Rodéo 2/2
Le principe du domptage de bêtes sauvages, surtout les équidés et les mâles entiers, c'est de leur montrer que tu es plus fort afin qu'ils se soumettent et te placent au sommet de leur hiérarchie de troupeau. Physiquement, je suis bien en dessous de lui et de ses muscles puissants, en revanche, question acharnement et instinct de dominant, j'en tiens une sacrée couche.
Mon étalon, que je verrais bientôt, n'est pas né dans une écurie, mais au sein d'un troupeau de chevaux sauvages. Il m'a fallu l'apprivoiser tout poulain pour qu'il daigne m'accepter sur son dos. Certains parlent de domptage, je préfère dire se faire une place dans la hiérarchie. Jamais je n'ai utilisé de fouets, cravaches ou instruments pouvant blesser. J'ai juste fait preuve d'une résistance et d'un entêtement supérieur.
J'ai passé des journées et des nuits à côté de lui pour le forcer à accepter ma présence, tenant le seau de nourriture à bout de bras jusqu'à ce qu'il accepte que je le touche. J’ai passé des nuits dans un arbre, près du troupeau pour chasser les coyotes qui les attaquait. J’apportais du foin, même avec une tempête de neige qui approchait pour être sûre qu’ils aient de quoi manger au plus fort de l’hiver. Jamais je n'ai abandonné. Jamais je ne l'ai mis en danger.
Comme je soignais sa mère en même temps, blessée par un piège de trappeur, le poulain daigna, au fur et à mesure, me faire confiance. La jument avait la jambe cassée et beaucoup l'aurait tuée sans hésitation. Moi, je l'ai soignée et remise sur pieds. Plâtrant sa jambe et lui fournissant à manger puis, la faisant nager dans la rivière pour la re muscler. Je pense qu'elle provenait de chevaux domestiqués, elle semblait connaître les humains et n'en avait pas peur, ce qui facilita ma tâche considérablement. Elle cherchait mon contact, se frottant à moi après chaque soin ou apport de nourriture. Elle me laissa même venir sur son dos pour me réchauffer une nuit de chasse au coyote particulièrement froide.
Son poulain, au contraire, tenait du caractère sauvage et farouche de son père. Il est de la même trempe que moi. Indomptable mais apprivoisable. C’est pour cela qu’on s’entend aussi bien tous les deux. On a un esprit fort et aussi un peu tendance au ronchonnage. Un an fut nécessaire avant de pouvoir rester plus d'une minute sur son dos quand il eut l'âge adéquat. Il ne m’accepte que parce que j’ai gagné son respect et son affection avec du temps, beaucoup de temps, quelques carottes et surtout de très nombreux soins. Quelques insultes et menaces de le faire cuire au barbecue aussi.
Prince est un amateur en comparaison. Il est né dans une écurie renommée je pense. Je l’ai longuement observé pendant le passage des autres élèves. Il n’a aucune cicatrice, aucun signe de malnutrition passée. Il n’a jamais dû connaître la faim, la soif ou le froid. Encore moins les prédateurs. Je sens bien qu’il a du caractère, toutefois, il n’a pas eu à lutter et cela se ressent. Il n'a rien de sauvage, son instinct de survie est sous développé. C'est un chaton en comparaison à mon étalon.
Il est surpris par ma façon de faire. Cela doit être la première fois que quelqu’un lui résiste, lui impose sa présence. Il se débat mais sans la fougue d’un instinct de survie. Il accepte d’être monté car sa mère était montée. Pas parce qu’on a gagné son respect. Enfin, c’est ce que je suppose. Je ne suis pas douée en psychologie animale et encore moins en psychologie humaine.
Mon langage distingué et précieux fait pisser de rire toute l'assistance. Je crois qu'ils sont ravis du traquenard et espèrent me voir à terre. Je ne leur ferais pas ce plaisir. Mon caractère doux et paisible s'exprime dans toute sa splendeur. Peu importe, ce n’est pas un cours de français mais d’équitation. Je parle comme je veux à ce fichu canasson. Je ne lui manque pas de respect, je l’agace et le titille. Je lui montre que j’ai encore de l’énergie et de la détermination pour qu’il flanche.
J'aperçois Naya qui me filme. J'ai l'élégance de lever mon majeur en l'air dans sa direction sans que son père ne le voie. La reine des abeilles parle avec Mélia qui secoue la tête en riant. La discussion semble amicale. Mon double sait que je ne le lâcherais pas. Je pense qu’elle prévient la vipère et son père que leur coup fourré va échouer. Ma jumelle me connait et a confiance en moi. Je ne ferais jamais de mal à un animal innocent, cependant, je ne le laisserais pas gagner non plus.
Je n’entends pas leur conversation et je ne peux pas me permettre de trop m’y intéresser. Je suis concentrée sur la respiration et les mouvements de Prince. Je le pousse à bout mais ne veut pas lui faire de mal. Quand il va trop fort et risque d’avoir le cœur qui s’emballe, je ralentis le rythme pour qu’il reprenne son souffle. Je veux l’épuiser, qu’il se soumette sans utiliser la moindre violence physique. Juste un langage de charretier et un ton goguenard bien énervant. Mes petits claquements de langue ou mes petits coups de talons pour le faire accélérer le font renâcler de rage.
Il piaffe et s’ébroue. Dans son langage, il utilise le même vocabulaire que moi. Ses oreilles plaquées en arrière montrent sa colère. Tout son corps est tendu, crispé. Il écoute la moindre de mes paroles, de mes intonations. Il réagit à toutes mes sollicitations tactiles. A notre façon, nous communiquons tous les deux. Il se rebelle, je ne cède pas. Il s’attend à un coup de cravate, je n’en ai pas. Il me parle mal. Je fais de même. Je dirais qu'on s'engueule mutuellement.
Prince est haletant. Il n’en peut plus. Enfin, il m’accepte et se soumet. Je viens de gagner son respect. Il finit par se stopper au milieu du manège. Il reprend son souffle. Prince a tenu une demi-heure. C'est un costaud. Néanmoins, j'ai gagné. Quand le moniteur me donne ordre de descendre, je m’exécute aussitôt. Je mets pied à terre avec un grand sourire et flatte l’encolure de Prince. Il est en sueur. Je donne une friandise à l'équidé, pour lui montrer que je peux être gentille.
— Tu t'es bien battu Prince. Mais question tête de mule, je suis reine, je murmure près de l’étalon d’une voix douce. Allez, respire. C’est fini. Tu vas rentrer à l’écurie et recevoir une bonne douche. On va aller te faire boire dans peu de temps. Tu as bien travaillé. Tu es un bon cheval.
Le professeur vient me reprendre les rênes avec un beau sourire. Je crois que je viens de devenir son élève préférée. La meilleure. Certes, j’ai gagné ce rodéo mais je l’ai fait sans jamais frapper ou causer de la douleur à l’animal. A terre, je félicite l’étalon et lui donne une récompense. Le moniteur m’entend parler avec calme et douceur à Prince dont les oreilles se sont relevées pour m’écouter. Je détends le cheval et je l’apaise de la voix. Prince est étonné de mon ton doux et affectueux et ne sait plus quoi penser. Il apprécie mon contact et se tourne en quête d’une seconde friandise que je lui accorde.
Le moniteur me laisse faire. Il a compris mes actions. Je suis en train d'apprivoiser Prince. De lui montrer que je suis fière de lui. Je le flatte et lui procure le temps pour reprendre son souffle en toute sécurité. J’ai traité l’étalon avec respect sans lui céder. Papinou serait fier de moi, lui qui m’a tout appris. Il me manque tellement. Je tends les rênes au moniteur, sans lâcher l’encolure que je caresse. Naya accourt avec Mélia.
— Alors là, la grunge, tu m'as scotchée. Respect. Même moi et papa finissons par terre quand Prince est de mauvaise humeur.
Oui, on va peut-être s'entendre toutes les deux. Surtout que Prince est son cheval personnel et qu'il est en train de lui faire un gros câlin. Elle lui flatte l'encolure avec douceur. Elle aime son cheval et lui prodigue les caresses nécessaires à le calmer et l’apaiser comme je viens de le faire. Prince est un bon cheval. Il a bien travaillé. Il mérite du repos. Le cours est fini.
Sans rancune, j'aide Naya à ramener Prince à son box avec Mélia. Nous le pansons et lui donnons à boire. Son père enseigne aux autres l’entretien et les soins sur les autres montures. Ce moment d’attentions privilégiées est important pour gagner le respect et l’affection d’un animal. Nous le massons avec une poignée de foin et nos étrilles pour le détendre et aussi le sécher de sa sueur. Nous lui montrons qu’il est en sécurité avec nous, que nous voulons sa santé. Nous le chouchoutons. Il se détend et accepte les câlins avec plaisir. Quand il pose sa tête contre mon torse, je sais qu’il vient de m’accepter pleinement et me fait confiance dorénavant. La reine des abeilles reste, quelques secondes, muette du geste de son étalon puis me sourit. Elle aussi est en train de m'accepter.
Son père ayant été appelé sur un autre cheval par un palefrenier qui suspecte une blessure, Naya montre les box des chevaux attribués aux nouveaux avec son petit commentaire sarcastique de rigueur sur le niveau ou la tenue du cavalier. Jamais sur les chevaux. Tous baissent les yeux devant la reine des abeilles, sauf Mélia qui admire les chevaux et semble ne pas entendre les remarques désagréables, et moi. Parce qu'elle peut crever la gueule ouverte avant que je baisse les yeux, Miss Pimbêche. En plus, je m'en fiche que mes guêtres soient usées. C'est la preuve que j'ai bossée avec.
Ce sont enfin les box de nos chevaux. On se précipite à l’intérieur. Nos équins piaffent de joie et nous câline tendrement. Mélia rejoint Étoile sa jument Lipizzan blanche. Moi, Grognon mon paint horse pie. Aussitôt, et bien qu’ils soient très propres, nous sortons notre matériel pour les nettoyer. Je frotte énergétiquement le poil de mon étalon qui adore les mouvements de grattage intense. Mélia démêle et tresse les crins et la queue pour faire belle sa jument qui adore avoir des petits nœuds roses ou fluos.
La joie de nos duos s’entend à travers toute l’écurie. Les quelques palefreniers présents pour la sécurité et les soins des autres équidés voient combien notre lien est fort avec nos animaux. Les deux ne cessent de nous pousser gentiment avec leur tête, en quête de caresses. Nous les couvrons de bisous et de papouilles, indifférentes à l’odeur qui pourrait nous coller à la peau. Je suis sur le dos de Grognon, à l’envers, pour pouvoir appuyer plus fortement le long de sa colonne vertébrale pour un massage qui fait le hennir de plaisir.
Tandis qu’on prend soin d’eux, et leur montre combien ils nous ont manqué, Naya tente de se moquer de nous en décrivant l'aspect un brin misérable et sale de celui qui a amené les chevaux. Quand j'entends la description du "palefrenier", je me crispe aussitôt et comprends que ce ne sont pas mes chers parents qui ont eu l'idée. Le palefrenier miteux, c’est Richard, le meilleur ami de Papinou, mon parrain.
Il a dû les a rachetés à mes géniteurs en quête d'argent, pour nous les réoffrir. Je serre les dents, furieuse. Ils n'avaient pas le droit de les vendre. Ils sont à nous, pas à eux. Papinou nous les avait offerts. Grognon et Etoile nous appartiennent depuis des années. Ce ne sont pas des meubles ou des bibelots. Il y a un lien spécial dans chacun de nos duos.
Je rumine les mots que je vais leur dire la prochaine fois qu'ils daigneront prendre de nos nouvelles. Mélia essuie une larme de tristesse. Aussitôt, Naya arrête ce sujet pour ne pas faire de peine à Mélia. Elle a senti qu’il y avait quelque chose de pas normal et sensible. Je lui suis reconnaissante de faire attention à ma jumelle. J’ai envie de taper dans le mur et me retiens pour ne pas exploser de colère devant ma sœur ou effrayer les autres chevaux. Les nôtres ont l’habitude de mes petits coups de ronchonnages.
Naya admire nos chevaux. Ils sont en parfaite santé, muscles fins et puissants, robe éclatante. Mélia s'amuse à faire des tresses élaborées à Étoile avec Naya tandis que je démêle la tignasse ébouriffée de Grognon qui me mord les poches pour voler les bouts de carottes. Je le gronde gentiment. C’est notre jeu habituel. Mon étalon ne cache pas notre complicité et cherche querelle pour m'embêter.
J’apprends qu’il a martyrisé quelques jeunes palefreniers en leur mordillant les fesses ou en faisant mine de les écraser contre le mur. Il ne leur a jamais fait mal. Il les a juste effrayés. C’est un sale gosse comme moi. Je tente de nouveau de le sermonner mais mon ton exprime plus le rire et la satisfaction que le mécontentement. Il n’y avait que les anciens et le père de Naya qui ont pu s’approcher suffisamment pour le nourrir. Il acceptait d’être nourri mais pas qu’on le touche. Même les expérimentés n'ont pas pu poser l’étrille pour enlever la poussière.
Grognon n'aime pas les inconnus. D'ailleurs, c'est Richard qui a dû le faire descendre de la camionnette et l'installer dans le box avant d'hier, puisque c'était le seul que mon étalon autorisait à le toucher. Sur le conseil de Parrain, Etoile est placée juste à côté de lui. Tout comme Mélia et moi, c'est le seul équin capable de le raisonner quand il est de mauvais poil, c'est à dire quotidiennement. Je rigole quand l'un des palefreniers seniors avoue que la jument semblait gronder Grognon avec ses hennissements durant le cirque de l'étalon qui se calmait en hennissant de frustration. Un vrai dialogue. Le palefrenier a même sorti Etoile de son box afin qu'elle se place à la demi-porte, le temps qu'il rentre poser la dose de fourrage. Elle faisait rempart de sa tête contre le ronchon mal luné.
Je souris et j'écoute les deux filles papoter dans le box voisin L'amour des chevaux est clairement visible dans les paroles de Naya. En plus, elle se montre amicale avec Mélia, presque protectrice. Elle complimente ma jumelle sur l'état de santé de sa jument mais aussi sur ses talents en voltige. Je ricane quand la reine des abeilles propose à Mélia de l'adopter pour qu'elle ait une sœur socialement fréquentable. Oui, on va peut-être éviter de s'étriper.
Annotations