Colocataires 2/2
— Qu'est-ce que tu fous là toi ?
Je daigne lever les yeux et lui montre du doigt l'armoire rangée pour lui signifier être une de ses colocataires. Je n'ai pas envie de parler. C’est plus sûr pour la sécurité des personnes présentes. De toute façon, je n'ai pas grand-chose à dire. Aucune des discussions des trente dernières minutes n'a soulevé d'intérêt de ma personne. J’écoute juste parce que j'aime faire la commère. Et puis, on ne sait jamais quand une information intéressante peut tomber. Alors, je suis toujours aux aguets. La reine des abeilles semble avoir compris mon langage des signes et soupire. Elle est aussi ravie que moi de cette colocation. Elle rabroue les deux autres qui tentent des explications. Bon au moins, chez elle, la greffe de cerveau a prise.
Replongeant mon regard dans les pages de mon bouquin, je signifie clairement mon peu de motivation pour la sociabilisation. Miss Pimbêche comprend le message et commence à ranger elle aussi ses trois valises de fringues tout en continuant à rabaisser les deux autres filles. Elle commet l'erreur de laisser son acolyte seul et il ose se rapprocher de mon espace vital. Vu qu’il est géant, le bellâtre se penche à peine pour lire le titre de mon bouquin. Il ricane en voyant "La mécanique pour les nuls. Principe de base".
Il se tourne alors vers l’armoire où mes autres bouquins sont alignés, comme sur une bibliothèque. Il effleure les couvertures du bout de doigts d'un regard pensif. A côté des livres de cours, mes autres ouvrages sont du même acabit. Mécanique, maçonnerie, plomberie, électricité, cuisine du terroir et surtout mes deux préférés. « Biographie d’un tireur d’élite » et « Psychologie des tueurs en série ». Je ne vois pas le mal à s’éduquer de choses aussi utiles. Il faut bien que je sache réparer ma jeep quand je serais adulte. Les autres sont tout aussi une base essentielle à la vie de n’importe qui. Il inspecte mes livres d'un air souriant.
— Je sens que vous allez vous entendre à merveille toutes les deux Naya. Dit-il en éclatant de rire.
Non mais ça veut dire quoi ça ? Comment ose t’il critiquer de la sorte mes lectures. Est-ce que moi je lui dis qu’il bécote une pouffiasse ? S’il veut la guerre, il va l’avoir. Je ne crains pas les mecs. Je sais me battre et j’ai déjà cassé des dents à des petits crétins de bacs à sable. Je serre mon livre avec force pour ne pas exploser et lui balancer dans la tronche. Je pense fort à Mélia pour me calmer. Je dois tenir une journée sans me battre. Je peux y arriver. Je lui ai promis. Je l'aime. Elle est un milliard de fois plus importante que de péter les dents d'un abruti baveux. Je souffle doucement pour détendre mes muscles un par un. Mes doigts sont blancs à force de me crisper sur les pages.
Fort heureusement pour sa vie, il sort rapidement. Un de ses potes l’appelle pour faire un truc. J’adore les détails incroyablement précis que donnent les mecs pour décrire leurs activités viriles à leurs nanas. On dirait moi quand je veux dissimuler une connerie à venir. Miss Pimbêche fulmine de curiosité non satisfaite. C’est si comique. Les discussions de filles le gonflaient et il a choisi le premier prétexte possible pour s’enfuir lâchement. Rien de bien sorcier à comprendre. Même moi, j’ai envie qu’un pote m’appelle pour m’enfuir, loin d’ici. Très loin d’ici. Dans mon petit village de campagne où j’ai grandi.
Je continue mon silence radio. Les trois idiotes vantent l'aspect physique du bellâtre et de ses potes. Je n'ai même pas jeté un œil et j’ignore à quoi il ressemble. Tout juste, je confirme mentalement que le dénommé Blaise, qui semble être le frère que j’ai vu tout à l’heure, a d’immenses fossettes sur les joues. Mais bon, c’est un détail de description physique. Pas de quoi se mettre à baver non plus. C'est normal qu'ils aient des muscles s'ils jouent au basket de manière intensive. Ça prouve qu'ils ont un bon entrainement. Les muscles ne font pas tout, encore faut -il savoir s'en servir. J'apprends au bord du dégout que l'équipe de basketteurs dispose d'une troupe de pompom girls pour les supporter. Dont évidemment Miss Pimbêche est la capitaine. Le cliché total. Quelle horreur ! Cette discussion futile à souhait me gonfle.
Je mets mes écouteurs et le volume de musique suffisamment fort pour m'isoler dans ma bulle jusqu'à l'heure du repas. Je dois faire redescendre l’agacement qui monte en moi et qui risque d’exploser d’une seconde à l’autre. En récupérant mon sauveur sonore, je m’aperçois que la reine des abeilles a trop de fringues et ne sait pas comment ranger son fourbi. Comme elle est doté d'un cerveau et semble contrôler le lycée tout entier, je décide de faire un geste tactique pour montrer patte blanche. Non par peur mais par fainéantise. Je veux pouvoir avoir la paix plus tard et pas avoir à casser la figure à une centaine de lycéens stupides.
— Je n'utilise pas le côté droit de mon armoire. Tu peux y stocker quelques affaires à condition que vous me foutiez la paix toutes les trois. Je suis solitaire et heureuse comme ça.
Miss Pimbêche me regarde, surprise. Ma voix neutre a troué les gloussements des pintades. J’avais presque réussi à faire oublier ma présence. Elle m’observe quelques secondes pour jauger du sérieux de ma proposition et constate qu’effectivement, il n’y a rien sur le côté droit de mon armoire, qui est voisine de la sienne. Puis satisfaite, elle accepte ma proposition d'un :
— De toute façon, je n'ai nullement envie de parler avec une grunge comme toi. Mais.... Merci pour l'armoire. C'est cool. Je saurais m'en souvenir.
Elle sourit de voir son problème de dressing résolu aussi facilement. Les deux pintades font des courbettes à la pimbêche. Je réalise soudain être dans la chambre de la reine du lycée. La chef de la secte des populaires. Il va falloir que je m'habitue à voir passer un tas d'andouilles pour lui lécher les bottes. Je dois me préparer à des crises de nerfs quotidiennes.
Je textote à Mélia, qui se moque de moi et de ma fichue poisse. Ses blagues me font redescendre illico en pression. Elle est déjà au courant des commérages du lycée et m'en tient informée. Des prénoms passent. Des potins sans grande importance. Tout ce que je retiens, c'est que la cafét est ouverte de cinq heures à vingt-trois heures. Génial pour les affamées chroniques dans mon genre.
Les trois pestes sortent pour manger. Je suis enfin seule. Youpiiiii. J'en profite pour écrire une lettre à ma petite cousine. Ma petite puce que j'adore. Elle a quatre ans de moins que moi. J’ai tendance à la couver elle aussi. Intelligente, elle fait déjà son arrivée au collège. Elle redoute autant que moi cette rentrée, mais pas pour les mêmes raisons.
Si je passe de l’enseignement à domicile à un lycée privé en internat, elle passe du primaire et des maîtresses qui vous maternent au collège avec les grands et les professeurs multiples qui vont mettre trois mois à prononcer correctement les noms de famille. Heureusement pour elle, ses parents sont des gens bien et très aimants. Je ne me fais pas trop de soucis. Elle est presque aussi sociable que Mélia mais avec un caractère fort comme moi. Elle saura faire face.
Ma tranquillité est de courte durée. Un abruti se permet l’outrage de rentrer sans invitation, me faisant sursauter et serrer les poings dans une attitude de défense réactionnelle. Il ne réagit même pas à mon changement d’attitude et regarde partout. C’est l’autre géant de tout à l’heure.
— NAYA. C'est moi. Tu viens bouffer ? Lance l’intrus qui pénètre sans toquer.
— Ya personne ! Répondis-je d’un ton rageur.
Le bellâtre me regarde surpris. Il vient enfin de réaliser que je suis vivante et que je sais parler. Il me jauge du regard, réfléchissant à comment me répondre. Je sens que ma phrase ne lui a pas plu, toutefois je suis dans la chambre de sa nana et donc, il se demande s’il doit rester poli ou pas.
— Ah non ! Meg chérie. Tu ne vas pas commencer à faire ton asociale.
Je souris en reconnaissant la douce voix de mon double qui me gronde et me pointe du doigt avec des gros yeux mi-rieurs, mi-désapprobateurs. Je pose mon livre immédiatement et me lève pour lui sauter dessus. Je la couvre de bisous en riant, toute tension aussitôt disparue. Elle a un don, c’est certain. Une sorte de pouvoir magique d’apaisement instantané. Je l’aime tellement.
— Oui, mon petit tyran d'amour.
Elle me tapote le crâne en riant et en acceptant mon câlin, puis elle me présente ses nouveaux amis. Ses trois colocs et l'équipe de basket au grand complet. Mais comment fait-elle ? Mélia n'est là que depuis deux heures. Sa rapidité à connaître les gens me laissera toujours admirative. Elle me donne tous les prénoms, que j'oublie aussitôt.
Elle semble avoir eu un coup de cœur pour la petite froussarde maternée par son frangin. Je l'écoute babiller joyeusement avec la troupe de nouvelles têtes. Je suis heureuse de voir que Mélia se fait des amies. Je souris tendrement en la regardant. Le frangin m'adresse la parole.
— Toi, c'est Mégane c'est ça ? Tu es la sœur de Mélia ? Moi, c'est Blaise. Le frère de Sarah.
Je hoche la tête sans dire un mot, poliment. Les questions ne nécessitent pas davantage de développement et je suis concentrée sur le ton des voix pour repérer les personnes désagréables à surveiller ou rabrouer. J’ignore sa tentative de bise et il se prend ce qu’on appelle un vent qui ne le rebute pas.
— Samedi, je fais visiter la ville à ma frangine. Vous pouvez venir avec nous les filles si vous voulez.
Mélia sautille de joie et le remercie. C'est vrai que c'est gentil de sa part. Même si je pense que c'est une technique pour évaluer les colocs de sa sœur et s'assurer qu'elle est en sécurité. Il se méfie de moi et il a raison. Il est intelligent pour un sportif et remonte dans mon estime. Je l'entends dire aux filles que si quelqu'un les ennuie, elles n'ont qu'à venir le voir et il s'occupera de son cas. Mélia éclate de rire quand Sarah gronde son frère en lui demandant d'arrêter de la couver.
— Toi aussi, tu as un garde du corps Sarah ? Le mien, il ne paye pas de mine, mais c'est une teigne.
Je lui tire la langue. Je sais pertinemment qu’elle se moque de moi avec amour. Je ne nie pas les faits, mais ne les confirme pas non plus. De toute façon, le rire cristallin de ma jumelle qui répond à ma grimace suffit en lui-même. Voilà que le bellâtre se mêle de notre chamaillerie.
— Il y a des types pas recommandables. Il vaut mieux que vous veniez nous voir. Une teigne ne peut rien face à une montagne de muscles.
— Ça dépend de la résistance de la montagne de muscles au tordage de couilles. C'est le point faible de beaucoup de messieurs trop sûrs d'eux, répondis-je d'un ton froid.
Mélia n'arrive plus à respirer tant elle rit. J’ai dit cela d’un air si naturel que les messieurs alentour ont tous sursauté à mes menaces même pas dissimulées. Il est important d’asseoir sa réputation dès le départ. L’effet dissuasif est essentiel. Ça évite de perdre du temps par la suite.
— Quand je vous dis que c'est une teigne.
Et voilà comment, en mimant le geste pendant que je parle, une équipe de basketteurs de dix-sept ans se met à craindre une fillette de quinze ans à peine. Les rires de ma jumelle accentuant la véracité des propos. Plusieurs me regardent avec inquiétude pour jauger de ma dangerosité et mes yeux froids ne les rassurent en rien. J’ai l'art de me faire une réputation d'entrée.
Arrivés à la cafét, Bellâtre et ses potes vont rejoindre la reine des abeilles. Seul Blaise reste avec les petites nouvelles de seconde. Il veut montrer à tout le monde que les demoiselles sont sous sa protection et pose une main sur l’épaule de sa sœur, dans un geste tendre et protecteur. Je remarque les regards d’avertissements à la gent masculine aux alentours. Pas agressif, mais suffisamment clair pour dissuader de toute tentative de bizutage ou de drague. Je l'aime bien lui.
J'observe la salle avec curiosité et comprends très vite la menace dont parlaient les mecs. Un haltérophile à l'air niais se pavane dans la salle en marcel transparent. Vu comment pas mal s'écartent, il doit être le caïd du coin. Le regard agressif qu'il échange avec le Bellâtre et Blaise me permet de réaliser que seuls les basketteurs le tiennent en respect.
— T'en pense quoi ? Me demande sans discrétion ma licorne.
— Musclé, mais trop. Il doit manquer de souplesse et de rapidité. S'il te cherche des poux, vise l'entrejambe puis quand il se plie, pète-lui le nez, dis-je calmement.
Blaise part dans un rire sonore qui fait se retourner toute la salle. Mon jugement rapide du type et surtout ma réponse concernant le moyen de le neutraliser provoque la joie du grand frère protecteur. Mon air désabusé et sans aucune inquiétude lui confirme que soit je suis folle, soit je suis dangereuse. Un peu des deux à vrai dire.
— Toi, je sens que tu vas me plaire. Je t'aime déjà.
Il m'ébouriffe les cheveux dans un geste amical. Les autres filles de la table sont bouche ouverte sauf Mélia qui sourit avec espièglerie. Donc Sarah la métisse, Lilou la blondinette, et Fleur la... Bleue ? Oui, c'est ça. Ses cheveux sont bleus. Elles ont toutes les trois un look un peu Kawai manga comme ma chérie d'amour. Elles vont faire un sacré quatuor, je pense.
— EEEEEH FARMERRRRR. Pourquoi Blaise est mort de rire ? Qu'est-ce que t'as dit comme connerie encore ? S'écrie Bellâtre à travers tout le réfectoire.
— EEEEEH MALTEEEEEZZZZ. IL ME RACONTAIT TES RONFLEMENTS. JE LUI AI PROMIS DE LUI PRÊTER MON BOUQUIN POUR T'ASSOMMER PENDANT TON SOMMEIL MALTEEEZZZZZ, lui répondis-je sur le même ton en utilisant son nom de famille deux fois pour lui clouer le bec.
Autant Blaise me parait sympa, autant son pote capitaine va me hérisser le poil, je le sens. D'ailleurs, la tête qu'il fait à ma réplique m'indique qu'il n'a pas apprécié. Ce sentiment d'exaspération est mutuel. Visiblement, il n'a pas l'habitude qu'on lui réponde. Avec moi, il va être servi. Quand il s’agit de répondre du tac au tac, je suis aussi vive et dangereuse qu’une vipère énervée. Je vois la salle médusée et Musclor en train d'avaler les mouches. Bon sang, qu'il a l'air bête. On dirait Brice de Nice qui aurait fait de la gonflette.
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