Saletés de rats 2/2
Aucun des gars à proximité n'est dupe de mon stratagème. Ils ont tous compris que je suis une bagarreuse dans l'âme et une éternelle rebelle contre toute forme d'autorité. Je suis aussi pleine de conneries et respectueuse du travail. Leurs sourires complices et leurs prises de position pour me défendre face au despotisme de Maltez qui ne fait pas correctement son job de superviseur me confirment qu'ils m'apprécient et m'ont intégré dans leur groupe. Le fait que je sois la plus jeune et la seule fille fait rapidement de moi une sorte de mascotte avec qui ils sont sympas et un peu protecteurs.
Je retourne à mon déménagement de détritus. Très vite, nous sommes retardés dans notre progression par des attaques de rats. Ils essayent de nous mordre quand nous approchons de leur lieu de sieste. Ils sont nombreux et agressifs. De tout coté, il en sort des gras et gros qui courent à toute vitesse en couinant à peine on ouvre une porte ou un volet pour aérer ou faire entrer la lumière. La population est vraiment très importante et devient dangereuse pour notre sécurité. Nous battons temporairement en retraite, car nous allons finir par être amochés à force.
Maltez me confie une mission à la hauteur de mes talents au combat et de ma folie. Il me charge de faire reculer les bestioles et de les empêcher de mordre les autres tandis que les gars portent de lourdes charges. Il me dit à haute voix d'imaginer que c'est Musclor, Garcia ou lui-même en riant pour me motiver. Je lui fais un grand sourire niais pour approuver cette suggestion plus qu’appréciable. Plus doucement, il me demande confirmation si je me sens capable de les aider. Mon superviseur du jour connaît mon entraînement militaire et la vitesse de mes réflexes. Il a raison.
Je n'ai pas la force pour les gros meubles. Si je me concentre sur la chasse aux rats, je peux être redoutablement efficace. Les gars pourront bosser sans souci. On avancera bien plus vite et efficacement de cette manière que si chacun tente de bouger les cartons de son côté en se protégeant des rats.
J'accepte donc volontiers et me munis d'un balai solide en guise d'armes. J'ai mis mes guêtres d'équitation au cas où un rat aurait la mauvaise idée de s'en prendre à moi pendant que je défends mes camarades. Mon idée de sécuriser les jambes est adoptée et on s'équipe tous avec ce qu'on a sous la main. Je vais quémander auprès d'Alex des bottes et d'autres protections, normalement utilisées pour le débroussaillage. Il accepte volontiers quand je lui explique la raison et me recommande la prudence pour ne pas me faire mordre par les rongeurs.
Nous regagnons l'intérieur pour déblayer pièce par pièce. En mode ninja, je chasse les rongeurs vindicatifs à coup de balai. Dans des petits cris ridicules et stimulants, les rares kamikazes sont éjectés dans les airs par mon balai avant de m'atteindre ou d'atteindre un des gars que je défends. Je fais rire un peu le groupe par mon comportement gamin. Je les éblouis par ma vitesse et ma précision. Même Maltez sourit à un de mes cris de victoire. Je crois que j'ai un problème existentiel avec les rats. J’éprouve énormément de plaisir de les contrer et de les faire voler. Bien que cela soit hyper tentant, je prends sur moi pour ne pas les envoyer vers le sale type ou vers Maltez pour le bien de notre œuvre caritative.
Pour blaguer et égayer la mine préoccupée de Maltez, je mime en sifflotant le mouvement d'envoi de rats vers le sale type et la pose d'enfant innocent qui s'en suit au grand dadet qui me gronde du doigt avec un magnifique sourire que je lui rends. Il apprécie que je reste sage et ne me laisse pas envahir par mes instincts vengeurs par respect pour le travail à accomplir auquel il tient beaucoup. J'apprécie qu'il me laisse faire l'andouille et cautionne un peu mes bêtises puériles qui ont l'avantage d'alléger l'ambiance de travail. Je parviens à le dérider un peu et j'obtiens même un ébouriffage de cheveux complice.
Aucune morsure sur la matinée. J'ai rapidement abandonné le balai pour une pelle droite tranchante. Les rats étaient trop nombreux et les éloigner ne suffisait pas. Ils revenaient à la charge comme enragés. Avec un coup de pelle dans la tronche puis un coup net sur le cou, ils faisaient moins les malins. Une cinquantaine de cadavres de rats forment un tas de victoires sur le sac repas de Garcia. Maltez m'a vu ramasser et entasser les cadavres tout au long de la matinée. Il a juste soupiré et secoué la tête en rigolant doucement, m'autorisant à effectuer cette petite vengeance pas bien méchante. Je crois que lui non plus n'aime pas Garcia.
A sa manière, c'est à dire en me traitant de ninja folle et sanguinaire, Maltez me félicite d'avoir protégé les gars aussi efficacement. Au fur et à mesure de mes assassinats de rongeurs, les attaques devenaient moins nombreuses et surtout, la progression de nettoyage n'a pas pris trop de retard. Nous sommes dans les temps par rapport au planning et même un peu en avance, puisque mon génocide diminuera le besoin de piéger à la mort au rat le quartier pour que les rongeurs ne se répandent pas chez les voisins. Je me permets toutefois une remarque sérieuse sur la population qui semble beaucoup plus importante que prévu. Maltez souligne le fait au responsable de chantier en lui désignant mon tas de bestioles. L'adulte ronchonne un peu sur l'emplacement choisi pour le stockage en argumentant sur le réveil des animaux.
De toute façon, les rats sont bel et bien morts. Il n'y a aucun danger physique si ce ne sont les microbes. On ne peut pas mettre les cadavres avec les autres ordures. Je devais les entasser quelque part en attendant. Alex va allumer un feu pour certains déchets végétaux non-compostables demain. On brûlera les corps indésirables dans les bennes. Leurs cendres broyées nourriront la terre et permettront aux futures plantes de prospérer. De la mort, naîtra la vie. J'aimerais bien faire une citation aux gars à propos de la poussière qui redevient poussière afin de faire l'intello, mais je ne me rappelle plus la phrase exacte. Thibaut qui me voit réfléchir, vient près de moi pour me demander ce qui me rend sérieuse. Je ne marmonne en ne voulant pas montrer mon inculture. Mon pote est malin et surtout, il commence à bien me connaître. Il me murmure à l'oreille que je suis une peste qui aime se vanter et qu'il adore ça. Puis me donne deux références pour frimer en me faisant un bisou sur la joue.
— Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière. Livre de la Gènèse (Gn, 3, 19). Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Antoine Lavoisier
Aussitôt, je fanfaronne et fais la philosophe à la grande surprise des autres gars. J'ai fait la gamine et multiplier les références potaches ou de dessins animés toute la matinée. Là, je suis hyper sérieuse et utilise un vocabulaire sophistiqué. Pour en rajouter une couche, Maltez entre dans mon jeu et entame un débat d'idées sur l'importance de la vie et sa fragilité. On largue la plupart de nos camarades jusqu'à ce que le blondinet et Alex éclatent de rire et nous traitent de malades mentaux puis osent insinuer que nous sommes tellement semblables Maltez et moi. Je boude aussitôt de cette insulte gravissime.
Je suis quand même fière de moi et de notre équipe. En quelques heures, nous déblayons le rez-de-chaussée des saletés et meubles. D'un côté, les meubles ou matériaux à réparer et nettoyer, de l'autre la grande benne à déchets déjà quasi-pleine. Les gars du jardin n'ont pas chômé non plus. Une seconde benne de végétaux est prête à partir pour le compostage. Un premier bûcher est en cours de formation dans un coin sécurisé du chemin. On commence à apercevoir la façade et les limites du jardin qui n'est finalement pas si petit que cela.
Avant la pause déj, le responsable demande à Maltez d'installer un tube pour vider les ordures du premier étage directement dans une troisième benne cet après-midi. Afin de me surveiller et aussi pour m'éviter de mater les garçons torse-nu en train de se débarbouiller, Maltez me demande de l'accompagner pour l'aider. Si seulement il savait à quel point je me contrefiche de ces messieurs. Je prends beaucoup plus de plaisir à l'embêter. Je sors un rat mort de ma poche et le lance sur le dos de Garcia par pur esprit de vengeance. Surpris, il crie comme une vierge protégeant sa vertu, ce qui fait éclater de rire tous les gars. Encore une fois, c'est Thibaut qui intervient en preux chevalier, mais avec beaucoup moins de douceur et de compassion que pour moi. Il lui tend juste des gants pour ramasser les rats. Je crois même l'entendre dire à Garcia que c'est bien fait pour sa pomme et qu'il y réfléchira à deux fois avant d'embêter une fille.
Je trottine pour rattraper Maltez. Le sol de l'escalier et du premier étage sont jonchés de détritus amassés sans logique. Par endroits, la hauteur est telle que Maltez touche le plafond. On pousse du bout du pied et des coudes ce qu'on peut pour se frayer un passage. Il fait noir, ça pue affreusement, cependant, il semble y avoir moins de rats. L'odeur est pire que ce matin au rez-de-chaussée. L'air frais du bas, ne parvient pas à monter et à oxygéner un peu les gaz toxiques qui se dégagent. Nous n'avons qu'une faible lampe torche pour trouver les interrupteurs. Maltez essaye tous ceux à notre portée sans succès. L'épais lierre a envahi un grand nombre de fenêtres et bouche à la fois la lumière, mais aussi l'aération. L'odeur nous pique les narines et nous fait tousser malgré les masques. Nous avançons à pas prudents pour ne pas trébucher.
Je lui propose alors, en tant que demoiselle ayant un bon équilibre, d'escalader les immondices pour aller ouvrir les fenêtres et les volets qui ne sont pas totalement obstrués. J'ai aussi un couteau pour tailler la végétation qui pourrait gêner. Nous aurons de la lumière et puis espérons faire partir cette odeur écœurante. Ce n'est pas bien de se séparer, mais le volume des déchets entrave la progression de mon géant d'acolyte. Il va finir par s'évanouir ou vomir dans ce fatras d'odeurs pestilentielles. Je n'ai pas envie de devoir lui porter secours. Le cœur au bord des lèvres, il accepte ma solution et dirige la torche dans la direction de la première fenêtre afin de m'éclairer au mieux.
Leste et agile, j'avance prestement vers ma destination. Quelques rats s'enfuient à mon approche sans chercher à m'attaquer. Plus je m'approche de la fenêtre, plus l'odeur est forte. Elle me fait pleurer à travers le masque. Mes narines sont en feu. Je ne parviens pas à l'identifier. On dirait de la viande en décomposition, mais avec quelque chose de plus acide. Ce n'est pas de la pourriture classique. Avec mon bol, il doit y avoir des champignons hallucinogènes qui poussent sous la couche de déchets.
Je me mets à tousser fortement, ce qui fait fuir d'autres rats maigres, un peu moins agressifs que je repousse assez facilement en tapant du pied. Maltez s'inquiète et il me questionne. Je lui explique que l'odeur s'accentue, mais que tout va bien, je tiens pour l'instant. Pourtant, un frisson me parcourt et je sens mon corps qui se met en alerte sans que je ne comprenne pourquoi. Quelque chose cloche dans cette pièce. Mon instinct n'est pas tranquille. Je prends quelques secondes pour examiner tout ce qui m'entoure, cherchant ce qui réveille ma montée d'adrénaline. J'écoute les bruits infimes de mes pas et de la fuite des rats. J'entends quelque chose de quasi-inaudible. Comme un râle, un grognement sourd mais très très faible. Une respiration animale qui n'est ni la mienne ni celle de Maltez. Peut-être un renard ou un chat.
Au fur et à mesure que j'avance, et avec le peu de lumière que j'ai, j'observe le sol. J'aperçois des cadavres de rats et de petits animaux à moitié mangés. J'entends leurs os craquer sous mes pas. Il y en a trop. Même pour une colonie de rats. Ces bestioles ne sont pas d'une grande propreté, mais ils ne laissent pas autant de déchets pouvant leur attirer des maladies. Aucun animal ne laisserait autant pourrir sa nourriture ou son lieu de vie. Du moins, c'est le peu que je sais de mes connaissances en biologie et en comportement animalier. Un truc me gêne dans cette pièce. Tout mon corps est en alerte, comme si j'étais au milieu d'un champ de bataille.
Je pose la main sur la poignée de la fenêtre. Le peu d'air frais qui arrive à mes narines me redonne des forces. Mon petit déj va rester tranquille dans mon estomac. Espérant que davantage d'oxygène fasse calmer les battements illogiques de mon cœur, j'ouvre le volet en grand d'un bon coup pour faire jaillir lumière et air sain. Mes yeux se posent sur l'appui de la fenêtre et voient plusieurs morceaux d'animaux déchiquetés autour de moi. Mon cerveau analyse immédiatement que la taille de la morsure n'est pas celle d'un rat ou d'un petit animal. Quelque chose de bien plus gros est dans cette pièce. Je me retourne pour sortir. Mon instinct me dit de partir très vite.
Je n'ai pas le temps de crier à Maltez de reculer qu'un grognement de bête folle nous vrille les tympans aussitôt. Une forme indéfinissable me saute dessus et essaye de me saisir. Je la rejette en arrière dans un mouvement de self défense automatique. Au sol, elle tente de me mordre le mollet. Elle me fait tomber à la renverse sur les immondices et m'attire à elle.
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