7 - Valeur [Alien à l'ouest] {sf}=5
Materamoua
An 37 852, dernier jour des Nouvelles Aurores
Agglo Pischwatt du Pays des Levants Clairs
Centre Culturel et d’Apprentissages de la Cité des Grands Voyageurs
Division des Bienséances du Touriste Exogène
À l’accueil, la peluche de service offrit à chaque stagiaire un ballotin de boules de gomme et un câlin ronronnant, anti-stress bien utile à la plupart des participants. L’enjeu n’avait pourtant rien de vital : les tests prévus ne serviraient qu’à évaluer l’adaptation à un monde extra-mamouaire et, s’ils n’étaient pas réussis, un nouveau stage serait proposé gratuitement jusqu’à obtention du fameux sésame.
Ali n’en menait pas large. Le questionnaire porterait sur les principes et valeurs de ce nouveau monde qu’il désirait visiter avant que la destination ne devienne un lieu touristique lambda. Ce n’était pas seulement une planète éloignée, c’était aussi une nouvelle civilisation à découvrir. De quoi alimenter des conversations durant des jours entiers, quitte à proposer tout un cycle de conférences sur les pourquoi et les comment des habitudes de ces « terriens » considérés inventifs, voire novateurs. Leur bon sens serait radicalement opposé à ce qui était couramment admis ; une curiosité en soi. Ali avait les moyens matériels de s’offrir le voyage, lui restait à prouver qu’il saurait s’insérer sans heurt au sein de la population indigène. Son équipement était prêt : combinaison high-tech imitant parfaitement un individu humain, muni d’un réservoir de concentrés nutritifs et un réparateur de corps ultra-performant, doublé d’un système d’éjection d’urgence avec propulseur auto-directionnel enclenchant la procédure de rapatriement à vitesse supraluminique. Dans la valise, le nécessaire pour parfaire le maquillage – Ali s’en était tenu strictement aux recommandations de l’Agence de Voyages Lointains – : vêtements neutres, brosses, rasoir, pâtes pour l’entretien des dents, de la peau, des chaussures, etc.
Les Materamouaiens n’étaient soumis qu’à peu d’interdits ; dans l’ensemble, ils se montraient raisonnables et ne recherchaient pas la compétition. Sur Materamoua, la vie s’écoulait paisible tout en restant active. Les habitants étaient curieux de nature et friands de nourritures culturelles et spirituelles, avides d’échanges philosophiques et d’expériences de toutes sortes. Se rendre sur une planète étrangère n’était pas perçu comme une extravagance, plus comme une chance, les aléas de la vie ne permettant pas à tout un chacun de dégager ce temps libre nécessaire aux explorations. Ali en était conscient. Il venait de mettre fin à une intense période d’activité et bénéficiait d’une belle plage de vacances. Dans la case « objectifs », il avait souligné « dépaysement ».
Dès qu’il eut connaissance de cette récente découverte – « un nouveau peuple sur une nouvelle planète » –, il s’était inscrit au stage de préparation aux bienséances étrangères. Depuis des milliers d’années, les Materamouaiens n’envisageaient plus les destinations touristiques sans avoir acquis un minimum de connaissances leur assurant qu’ils ne commettraient pas d’impair durant leur séjour. Ainsi en allaient la paix entre les peuples et les bonnes relations de voisinage.
Ali examina le contenu de son ballotin de boules de gomme : une majorité de bleues, anti-stress, des vertes pour favoriser optimisme et concentration, et seulement quelques rouges pro-stress, à n’utiliser que lors des coups de barre ou pour terminer plus rapidement un questionnaire. Il se sentait prêt, avait suivi le stage assidûment, emmagasiné le maximum d’informations sur la Terre – les natifs la désignaient ainsi –, épluché les comptes-rendus des premiers explorateurs, posé toutes les questions qui lui venaient à l’esprit, et en avait obtenu autant de réponses claires et bien exposées, mais demeurait soucieux quant à ses compétences. La civilisation terrienne – du peu qui en était divulgué –, était tellement différente de tout ce qu’il avait déjà rencontré, qu’il doutait que son esprit logique puisse servir dans cette configuration. Il mâcha fébrilement deux boules de gomme bleues coup sur coup avant de pousser la porte de la salle d’examen.
C’était une petite pièce sans fenêtre, aux murs et plafond sans couleur, un large écran meublant le fond, respectant l’ambiance préconisée afin de favoriser la réussite aux tests. Il se retrouvait seul face à l’examinateur, une personne affable, au sourire bienveillant, couverte d’une légère pelure en fils de velours souples, rappelant la texture des peluches. Tout le décorum se conformait aux recommandations liées aux inspections ou contrôles. Il déclina son identité – Ali N –, après avoir entendu l’examinateur se présenter. Puis le test commença.
Après quelques généralités – quels pays, et où se situaient-ils sur la carte, avaient plus de poids que d’autres ? Ou bien quelles sociétés commerciales pesaient le plus dans tel ou tel domaine économique, et pour quelles raisons ? –, vinrent les questions plus délicates portant sur les détails. Ali était perdu dans les religions – il y en avait tant ! Et tant de dogmes aux subtiles différences, et tant de rites tenant plus de la superstition que du bien-vivre ! – et il dut faire appel à ses souvenirs pour démêler les écheveaux sans casser les fils. Toutes les religions prônaient une tolérance qui butait sur les limites des principes. L’examinateur lui suggéra de reprendre une boule de gomme bleue, voire une verte, et de se déclarer athée lorsqu’il serait confronté à un choix religieux. Ce n’était pas une réponse idéale, la meilleure aurait été de se montrer croyant pour mieux se faire accepter, l’athéisme étant la pire des religions pour les monothéistes. Ali fut plus à l’aise lorsqu’il dut établir un budget, choisir une voiture ou un appartement, décider entre un costume ou le dernier équipement audio-visuel. Les terriens étaient assez prévisibles : ils accordaient une grande importance au paraître.
La dernière question aurait dû n’être qu’une formalité : désigner les objets les plus utiles, entre une bêche et un motoculteur, un livre sur le jardinage et l’accès en ligne à une encyclopédie sur les plantes. Il choisit la bêche et le livre, sans trop réfléchir, pressé d’en finir. Ce fut une erreur. L’examinateur lui demanda de justifier son choix, tentant par cet ultime recours de l’amener à prendre conscience de sa bévue. Mais Ali confirma sa décision : la bêche était plus utile que le motoculteur, parce que n’importe qui pouvait s’en servir, la réparer sans connaissance en mécanique, et qu’elle ne nécessitait pas l’achat de carburant. Bien entretenue, elle pourrait servir durant plus d’un siècle alors qu’en quelques années certaines pièces du motoculteur deviendraient introuvables. Pour le livre, c’était un peu du même ordre : pas besoin d’électricité, ni d’abonnements. On pouvait le transmettre aux générations futures facilement. Les deux objets, bêche et livre, ne se démoderaient pas, quelles que soient les conditions économiques et sociales. Être utile, c’est avant tout durer dans le service qu’on est censé rendre.
L’examinateur rappela à Ali que la mentalité terrienne était très attachée au confort de vie, qu’un objet utile devait avant tout permettre d’avancer vite et sans effort dans la tâche prévue, que les terriens ne privilégiaient que rarement la vision à long terme. Ali reconnut sa faute, et l’examinateur le constatant, lui attribua une bonne appréciation d’ensemble. Après tout, parmi les terriens, un de plus ou un de moins qui pense de travers…
Février 2019
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