Peut-Être

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Quelque chose n’allait pas. Dans son demi-sommeil elle avait remarqué qu’il s’était un peu écarté d’elle, laissant entre eux un vide froid. Ses yeux étaient fermés et ses mains crispées sur le drap, mais il ne dormait plus.

C’était le matin. L’aube. Le vent faisait trembler les vitres et craquer la toiture. Il pleuvait. Elle aurait préféré pouvoir dormir encore bien plus longtemps, ne pas être gagnée par cette humeur maussade des mauvais réveils. C’était un dimanche. Un de plus.

Elle se tourna puis, allongée sur le dos, cligna des yeux. Elle aurait aimé qu’il la prenne dans ses bras, qu’ils achèvent de gagner les marges du jour en entremêlant leurs chaleurs, mais il était loin d’elle, au bord du lit, et ne bougeait pas.

*

Il se leva sans bruit et sortit de la chambre. C’était inhabituel. Elle l’écouta préparer le petit déjeuner, mettre la table, puis il y eut un long silence insupportable.

Accoudée, elle s’enlisait dans ce silence et sentait monter une inquiétude vague, trop imprécise encore pour qu’elle puisse savoir s’il fallait l’arracher net au lieu de la laisser croître. Quelque chose n’allait pas, c’était la seule évidence.

Elle se redressa un peu, secoua la tête, s’assit au bord du lit et demeura immobile. Elle hésitait à le rejoindre. Que se passait-il ? La question restait sans réponse. Depuis trois semaines il se comportait étrangement, était souvent renfrogné, presque silencieux.

Peut-être avait-il une maîtresse, idée maintes fois repoussée mais qu’elle commençait à prendre au sérieux. Peut-être. Deux mots, tout et rien, et finalement elle ne pouvait savoir. Elle n’ignorait pas qu’il s’éloignait d’elle, que peu à peu tout ce qu’ils avaient en commun s’effaçait. C’était très lent, mais très net. Elle en souffrait secrètement depuis des mois. Mais elle serrait les dents en s’efforçant de garder le sourire. Elle serrait les dents et se demandait si, en fin de compte, elle-même l’aimait toujours.

Parfois ce n’était pas évident. Demeurait cette douceur lorsqu’ils dormaient ensemble. Il leur arrivait encore d’avoir des moments de tendresse, mais ce n’était plus la même chose. Comme de l’eau, l’amour filait entre ses doigts. Il n’y avait rien à faire. Elle avait en vain tenté de lutter. Puis s’était résignée. Sans doute à tort, mais le reconquérir lui avait paru insurmontable. Peut-être même inutile.

*

Elle ferma les yeux. Les souvenirs montaient. Les larmes aussi.

D’abord il y avait eu un regard. Lointain, à l’autre bout d’une pièce. Des yeux noirs qui la fixaient avec curiosité. Un visage délicat, légèrement penché. Il leur avait fallu toute la soirée avant d’oser s’adresser la parole.

Plus tard. Elle ne se souvenait plus exactement quand. Si elle se rappelait de la date de leur rencontre, le jour où ils s’étaient revus lui échappait. Une semaine au moins s’était écoulée. Ils s’étaient promenés durant toute une après-midi, presque sans rien dire. Journée étrange, empreinte de douceur. Au départ il n’y avait eu entre eux que cela : la douceur.

Encore plus tard. Ils avaient fait l’amour. Il avait été d’une tendresse démesurée, elle avait admiré son corps dressé au-dessus d’elle, mince, brun, une fine sueur l’avait recouvert soudain et dans le plaisir son visage était devenu sublime. Ce devait être à ce moment qu’elle était tombée complètement amoureuse.

Des larmes coulèrent. Ça ne dura pas. Elle ne voulait pas qu’il s’aperçoive de quoi que ce soit et sécha ses yeux, puis attendit un peu avant de se lever. La mièvrerie de ses souvenirs lui était soudain insupportable. Alors qu’elle ouvrait les volets son regard se perdit par-dessus les toits, et elle sentit qu’elle était sur le point de se remettre à pleurer. Il ne fallait pas. Elle murmura « Philippe », comme si ce souffle allait le faire venir, attendit une minute ou deux, les yeux fermés, puis enfila sa robe de chambre, en noua lentement la ceinture, et le rejoignit à la cuisine.

Il avait terminé son petit déjeuner et lisait. Elle s’assit et il la dévisagea un court instant, comme s’il allait parler, puis se replongea dans son livre. Elle aurait aimé oser lui demander ce qui n’allait pas, mais s’en sentait incapable. Elle préférait attendre qu’il parle de lui-même. Cette attente risquait de lui devenir intolérable.

Elle mangea peu et but trop de café. Quelque chose n’allait pas. C’était sa seule pensée. Elle alla enfin s’habiller. Dans le miroir, elle aperçut un désagréable visage de petit matin. Elle avait mal dormi. Un cauchemar l’avait torturée durant la nuit et elle s’était réveillée en nage, étouffant un cri. Elle ne s’en souvenait plus. C’était aussi bien.

Elle se coiffa lentement, se regardant à peine. À quoi bon. Puis elle se demanda ce qu’elle allait faire de cette journée. La réponse la plus évidente était : rien. Ils iraient peut-être se promener. Marcher ensemble dans les rues, silencieux, tout simplement ensemble. Ils le faisaient encore parfois, à de trop rares occasions. Mais elle ne l’espérait pas. Ce serait plus vraisemblablement une journée vide, un blanc entre deux semaines. Voilà tout.

*

Vint l’après-midi. Le vent avait balayé les nuages et un soleil éblouissant martelait la ville. Il avait prétexté avoir besoin d’une sieste pour ne pas sortir et elle était partie marcher seule. Elle ne savait pas où aller, mais peu importait.

Elle se rendit jusqu’au parc où elle croisa trop de couples qui paraissaient heureux. Leur simple vue lui était douloureuse. Elle le traversa au plus vite, jugeant inutile de s’attarder. Il y avait d’ailleurs trop de monde. Elle étouffait. Restaient heureusement les petites rues moins fréquentées. Un moins qui demeurait certes tout relatif. Elle préféra bientôt s’engouffrer dans le premier bar venu.

Il n’y avait pas grand monde. La tenancière maussade qui essuyait consciencieusement le comptoir ne se hâta pas de venir prendre commande. Elle attendit son café, regard perdu au loin, sentant croître cette souffrance indistincte qu’elle ne parvenait pas à réfréner. Il lui avait fallu se composer un visage serein, mais elle savait qu’elle ne réussirait pas à conserver ce masque très longtemps. Elle se concentra sur la salle, qui devait avoir peu changé depuis une vingtaine d’années. Peut-être même plus. Au fond, un quatuor de touristes s’acharnait à consulter un guide qui partait en lambeaux. Face à elle, pensif, un homme la regardait.

Elle avait à peine noté sa présence et, à vrai dire, homme était presque exagéré. Il avait l’air trop jeune pour prétendre au terme. Pour elle, homme exigeait qu’on soit dans la trentaine. Plus jeune, et elle parlait de garçon. Plus encore, et c’était un gamin. Celui-ci semblait en tout point correspondre à la définition garçon. Cette pensée lui arracha un sourire, auquel il réagit en détournant timidement le regard. J’ai vingt-neuf ans, songea-t-elle. Il pourrait être mon petit frère.

Il avait posé un livre sur le coin de la table et, pour le moment, en tripotait nerveusement la couverture tout en regardant dehors. Elle le dévisagea. C’était pour elle quelque chose d’inhabituel. Dévisager lui semblait particulièrement indécent. Mais il y avait en lui quelque chose qui attirait son regard. Une sensation de déjà-vu la parcourut. Sans nul doute la fatigue. Il lui rappelait toutefois indéniablement quelqu’un. Gaël. Gaël, tel qu’il était peu avant de disparaître lors d’un voyage en Amérique du Sud, sept ans plus tôt.

D’autres souvenirs firent surface. Gaël avait été un amant merveilleux, mais leur liaison avait été brève. À peine deux mois. Un jour ils s’étaient rendu compte qu’ils avaient fait fausse route. Ils avaient été heureux, ç’avaient été des semaines radieuses, mais qui ne pouvaient déboucher sur rien. Certes elle aurait ensuite parfois encore désiré dormir auprès de lui, mais finalement cela s’était estompé et ils avaient appris à se connaître pour de bon. Elle avait été troublée que quelqu’un soit capable de la comprendre aussi bien. Même Philippe n’y était jamais parvenu.

Tous deux n’avaient jamais eu l’occasion de se rencontrer. Gaël n’aurait certainement pas apprécié le cruel manque d’humour et l’absence de légèreté de Philippe qui, de son côté, aurait sans nul doute désapprouvé l’immaturité joyeuse dont pouvait faire preuve Gaël. Il avait toujours, en tout cas, regretté qu’elle s’attache autant à se rappeler du temps où il était encore là.

Elle alluma une cigarette. Il lui adressa un regard furtif et se concentra sur son livre. La ressemblance était troublante. Il passa une main dans sa chevelure brune indisciplinée. Ayant terminé son café elle en commanda un second. Elle commençait à se sentir mieux. Était-ce sa présence ? Elle ne le savait pas, mais c’était après tout de peu d’importance.

Le soleil déclinait peu à peu, très lentement semblait-il. Le temps ne passait pas. Songeuse, elle ne remarqua pas qu’il s’était levé et se tenait auprès d’elle.

« Excusez-moi, puis-je vous emprunter votre briquet ? »

Même sa voix semblait surgie d’un autre temps.

« Asseyez-vous, dit-elle avant d’ajouter plus bas : S’il vous plaît. »

Il eut l’air surpris, mais alla chercher son livre et s’installa. Il souriait, timide et nerveux, paraissait ne pas trop savoir quoi dire. Elle lui tendit son briquet, en silence, le regarda allumer sa cigarette. Ses gestes semblaient aussi ceux de Gaël. Il y avait là quelque chose d’un peu effrayant. Il avait toutefois des mains plus délicates, plus fines. Que les ressemblances aient des limites la rassura. Autrement elle aurait pu croire qu’il s’agissait effectivement de Gaël, tout en sachant que c’était impossible.

« Vous me rappelez quelqu’un », dit-il enfin.

Puis il se tut, l’observant, n’osant s’aventurer plus loin.

« Vous aussi, répondit-elle. Vous me rappelez quelqu’un. Il y a longtemps. »

Elle eut un sourire un peu triste auquel il fit écho. Il ne devait pas être aussi jeune qu’elle l’avait estimé. Ce n’était pas très évident, mais si elle était plus âgée que lui, ce ne serait sans doute pas de beaucoup.

« Je me sens idiot, murmura-t-il.

— Alors, nous sommes deux. »

Il y eut un long silence. La radio crachotait dans un coin. Elle hésitait, sentant un besoin de tout lui dire, de lui parler de Gaël, interminablement, dans une sorte de confession dont il n’aurait naturellement que faire. Mais pourtant, elle osa. À sa grande surprise il l’écouta jusqu’au bout, sans jamais l’interrompre. Lorsqu’elle eut terminé elle se sentit particulièrement stupide.

Son histoire à lui était différente, toute banale — et il eut l’air de s’en excuser. Il avait, simplement, aimé une femme à laquelle elle ressemblait, et qui un beau jour l’avait quitté pour un autre. Sa seule maigre consolation était d’avoir pu la rencontrer fortuitement à plusieurs reprises. Depuis trois ans, plus aucune trace. Il avait souffert plus qu’il aurait jamais cru le pouvoir. Pendant tout ce temps il avait eu quelques aventures, mais trop fugitives, inconsistantes. Toutes s’achevaient sur le constat désolant qu’elle était encore irremplaçable. C’étaient alors des jours déchirés durant lesquels il ne se sentait capable de rien.

Depuis quelques mois il allait, chaque semaine, soliloquer devant une psychothérapeute placide. Ces efforts pour tourner la page se révélaient vains. Il se sentait parfois un peu mieux après les séances, guère plus. Elle sourit. Elle était passée par là, elle aussi, avec un résultat semblable. Après une trentaine de séances elle avait commencé à ne plus avoir envie de parler dans le vide. Ce n’était pas ce dont elle avait besoin. Elle s’était mise, à la place, à tenir une sorte de journal, qu’elle avait abandonné lorsqu’elle s’était rendu compte que Philippe le lisait.

« Ce serait peut-être une solution, dit-il. En tout cas ça ne me ruinerait pas. Et je n’ai pas d’espion chez moi. À part le chat. »

Il sourit. Un sourire plutôt amusé, cette fois-ci.

Elle adorait les chats. Philippe ne pouvait les supporter plus de quelques secondes, et c’était un défaut qu’elle lui pardonnait de plus en plus difficilement. Elle lui demanda de parler du félin et il s’exécuta de bonne grâce. Ils se sentirent vite plus à l’aise.

« Virginie », dit-elle en tendant la main.

Il la serra avec douceur.

« Gaétan. »

Ils discutèrent encore, de tout et de rien, laissant filer le temps. Elle parvint même à rire, ce qui lui arrivait de plus en plus rarement. Philippe n’était pas le genre d’homme propice aux joies exubérantes. Elle le regrettait souvent, qui éprouvait le besoin de teinter sa mélancolie d’un peu de gaieté. Dans les yeux de Gaétan, ces grands yeux clairs dans lesquels elle craignait presque de se perdre, se mêlaient tristesse et comme des lueurs d’espoir. Plus elle le regardait, plus elle se sentait proche de lui. Quelque chose la retenait en sa compagnie. Mais il se faisait tard. Vint le moment où il fallut se résoudre à partir.

*

Au moment de se quitter, ils se risquèrent à échanger leurs numéros de téléphone. Elle ne songea même pas que ce pouvait être une imprudence. Il n’y avait après tout là aucun mal. Mais ce pourrait éveiller la suspicion de Philippe. Sur le moment elle n’envisagea pas cette possibilité, il n’était pas encore temps de s’en préoccuper. Un peu plus tard elle décida de ne plus y penser.

Elle rentra sans se presser, et le soir lui semblait le mouvement lent de quelque quatuor de Mozart. Elle ne savait ni pourquoi un quatuor ni pourquoi Mozart, ni pourquoi dans la voix de Gaétan il y avait un quelque chose qui lui évoquait également et Mozart, et un quatuor.

Le ciel était limpide. Malgré les réverbères, c’était un déferlement d’étoiles, qui s’écoulait entre les façades des immeubles, depuis le haut de l’avenue, et allait se fondre dans les lumières vives du carrefour, loin derrière elle. Elle se sentait presque heureuse. Ce n’était qu’un presque. Malgré tout elle s’en satisfaisait. Elle tenait entre ses doigts le scintillement d’un astre et, si ténu fût-il, elle comptait bien ne pas le lâcher.

*

L’appartement était désert. L’absence de Philippe la surprit, alors qu’elle s’attendait à le trouver, assis près de la fenêtre du salon, plongé dans un livre. Elle posa ses clés sur le guéridon et laissa passer quelques secondes avant de refermer la porte. Puis quelques autres encore avant d’allumer. C’était une étrangeté de plus. Où était-il ? Elle quitta son manteau, le posa sans bruit sur une chaise. Pendant quelques instants elle prit peur, croyant soudain que cette absence serait définitive. Mais il avait laissé un mot sur la table de la cuisine. Son père allait mal. Il avait dû se rendre à l’hôpital, sans doute rentrerait-il tard.

Elle s’assit. Un silence pesant régnait, tout juste entendait-elle passer quelques voitures. L’immeuble semblait désert. Elle ferma les yeux, quelques instants, puis se releva pour brancher la radio. Elle fit semblant d’écouter les dernières nouvelles, éteignit tout, et dans la pénombre gagna le salon.

Plus tard le téléphone sonna. Elle avait pris un livre. Face à elle la télévision déversait ses images en silence. Elle hésita, mais sa main décrocha le combiné comme malgré elle. À l’autre bout de la ligne, un bruit de pluie et des cris d’oiseaux. Il y eut quelques grésillements, puis la tonalité. Elle raccrocha. Sans doute une erreur. L’appel semblait venir de loin.

Elle reprit sa lecture sans vraiment parvenir à se concentrer. Inquiète elle regarda le téléphone. Personne, pas la moindre voix, juste une averse et des oiseaux. C’était étrange. Elle posa le livre. Comment quelqu’un, lui semblait-il à l’autre bout du monde, avait-il pu faire un tel faux numéro ? Subitement elle pensa de nouveau à Gaël, s’imagina que c’était lui, qu’il était toujours vivant, qu’il s’était décidé à l’appeler, et avait pris peur au dernier moment. Après tout rien ne disait qu’il était mort. L’avion qui l’emportait vers Lima s’était écrasé — seule certitude. Mais on n’en avait jamais retrouvé l’épave. De sorte qu’elle elle avait toujours espéré le voir réapparaître. Cet espoir qu’elle avait enfoui refaisait soudain surface.

Ce n’était pas raisonnable. Elle tenta sans succès de se ressaisir. Il y avait trop peu de chances pour que ce soit lui. Malheureusement trop peu ne signifiait pas aucune. Cette pensée lui occasionna une petite morsure. Elle se laissa aller et pleura sans retenue. L’espoir se mêlait aux regrets, éveillait une douleur qu’elle masquait depuis si longtemps qu’elle n’en était que plus vive. Si Philippe avait été là elle aurait résisté. Mais il ne revenait toujours pas. Et d’ailleurs sa froideur ne l’aurait peut-être pas aidée à réprimer ses sanglots.

Elle saisit la télécommande et éteignit la télévision. Elle n’aspirait plus qu’à se perdre dans le sommeil, même pour se réfugier dans de mauvais rêves. Ils l’accompagnaient depuis sept ans. Ces dernières semaines, ils l’assaillaient presque chaque nuit. Les somnifères n’y changeaient rien. C’était seulement pire sans eux.

Quelque part une sirène ulula alors qu’elle se déshabillait. Interdite, en arrêt, elle écouta ce cri sinistre s’éloigner puis alla prendre une douche. L’eau brûlante emporta un peu de sa souffrance. Moins qu’elle l’aurait voulu, mais elle ne pouvait s’attendre à mieux. Alors qu’elle se séchait le téléphone sonna de nouveau. Longtemps. Elle s’était assise sur le rebord de la baignoire. Elle écoutait. Puis le silence revint, mutisme opaque de la nuit. Elle alla se coucher, prit deux cachets bleus, et attendit. La pluie était revenue. L’eau cascadait sur le toit. Elle ferma enfin les paupières. Sombra.

*

Philippe rentra au petit matin. Il s’efforça de ne pas la déranger, mais elle était éveillée depuis longtemps.

« Il va mieux, murmura-t-il en s’asseyant sur le bord du lit. Un peu mieux. »

Elle ne savait pas quoi répondre. Elle n’avait vu son père que deux fois. Un vieillard vigoureux au regard perçant, qui pourtant se laissait dériver vers la mort depuis qu’un infarctus avait failli le terrasser, quelques mois plus tôt. Philippe ne parlait guère de lui. Ils s’entendaient mal, et évitaient de se voir, sauf dans les moments difficiles.

« Tu devrais dormir un peu. »

Il secoua la tête. Dormir, il n’y parviendrait pas. Elle le regarda, considéra ses traits tirés par une nuit d’angoisse, et lui prit la main. Ils restèrent ainsi quelques minutes sans rien dire.

« Je vais faire du café », murmura-t-il.

Il sortit de la chambre et ce fut comme si un air froid s’y engouffrait. Lundi matin. Une nouvelle semaine. Elle regarda le réveil. Il était l’heure de se préparer. Aller travailler ne l’enchantait pas. Du moins, s’affairer pendant cinq jours lui permettrait de ne penser à rien d’autre.

Elle prit son petit déjeuner, et s’enfuit hors de l’appartement, marchant à pas rapides pour gagner son bureau. Le vent avait tourné au nord. Les nuages s’effilochaient sur la ville. Elle se sentait vide. Un sentiment qu’elle ne connaissait que trop bien et dont elle s’accommodait : y avait-il un autre choix ?

*

Plusieurs soirs de suite, avant de quitter le travail, elle tenta d’appeler Gaétan. Il ne répondait pas. Le désir de l’entendre s’aiguisait à chaque fois. Il lui arriva de tenter de le joindre plus tard, à peine rentrée. Sans résultat. Renonçait-il à décrocher, sachant que c’était elle ? Elle craignait qu’il ait fini par considérer leur échange de numéros comme inopportun. Ce qui ne l’empêchait pas de s’acharner.

De son côté, Philippe ne lui adressait la parole qu’avec parcimonie, comme si quelque chose le perturbait de plus en plus. Elle n’osait toujours pas lui demander quoi.

Il rendait chaque jour visite à son père, qui se remettait difficilement — mais elle ignorait encore de quoi, car il refusait d’en parler. Lorsqu’il rentrait, il dînait rapidement, s’asseyait devant la télévision, fuyant son regard. Il semblait délibérément l’ignorer. Pourquoi ? Si, comme elle se l’était imaginée, il y avait une autre femme, peut-être craignait-il d’en parler, d’en finir avec cette comédie.

Ou bien avait-il senti quelque chose. Elle fixait parfois le téléphone durant de longues secondes éperdues, sans s’en apercevoir. Il avait dû le remarquer. C’était inévitable. Peu à peu elle s’arrangea pour que le combiné soit caché à sa vue. Elle suggéra même à demi-mots qu’il retrouve son ancienne place, dans l’entrée. Philippe parut amusé. Le téléphone ne bougea pas.

La semaine s’écoula. Harassée, ce fut presque avec soulagement qu’elle accueillit le vendredi soir. Elle rentra en flânant comme elle le faisait parfois, malgré le froid qui était devenu vif. En chemin elle s’arrêta dans une cabine téléphonique. Elle connaissait désormais le numéro de Gaétan par cœur. Un numéro qui, lui annonçait une voix sans âme, n’était plus attribué.

*

Le téléphone se manifesta juste à son retour. Elle se précipita : de la pluie, des oiseaux. Elle cria presque. « Je suis là, où es-tu ? » Peut-être un vague murmure, avant que la communication ne soit coupée. Elle raccrocha et s’assit, cœur battant. Sonnerait-il de nouveau, cette fois-ci ? Mais non, rien, et au bout de longues minutes elle songea enfin à se débarrasser de son manteau, de son écharpe et de ses gants. Puis elle s’affaira dans la cuisine, mangea, accueillit Philippe qui se montra plus silencieux et maussade que jamais, et attendit que la soirée s’achève.

Cette nuit-là elle ne réussit pas à s’endormir, trop encombrée de pensées qui tournoyaient sans s’arrêter. Elle n’était pas tombée amoureuse. Elle n’avait même pas songé que Gaétan pourrait devenir son amant. Mais elle éprouvait un sentiment étrange, indéfinissable.

Prenant garde à ne pas faire de bruit, elle se leva et alla lire dans la cuisine. Les nuages jouaient avec la pleine lune. Elle parcourut quelques pages. Du livre une petite feuille livide s’échappa et tomba sur le carrelage. Elle la ramassa et allait la remettre en place, lorsqu’elle eut l’idée de la retourner.

Ses mains tremblèrent. Au feutre noir, il était écrit en lettres capitales : JE SUIS GAELTAN. Ainsi, songea-t-elle aussitôt avec un frisson déplaisant, Philippe savait. Il avait laissé là cette page, cette moquerie cruelle, certain qu’elle la découvrirait. Pourtant elle ne reconnaissait pas son écriture. Mais ça ne voulait rien dire. En tout cas il était évident qu’il savait, et tout aussi évident qu’elle ne dirait rien, jusqu’à ce qu’il l’interroge. Elle remit la feuille à sa place. L’espace d’un instant elle crut reconnaître la façon qu’avait Gaël de tracer les lettres. Mais c’était absurde. Elle chassa cette pensée.

*

Au matin, il pleuvait. Elle sortit poster quelques factures, fit le tour du marché et alla finalement s’échouer dans la bibliothèque. Elle était épuisée et eut du mal à choisir le livre dans lequel elle errerait un temps avant de rentrer. Dehors l’averse se mêlait de grésil qui, emporté par de subites bourrasques, crépitait sur les vitres.

Là, elle se sentait bien. Il y avait l’odeur des livres, il y faisait tiède, les bruits étaient étouffés. L’endroit était favorable au recueillement. C’était un refuge au sein du tumulte du centre-ville, et elle aimait le calme qui y régnait. Elle pouvait rester des heures, presque sans lire, à savourer le bruissement des pages, les chuchotements échangés dans la salle de lecture.

Un de ses vieux professeurs hantait les lieux, qui arrivait tôt et s’installait tout au fond, près d’une fenêtre, déballant minutieusement tout un attirail de crayons, de feuillets qu’il noircirait frénétiquement, et de carnets qu’il compulserait tour à tour.

Depuis plusieurs mois, il s’était mis dans l’idée de faire publier les textes d’un de ses anciens étudiants, qu’une voiture folle avait fauché sur un pont le soir du nouvel an. Il avançait lentement dans sa tâche. Les carnets n’étaient pas en ordre. Les nouvelles avaient été écrites d’une façon plutôt curieuse, s’enchevêtrant comme au hasard. Les pages s’en mélangeaient au gré de l’inspiration, sans se suivre. Et les réécritures se succédaient, sans que soit jamais indiqué quel fragment, et dans quel carnet, était définitif. Tenter de s’y retrouver était périlleux. Mais il s’acharnait, sachant qu’il n’aurait peut-être qu’à peine le temps de mener à bien cet ultime projet.

Ce matin il était là, fidèle au poste. Elle alla le saluer, comme à son habitude, mais il avait l’air absent. Les crayons étaient alignés, les carnets empilés, mais les feuilles du jour étaient vierges. Surprise, elle lui jeta un regard interrogateur et il l’invita à s’asseoir.

« Je ne sais plus si j’y arriverai, commença-t-il. Je suis trop vieux. Je n’ai plus assez de temps. Il me faudrait encore un an, mais je crains de ne pas y avoir droit.

— Mais vous êtes en pleine forme, répondit-elle, rougissant aussitôt d’avoir prononcé une telle platitude.

— Apparences, apparences. Et vous-même n’y croyez pas. Je le sens. Mais ce n’est pas tout. »

Il la dévisagea, la jaugea. Pouvait-il lui faire confiance ? L’ayant fixée longuement, il regarda ailleurs et dit, tout bas, d’une voix soudain pâle :

« Je l’ai revu. » Elle sursauta. Il sourit et continua. « Bien, je suis peut-être fou. Qu’importe ? Le fait est là. J’étais au café, il est entré et est venu directement s’asseoir à ma table. Rien ne pouvait me faire douter. C’était lui. Et pourtant, je n’ai jamais cru aux fantômes. »

Il s’interrompit. Elle était devenue blême.

« Vous croyez que je suis dérangé, n’est-ce pas ? Je ne peux pas vous donner tort. »

Elle secoua la tête.

« Non, non, murmura-t-elle. Continuez, s’il vous plaît.

— Bien. Il s’est assis, et il m’a dit que ce n’était pas la peine, que je ne devrais pas m’acharner pour si peu. Je n’ai vu passer ni le printemps ni l’été, comprenez-vous ? J’étais ailleurs. Il me l’a reproché. Pas directement, mais je l’ai senti. Peut-être ai-je vécu mon dernier printemps, mon dernier été, et qu’il le savait. »

Elle ne répondit rien, rendue muette par cet étrange aveu. En retour elle fut tentée de lui parler des singuliers coups de téléphone qu’elle recevait. Mais il n’y avait aucun rapport. Il n’avait à l’évidence plus toute sa tête, mieux valait ne rien dire. Dieu seul savait comment il interpréterait tout cela.

« Allez-vous bien ? demanda-t-il enfin d’un ton empli de sollicitude.

— Oui, oui, tout va bien, balbutia-telle. Je suis juste… fatiguée. Vous savez ce que c’est : le travail… »

Une nouvelle fois elle se sentit ridicule. Pourquoi ne savait-elle pas lui parler autrement que de cette façon stupide et affectée ?

« Nous nous connaissons bien, répondit-il en lui tapotant la main. Il y a autre chose, inutile de me raconter des histoires. Je ne vais pas vous torturer, mais si vous éprouvez le besoin de parler… »

Elle secoua la tête. À quoi bon ? Chacun ses chimères, elle garderait les siennes.

« Je dois rentrer, chuchota-t-elle.

— Oh, bien sûr, bien sûr. Et pardonnez-moi. Je crois vous avoir un peu effrayée. » Il ouvrit un carnet et saisit un crayon, souriant. « Filez vite, avant que je ne vous fasse encore plus peur. Je vais travailler un peu. Que pourrais-je faire d’autre ? Il faut bien passer l’hiver. »

Elle répondit par un hochement de tête et se leva, lui serra brièvement la main et s’éloigna. Au moment de sortir de la salle elle se retourna. Un jeune homme avait pris sa place. Le professeur le regardait, pétrifié. Elle demeura devant la porte, indécise, bloquant le passage. Deux lycéens durent la bousculer pour entrer. Elle se secoua et se dirigea vers la sortie. Quelle idiote. Elle avait soudain failli le croire.

*

La pluie était glaciale. Elle pressa le pas, car elle devait faire un détour par la galerie commerciale. Pourquoi ? Elle avait oublié. Quelle était cette course si importante, et dont elle ne se souvenait plus ? Elle se mordit les lèvres. La mémoire lui jouait souvent des tours.

En chemin elle acheta un bouquet de roses blanches, aux pétales ourlés de jaune. Le choix n’était pas judicieux : elles se confondraient avec la pâleur des murs du salon. Mais elle aimait par dessus tout les roses blanches, c’était en quelque sorte son vice secret. Philippe... Philippe pouvait bien aller au diable, lui qui détestait le parfum des fleurs. Elle pouvait bien, pour une fois, s’octroyer ce menu plaisir.

Elle pénétra dans plusieurs magasins, mais il semblait que se rappeler l’objet de sa quête serait vain. La situation commençait à l’amuser légèrement. Il valait mieux en sourire. Elle nota au passage un manteau qui remplacerait avantageusement celui qu’elle portait depuis cinq ans, auquel elle était tant attachée qu’elle n’osait encore l’abandonner, malgré quelques déchirures dans la doublure.

Puis elle décida de rentrer. Elle commençait à avoir faim et l’heure du déjeuner était proche. Les roses rejoindraient le vase en cristal, souvenir d’un amoureux transi, au temps du lycée. Le gratin qui patientait au réfrigérateur rejoindrait le four. Elle aurait ainsi le temps de se réchauffer, puis ils passeraient à table — Philippe s’occupant de dresser le couvert.

Traversant en sens inverse la galerie, elle jeta un dernier regard aux vitrines, avant de s’arrêter devant l’étalage du marchand de journaux.

Après sept ans, le mystère du DC-10 d’Amazonas bientôt éclairci.

Le bouquet lui échappa des mains.

Une équipe de prospection pétrolière a par hasard retrouvé, il y a près de trois semaines, l’épave du vol 325. Dans les mois qui avaient suivi le crash, les recherches menées par l’armée brésilienne s’étaient révélées vaines. Selon les premiers éléments communiqués, une… Il lui fallut aller s’asseoir. Un homme vint lui ramasser les roses qu’elle avait laissé tomber. Elle le remercia à peine. Une boule se formait dans sa gorge. …causer la perte de l’appareil. Il semble toutefois évident qu’il n’y avait eu aucun survivant parmi les 137 passagers. Surtout, il ne fallait pas pleurer. Pas ici. Nulle part. Ne rien montrer. Elle se releva, épousseta par réflexe son manteau et, presque en courant, se précipita chez elle.

Elle entendit la sonnerie du téléphone alors qu’elle était encore dans la cage d’escalier. Elle monta les deux derniers étages le plus vite possible et se rua dans l’appartement.

Philippe avait décroché. Son visage était plus fermé que jamais.

« C’est pour toi. »

Il lui tendit le combiné. Était-ce Gaétan, enfin ?

C’était bien lui. Ils bavardèrent quelques minutes, légèrement, superficiellement. Philippe écoutait, aussi ne pouvait-elle se permettre que des banalités. Quand elle raccrocha il était près d’elle, la fixait durement

« Il appelle depuis un mois. Une voix jeune. Comme venue de vraiment loin. Très gentil. Très doux. »

Des yeux accusateurs. Avait-elle, ou avait-elle eu une aventure ? Elle tourna la tête. Un mois ? Ce n’était pas possible — ils ne s’étaient rencontrés que le dimanche précédent.

« Le téléphone sonne, tu n’es pas là, il s’excuse. Il appelle toujours quand je suis seul. Est-ce que tu peux m’expliquer ? »

Sa voix était calme, comme toujours. Calme et glacée. Expliquer ? Non, elle ne pouvait pas. Un vertige lui caressait la nuque. Gaétan, ou Gaël ? Elle regardait dans le vide. Le vertige devenait plus pressant. Et si le vieux professeur avait dit vrai ? Et si elle-même ?… Elle s’assit. Un mois. Pourquoi ne lui avait-il encore rien dit ?

Elle fixa ses mains, serra les poings. Deux mots revenaient inlassablement.

Peut-être.

Elle attendit. Philippe demeurait muet, debout à l’autre extrémité de la pièce. Qu’y avait-il encore à dire ? Rien, plus rien.

Gaël ?

Peut-être — mais c’était insensé.

Devant ses yeux le voile blanc du vertige devenait presque palpable, lui ôtant toute force.

Le téléphone sonna encore. Elle ne bougea pas. Elle regarda Philippe qui secoua la tête rageusement et sortit en claquant la porte. Elle ne parvint pas à décrocher. Le silence finit par revenir, le vertige par refluer.

Peu après, il se mit à neiger.

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