S'intégrer 2/2
Je prends l'habitude une fois par semaine d'aller chercher les garçons dans leur dortoir. Jamais le même jour, jamais au même horaire. Les autres habitants de leur dortoir s'habituent à ma présence. Je n'ai plus à me cacher d'eux, d'autant plus que je leur rapporte souvent de la bouffe ou des missives de leurs copines. Je me planque juste des militaires. Enfin non, pas tous. Certains soldats, notamment les tireurs d'élite postés sur les toits, ont parfaitement conscience de mes manigances. Ils les tolèrent voire les encouragent. Je découvre un double des clés des portes blindées des toits "oublié" puis une échelle de passage sécurisée dont le cadenas porte le code de verrou 0876, les chiffres bonheur de Parrain. Parfois, ils sont même présents et tournent le dos pour faire semblant de ne pas nous voir. J'ai clairement des complices, ce qui me fait marrer ainsi que les autres criminels. Je récompense mes amis silencieux avec des boites de gâteaux ou des thermos de café déposés dans la journée.
Blaise et Thibaut me taquinent quand par hasard, j'arrive à l'heure de leurs douches. Ils croient que je l'ai fait exprès pour surprendre des garçons en petite tenue. S'ils savaient combien je m'en fiche. Je les laisse dire et je rentre dans leur jeu en tapotant sur la porte des douches et en demandant à entrer d'un air candide. Pour les embêter, je fais mine de m'extasier sur le corps de Musclor lorsque les garçons sortent. Blaise commence à me connaître et détecte vite le mensonge. Il se venge en me portant comme un sac à patates sur ses épaules dans tout l'étage. J'aurais pu éviter son attaque sans souci. Je n'en avais pas envie. Blaise est doux et tendre. J'apprécie son contact que ce soit pour un câlin ou une chamaillerie. Je fais mine d'essayer de lui enlever sa serviette. Je pourrais me libérer et lui dérober sa dernière protection aisément. Je préfère rire et faire la vierge effarouchée, absolument pas crédible. Les gars que l'on croise s'amusent avec nous. Certains font semblant d'être des preux chevaliers qui accourent à ma défense, d'autres soutiennent Blaise dans son odieux kidnapping. La tête épuisée de Maltez face à nos gamineries est à mourir de rire.
Alex, dont j'apprends qu'il est le responsable de l'étage, nous laisse faire les andouilles. Les gars sont tous tendus par le climat ambiant et un peu de plaisanterie et d'enfantillages ne pourra qu’améliorer et alléger l'atmosphère. Entre les basketteurs et les bénévoles des chantiers de construction, quasiment tous les mecs m’apprécient et sont potes avec Blaise. En fait tous, si on enlève Maltez, Musclor, et quelques lutteurs dont Garcia. Le capitaine des basketteurs refuse obstinément de prendre parti entre les deux enfants qui se chamaillent devant ses yeux. Il repousse juste les types qui s'approchent trop près.
Je suis surprise de voir que le si sage Alex, dont le corps est si mince que l’on voit les côtes saillir, porte un petit tatouage en forme de cœur au niveau de son nombril. Il est presque aussi grand que Maltez et Blaise mais ses épaules sont bien moins larges et il peut paraitre peu musclé à première vue. Ses cheveux bruns coupés très courts et ses éternelles petites lunettes lui donnent un air de premier de la classe qui correspond également à sa bonne culture générale et son intelligence. Son visage présente une légère acné juvénile qui tarde sous la fine barbe. Ses sourcils un peu épais le rendent moins beau gosse que ses trois colocataires, toutefois, je lui trouve beaucoup de charme. Il a un air doux et gentil à qui on a envie de faire des bisous et de protéger. Il est aussi très timide et introverti et mes insinuations blagueuses sur son discret tatouage le font rougir.
Tandis que j’observe Alex, je suis trimballée pendant au moins un quart d'heure dans la bataille générale. Les assaillants et défenseurs s'en prennent aux serviettes couvrant la zone dangereuse de leurs adversaires. De la connerie adolescente dans toute sa splendeur. Même le grincheux Maltez et le pacifique Thibaut finissent par se mêler au combat. L'occasion de rire est trop tentante. Leurs cris de guerre attirent quelques gars des autres étages puis un militaire en reconnaissance. Mon pouce en l'air pour signaler que je ne suis pas en danger fait sourire le soldat qui indique à la radio à ses collègues une simple chamaillerie de gamins puérils. Un brin paternel, l'homme me demande de ne pas trop martyriser mes camarades et dissimule ma présence en me prévenant que la prochaine ronde d'inspection aura lieu dans une heure, ce qui me laisse largement le temps de faire mes bêtises.
Une fois dans leur chambre, Thibaut me bande les yeux avec un foulard pendant qu'ils se rhabillent. Je joue à Colin-maillard pour me marrer. J'utilise leurs voix pour les trouver et continuer à leur casser les pieds en tentant de les chatouiller. Je leur cache que je suis entraînée à me diriger dans le noir. J'ai déjà effectué de nombreuses fois ce genre de test et mon ouïe est particulièrement fine. J'aime bien faire la gamine sans défense avec eux, puisque je me sens en totale sécurité.
Si Alex reste le plus neutre possible, Blaise et Thibaut en profitent pour me faire des bisous dans les cheveux ou me serrer fort dans leurs bras. Je les reconnais à l'odeur de leur gel douche et me laisse faire sans me défendre. Damien prend le risque de me chatouiller en essayant de se faire passer pour Blaise. Même les yeux bandés, je le reconnais avec son après-rasage boisé puant et je lui fais subir de sérieuses représailles. Il est à terre, terrassé par des guillis sur les pieds. Alex est appelé en renfort pour le délivrer. Blaise et Thibaut n'étant guère enclins à aider leur pote, ils sont en plein fou rire devant mon air triomphant.
Alex m'enlève mon bandeau et me caresse les cheveux en souriant pour que je cesse le supplice. Je sors de mon sac à dos mon pot-de-vin de corruption pour lui, pour qu'il garde le silence sur mes kidnappings hebdomadaires. Une grosse boîte de cookies aux pralines faits en cours de cuisine. Alex est en train de devenir mon pote lui aussi. Une amitié fondée sur son estomac et quelques discussions à propos de la culture des plants de tomates illicites sur le toit de mon dortoir.
J'ai dû prendre cette mesure de sécurité après que l'on m'interdit de rendre visite à la cuisine en pleine nuit ou de prendre des provisions. Mon estomac affamé réclamait de la nourriture à grands cris de gargouillis. Le toit du dortoir des filles a été décoré de quelques pots de terre où des plants de tomates, des radis et quelques salades grandissent en paix jusqu'à récolte. J'ai même voulu installer des poules pour les œufs. Les tireurs me l'ont refusé, car les volatiles auraient pu les distraire dans leur travail. De toute façon, leurs déjections auraient bien trop empesté.
Les snipers rigolent de mes bricolages et en profitent. Ils me fournissent même un peu de matériel parfois. J'ai prolongé le réseau électrique du troisième étage pour installer quelques prises pour une bouilloire et d'autres éléments de confort pour les militaires. Leur complicité a fait venir un électricien confirmé pour installer un projecteur longue distance de surveillance de forêt, qui a mis aux normes mon chantier illicite. Il m'a aussi fait un trou pour passer mes tuyaux d'eau. Avec quelques goutte-à-goutte et un minuteur, l'arrosage se fait automatiquement durant la nuit ou les heures de cours. Officiellement, mes plants de tomates sont du camouflage visuel pour dissimuler les armes aux yeux des enfants. Officieusement, ils se servent dans la surproduction quand ils ont un petit creux.
Sur le chemin pour mener mes évadés dans leur nouvelle prison pour la nuit, je prends Blaise à part. J'ai perçu quelque chose chez Sarah et Fleur. Je veux voir si le grand frère a conscience du secret de sa sœur et si comme Sarah le craint, cela lui pose un problème. Je m'aperçois vite que Blaise le sait depuis belle lurette et s'en fiche royalement. Sa sœur est sa petite princesse, elle le sera toujours, même si son âme-sœur est une autre princesse. Je lui suggère donc d'en parler avec la peureuse ouvertement. Sa petite chérie a une peur bleue de lui avouer cela. Elle nous fait des crises de panique lorsque quelqu'un d'autre que ses colocs ou moi voient un geste tendre entre elle et Fleur. Blaise me promet en souriant d'aller tranquilliser notre petite froussarde préférée. Je sais qu'il le fera dès cette nuit.
Dès le lendemain matin, le sourire de Sarah prouve que Blaise a tenu parole. Toute la journée, elle sautille et rigole comme une gamine. Sa joie fait plaisir à voir. Je suis heureuse que mon activité nocturne de la veille ait été si profitable à mon amie et à l'ambiance générale au sein des secondes. Malheureusement, à part les soirs de kidnapping masculin, je m'ennuie horriblement le soir. Je n'aime pas rester enfermée comme une bête sauvage en cage. Je tourne en rond. J'exaspère Naya et mes deux autres colocs. Je vais papoter avec les tireurs sur le toit qui finissent par me renvoyer à l'intérieur, en sécurité. Ne pouvant m'isoler comme je le veux en fuguant aux écuries, je squatte la chambre de ma sœur. Ses colocs sont marrantes. Bien que leur univers ne soit pas le mien, je m'entends très bien avec elles. Elles sont patientes, douces et profondément gentilles. Leur compagnie apaise quelque peu mon hyperactivité, tout aussi bien que la présence de ma jumelle. Les seules qui ne m'agacent pas et qui me tolèrent sans problème.
Ce soir, elles ont décidé de m'enseigner les chansons culte et les chorégraphies de leurs boys-band préférés. Ma jumelle trouve les arguments pour me convaincre. Avec un sourire à la cantinière, elle a récupéré un carton de gâteaux et me promet de me nourrir ce soir si je lui obéis sans protester. Ce que je l'aime. Soirée karaoké et dance-machine pour moi donc. En plus, j'adore beugler et faire des mouvements anarchiques et stupides. Nous cassons les oreilles de tout le dortoir tellement on chante faux et fort. Les militaires n'auraient jamais dû nous dire que les monstres n'aimaient pas le bruit lors de l'une de leurs visites de contrôle en classe. Nous justifions notre boucan par une tentative d'effarouchement dissuasif au pauvre soldat venu faire sa ronde.
Je suis en pleine chorégraphie lorsque Naya débarque. Elle ouvre de grands yeux devant mes gestes. Je ne me démonte pas et finis mon enchaînement grotesque en rythme avec le tintamarre. Mes quatre complices de crime continuent elle aussi leur chorégraphie avec un grand sérieux. Nous nous emmêlons les pinceaux et terminons à terre les unes sur les autres dans un fou rire contagieux. Nous arrachons un soupir et surtout un sourire d'amusement à Naya. Mélia et moi aimons vraiment les trois Kawai. Avec elles, on se montre affectueuses. Un peu comme des grandes sœurs, comme avec notre cousine. Nous avons le même âge, cependant, nous sommes beaucoup plus matures qu'elles. On les materne avec grand plaisir.
Naya est venu nous faire baisser le son un peu, en tant que responsable de l'étage. Je rigole quand elle explique que le militaire lui a demandé d'intervenir puisqu'elle avait plus d'autorité sur les cinq folles que lui. Elle tient à la main un gros rouleur de scotch gris et nous gronde gentiment, plus par indulgence pour les oreilles des environs que pour notre joyeux bazar. Naya est plutôt tolérante avec les Kawai. Elles les aiment bien, surtout Sarah et Mélia. Plusieurs fois, elle leur a prodigué des conseils vestimentaires ou bien leur a appris à se maquiller ou à utiliser les bons accessoires. Elle veille sur elles comme une grande sœur elle aussi. Aucune fille n'ose déranger les Kawai par peur des foudres de la reine des abeilles. Aucun gars ne les embête par peur des poings de Blaise, Maltez ou pire, des miens.
Un samedi, je m'ennuie tellement que j'ai même accepté un relooking avec défilé des différentes propositions. Une journée à passer entre les mains des locataires de la chambre 330 et de la chambre 326, avec pour juges les garçons et quelques autres filles du dortoir. Sept horribles robes, sept maquillages, sept coiffures soumis au vote du public. Ma seule consolation est le bras de Blaise pour défiler quand Naya me fait porter des talons. Un beau spectacle comique pour tout l'étage, surtout quand Mélia me déguise en bonbon acidulé. Un coup de pied au cul pour Maltez quand il ose dire que je ne suis pas si moche que ça finalement quand je mets des vrais vêtements de fille.
Pour me venger, je choisis personnellement ma nouvelle tenue et mon maquillage de circonstance. Treillis militaires et camouflage de feuilles et de brindilles. Je suis sale et fière de l'être sous les hurlements de colère et de rire des autres. Les gars veulent eux aussi me relooker. Ils piochent dans les affaires des filles pour me faire des tenues. Je crois que le pire moment est quand ils tentent de me maquiller à leur tour. Si Thibaut fait soft et s'en tire pas trop mal, Blaise, Maltez et Alex sont de vraies catastrophes. Ils font encore pire que moi et manquent de me crever un œil ou confondent rouge à lèvres et le fard à joues.
C'est la tenue de Fleur qui gagne tous les suffrages. Quelque chose de très féminin, mais tout en douceur et délicatesse. Je ressemble à une poupée de porcelaine. Je joue le jeu et je reste parfaitement immobile pendant quelques minutes. Ma respiration presque imperceptible me transforme en mannequin de vitrine hyperréaliste. Tout le monde est bluffé par les talents de maquilleuse de la douce jeune fille qui rougit sous les compliments. En plus, c'est le seul maquillage qui ne me donne pas envie d'éternuer ou de me gratter le nez.
Mélia prend des tonnes de photos entre deux fous rires. Lilou, qui est douée en dessin, illustre certains moments. Ma jumelle et moi faisons une sorte de journal intime commun à destination de notre cousine, comme elle l'a fait pour nous. Nous voulons lui permettre de partager nos moments. C'est notre façon de rester en contact régulier avec notre petit amour, en plus des appels tris hebdomadaires. Toute la bande participe à ce journal.
Blaise et Thibaut s'amusent à faire des commentaires de grands frères protecteurs. Alex fournit des nouvelles des plants de tomates et autres cultures illicites du toit ou bien écrit des recettes de cuisine qu'il a trouvé particulièrement bonnes. Naya et ses deux copines prodiguent des conseils mode à notre bébé. Fleur, Sarah et Lilou rajoutent des images trop mignonnes de chaton ou autres trucs. Maltez se moque juste de mon côté maman poule avec ma petite puce, si différente de mon caractère quotidien. Il participe quand même au journal en émettant un soi-disant point de vue adulte. Bref, c'est un joyeux bordel regorgeant de mille détails tous rigolos et tendres.
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