous faisons examiner sous toutes les coutures par un médecin. Pour que je ne fasse pas de crise de colère, le personnel soignant nous installent de manière que je puisse entendre mon camarade et parler avec lui. J'ai besoin de m'assurer qu'ils ne le maltraitent pas. On se fait aussi réquisitionner nos vêtements jusqu'au dernier. J'exige que mon couteau me soit rendu le plus vite possible car j'y suis attachée sentimentalement. Le soldat ami de Richard me promet que je le récupérerais dans moins d'une semaine, le temps de le nettoyer totalement. Maltez et moi subissons à une douche militaire désinfectante et de beaux treillis tout neuf taille standard. Je flotte dans le mien. On dirait une petite fille qui a volé les vêtements de son papa, ce qui me fait pester et sourire Maltez. Lui au contraire dépasse de partout et est serré surtout au niveau des épaules.
Comme je pose milles questions sans relâche et cherche clairement à analyser le moindre fait pour en tirer des conclusions, les militaires promettent de nous expliquer la situation. De toute façon, ils n'ont pas le choix. Je les préviens avoir envoyé les photos à quelqu'un de sûr. Ils ricanent et évoquent Richard, puis me traitent de sale gosse pas bien méchamment. J'ai eu affaire deux fois à la chose et Maltez est le fils d'un grand ponte. Les militaires accèdent à ma menace en soupirant. Ils savent que je ne lâcherais pas l'affaire. L'homme qui a chassé le policier tout à l'heure revient accompagné d'un étrange soldat. C'est Mélia.
Ma sœur est venue dès qu'elle a vu les autres rentrer sans Maltez et moi. Thibaut a eu beau lui dire que j'allais bien, elle vient vérifier en se déguisant en militaire. Malheureusement, l'ami de Parrain la reconnait. Il préfère qu'elle reste avec nous plutôt que de la renvoyer, pour me garder calme. Il rigole en affirmant à ses camarades que de toute manière, les deux pestes Farmer trouveront toujours le moyen de contourner toute forme de surveillance. L'homme se moque de nous mais avec beaucoup de gentillesse. A sa demande, nous patientons sagement. Mélia commence à m'inspecter en s'agenouillant et en soulevant mon bas de pantalon pendant qu'elle interroge aussi Maltez sur les événements. Un hélicoptère arrive et se pose. Le père de Maltez descend ainsi que mon vieil ami.
Je saute au cou de Richard sans réfléchir aux gens qui nous entourent. Il m'embrasse le front comme le faisait Papinou pour me prévenir d'être attentive. Sa présence me fait quitter immédiatement ma posture de combat. Mélia se blottit contre lui comme un chaton craintif. Parrain nous câline quelques instants et fais semblant de gronder ma sœur pour ne pas être restée au lycée. Richard aborde quelques anciens collègues parmi la troupe qui vient de mener l'assaut de la maison, y compris celui qui a fait fuir le policier. Il nous présente comme ses filleules et les petites filles de Papinou alias le Général Farmer. Les militaires connaissent tous de nom Papinou et Richard. Une aura de sérieux entoure ma sœur et moi lorsque les hommes de combat ont confirmation de qui nous sommes, même si leur camarade l'avait déjà fait. L'un d'eux blague alors sur le fait que j'ai explosé le crâne d'une créature et sur mon côté soldat prêt à l'action. Un autre sur mon génocide de rats. Bien qu'ils parlent de moi comme d'une psychopathe, on les sent impressionnés. Richard est fier de moi. Il me serre contre lui comme le ferait un père et je me rapproche de lui pour finir d'apaiser mes nerfs tendus à l'extrême.
Maltez et son père se serrent rapidement dans les bras aussi, puis nous rejoignent dans la discussion. Le grand dadet est beaucoup plus calme lui aussi depuis l'arrivée de l'hélico. Il confirme que je suis une sacrée combattante et répète en détail ce qui vient de se passer aux deux adultes. Maltez senior me remercie d'avoir demandé à Parrain de l'appeler pour lui expliquer la gravité de la situation, puis il me demande de continuer à faire dégonfler les chevilles de son fils. Le grand dadet se marre et oriente la discussion sur Mélia, celle qui est civilisée d'après ses paroles. Il est très complice avec son père. Nous sommes appelés dans le lieu de haut commandement. Richard me fait signe de rester calme. Je m'assois près de lui, la tête sur son épaule. Mélia fait pareil de l'autre côté. Maltez et son père se placent à coté de ma sœur. Un homme de belle stature commence à parler. Le porte-parole militaire, regarde Richard et le père de Maltez d'un air inquiet. L'homme sait qu'il ne peut pas mentir face à de tels hommes, rompus à détecter les mensonges. Alors, pour éviter les questions, il essaye d'être le plus précis possible. Il tremble un peu, comme un élève devant faire un exposé à la classe et qui a le trac.
Les créatures trouvées lors de la première attaque ont été étudiées. Il jure que c'est la première fois que le gouvernement découvrait ces choses et qu'il ignore tout d'elles. Il s'agit d'êtres humains, atteints d'une forme étrange de maladie. Une sorte de cancer foudroyant, jamais été vue auparavant, modifiant l'apparence, mais surtout le cerveau et le comportement. Le ministère de la Santé, la sécurité intérieure et la Défense sont sur le pied de guerre. Le père de Maltez avait été tenu à l'écart en raison du conflit d'intérêt. Ce cancer semble contagieux. On ignore ce que c'est exactement, c'est très dangereux. Pour l'instant, il n'y a eu que trois "foyers". La forêt et un immeuble à l'autre bout de la ville lors de la première vague. Cette maison aujourd'hui. Nous devons garder le secret pour ne pas créer la panique. Le gouvernement ne sait pas grand-chose et pour l'instant, cela semble limiter à cette ville et à quelques créatures isolées. La population affabulerait et créerait une terreur inutile et contre-productive. Durant tout son discours, Richard le dévisage et scrute son attitude. Il le déstabilise pour savoir la vérité.
Nous obtenons quelques informations qui confirment mes premières constatations. Absence d'instinct de survie et de réflexion. Forte agressivité. Un comportement de type animal enragé en plus violent. Résistance aux coups classiques. Apparente insensibilité aux coups et blessures sauf dans la région céphalique. La tête est le point à viser, mais tant que le cerveau est relié à la colonne vertébrale, cela reste vivant. La bestiole vit dans le noir et ne supporte pas la lumière. Transmission du cancer de l'humain aux rats possible au vu des événements d'aujourd'hui. La quasi-totalité des rats que j'ai exterminés présentait des signes de ce cancer étrange. Pour l'instant, pas d'autre transmission découverte.
Au bout de deux heures de promesses sur l'honneur, nous pouvons sortir. Maltez, son père et Richard semblent préoccupés. Nous ne croyons guère au discours que nous venons d'entendre. Malheureusement, nous n'avons pas le choix. Je suis bien placée pour savoir qu'un militaire ne trahit pas un secret. Je ne suis pas militaire. Je n'ai donc aucun ordre à recevoir de leur part. Le père de Maltez rentre chez lui après avoir serré de nouveau son fils dans ses bras et lui avoir recommandé de faire attention. Parrain nous ramène tous les trois au dortoir. Nous montons en direction de la chambre des kawai où se trouve tous nos amis. Avec l'accord de Richard, Mélia, Maltez et moi décidons d'informer en cachette nos potes de la vérité. Fleur, Lilou, Sarah, Blaise, Alex, Thibaut et son père, Naya et son père, Pétunia et aussi Clarissa par association ainsi que deux autres basketteurs sont mis au courant. Nous ne sommes pas tranquilles. Il est tard. Naya permet de Parrain reste dormir ce soir en envoyant Sarah chez les garçons et en accueillant Thibaut à ma place dans ma chambre. Je partage le lit de Sarah avec ma sœur et Parrain se repose dans celui de Mélia.
Les jours suivants, nous sommes tous aux aguets et surveillons ce qui se passe en ville. Richard et quelques amis à lui se promènent et se renseignent incognito. Rien ne filtre. L'accès à la forêt, à la maison et aussi aux alentours de l'immeuble infecté sont interdits. Un couvre-feu est mis en place sur la ville. Dès le coucher du soleil, tout le monde doit rester chez lui. L'armée patrouille partout. Nous sommes sous dictature militaire, comme dans une zone de guerre. Officiellement, c'est en raison de la présence de groupes de délinquants voir de terroristes. Même les informations nationales ne parlent pas de cette mise sous surveillance. La population ignore ce qui se trame.
La nuit, nous entendons des coups de feu au loin. De mon toit terrasse, j'observe à l'abri les alentours avec la lunette de tir que me prête Richard. Des choses arrivent en direction de la forêt. Des trucs humains et des bestioles de toutes tailles. Pas nombreux, mais suffisamment pour que les militaires soient en opération toutes les nuits avec des équipements perfectionnés. Certains d'entre eux se postent aussi sur les toits du lycée, meilleur point d'observation des abords de la forêt. Des tireurs d'élite longue distance. Je me fais repérer et étrangement, ils me tolèrent à condition que je ne sorte pas de mon bâtiment. L'un d'eux, le même qui m'a traité de chieuse rebelle, me dit que les toits sont des endroits sûrs. Il s'appelle Mitchell et c'est un ami proche de Parrain. Quand il est de surveillance, on papote de longues heures avant qu'il ne m'envoie me coucher.
Si ma présence est acceptée et aussi celle de Mélia qui vient m'apporter de la nourriture ou du café aux hommes, les autres élèves ont interdiction de sortir à partir de dix-sept heures sauf pour la cantine entre dix-neuf et vingt heures. A vingt heures trente, tout le monde doit être à l'intérieur. Les garçons ne peuvent plus nous rejoindre via les toits. Les portes d'accès ont été verrouillées. Les cours d'équitation en pleine journée sont surveillés par les militaires et interdits dès le soir tombant. Maltez, Naya, son père, les chevaux et moi sommes régulièrement vérifiés par des docteurs ou des vétérinaires. Nous n'avons plus accès aux écuries en dehors des cours. J'ai essayé de faire jouer mon nom de famille pour enfreindre un chouia les règles. Le mieux que j'ai pu obtenir, c'est un entraînement au combat rapproché avec Mitchell ou un de ses collègues pour me défouler un peu. C'est d'ailleurs le seul militaire qui me parle vraiment. À moi et Mélia, pas aux autres "enfants". La plupart des hommes ont une sorte de respect ou de tendresse envers ma jumelle et moi. Cependant, ils ne nous adressent pas trop la parole.
Quand il est avec d'autres soldats, nous parlons de Papinou et Richard. Il fait semblant de nous raconter des anecdotes de missions, en tant qu’ex-collègue ou subordonné. Des souvenirs de notre grand-père, des secrets pour faire chanter Richard. Les autres soldats nous laissent tranquilles, pensant que Richard le connaissant, il a demandé à Mitchell de nous surveiller un peu. L'homme est tireur d'élite lui aussi. Parfois, il se fait surprendre par ses collègues à nous entraîner, Mélia et moi, au tir longue distance en nous montrant comment calculer le vent ou anticiper les mouvements des autres. Les autres militaires se moquent de lui, en le traitant de baby-sitter pour l'embêter gentiment, mais ils le couvrent et laissent faire puisque grâce à lui, les deux pestes Farmer restent à peu près sages.
La situation est loin d'être aussi calme que ce que les informations disent. Le soldat ne se cache pas du fait qu'il nous protège, ni qu'il nous confie quelques armes, au cas où. En réalité, il transmet aussi des renseignements à Richard, via un code secret entre eux. Mélia ou moi envoyons des SMS à Richard avec une phrase anodine qui est en fait cryptée. L'homme obéit encore à Parrain. Richard et Papinou lui ont sauvé la vie. Ils ont fait les quatre cents coups ensemble. Il leur est dévoué à la vie, à la mort. La situation réelle est très grave. Le gouvernement met en danger la vie des civils. Alors, il estime faire son devoir de protection en renseignant Richard.
Il nous confie qu'il n'est pas le seul militaire à "faire fuiter" des informations à Parrain ou d'autres alliés complotistes ou survivalistes. Pas les extrémistes sans cerveau. Ceux qui, comme Richard, se méfient des gouvernements et sont attentifs sans être crédules. Mathilde, l'ex-femme de Papinou que je considère comme ma grand-mère, et d'autres amis de Papinou ou Richard fiables que je connais sont cités. Les soldats qui désobéissent sont ceux qui ont bien compris que la thèse d'un cancer qui se transmet aux rats est une belle foutaise. Des renards et des chats sont aussi atteints, ils le constatent sur le terrain. Alors, ils font de leur mieux pour que des personnes de confiance surveillent tout ce remue-ménage.
Un des soldats raconte à Parrain qu'il a vu un de ses camarades se faire dévorer sous ses yeux lors du nettoyage de l'immeuble avant Noël. Sept créatures humanoïdes et une vingtaine de rats se sont jetées sur lui et ont déchiré ses protections avec les dents. Elles ont tenté de le manger malgré les balles qui perçaient leurs corps de toute part. Les hommes n'ont pas été assez rapides à comprendre qu'il fallait viser et exploser uniquement la tête. Leur collègue était déjà mort en moins d'une minute, les dents des rats ayant littéralement déchiqueté ses protections. C'est pourquoi maintenant, les gilets et pantalons sont doublés avec des espèces de cottes de mailles en titane, pour résister aux morsures. Lourd mais efficace. C'est également la raison de la présence d'un militaire avec un projecteur surpuissant, seul dispositif faisant temporairement fuir les agresseurs.
Les militaires sont tous sous tension. Ils dorment mal et sont préoccupés. Ils manquent de patience envers les "civils", ce qui n'aide pas à apaiser le climat de terreur qui s'instaure en ville et au lycée. Même en ignorant tout des attaques, la population perçoit qu'on lui cache des choses, que la présence militaire est trop importante pour une menace si faible que des délinquants. Certains habitants se rebellent et subissent l'énervement des soldats stressés. D'après Parrain, même les hauts gradés semblent ne pas savoir à quoi on a affaire. Il y a une panique au sein même des états-majors et du gouvernement. L'information est gardée secrète au sein du pays, toutefois, des biologistes, des épidémiologistes et des virologues de renommée mondiale ont été convoqués en urgence pour tenter de comprendre le phénomène. Personne ne semble avoir une idée de ce dont il s'agit et de ce à quoi s'attendre. C'est une sorte de bactérie ou de virus humain qui contaminent les mammifères carnivores.
Des amis dans d'autres pays frontaliers surveillent l'arrivée de tels événements dans leurs régions respectives. Quelques remous sont aperçus un peu partout dans le monde, par les guetteurs, mais rien de l'ampleur de ce que Richard observe. Quelques bestioles, un seul humanoïde. Les guetteurs ne sont même pas certains qu'il s'agisse bien du même phénomène que chez nous tant ils sont éloignés et isolés. Aucune propagation ne semble se faire au-delà de notre ville. Chez nous, nous en sommes à près d'une vingtaine d'humanoïdes, près de quatre-vingts rats et une quinzaine d'autres carnivores rien que sur la ville et la forêt.
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