80 - Vouivre [Seskouana] {post-apo}=3

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Seskouana s’étirait, infatigable et nonchalante, son ventre gris abandonnant par milliers des écailles ternes contre les pierres effritées des quais assoupis ; sans hâte aucune, tant l’immuable la hantait, persuadé de survivre à toutes les pollutions, encouragé en cela par le Temps et l’Histoire, ces tristes compères qui n’aimaient guère sciences et humains. « Tout lasse, tout passe… », serinait sur son dos argenté le vieux proverbe des landes hier habitées. Et elle passait, lascive et sereine, indifférente aux douleurs que les jours peinaient à endormir, sans jamais se lasser de la promenade.

Sur la rive, une sitelle enthousiaste explorait par habitude un frêne à la recherche du déjeuner. La journée s’annonçait belle (l’oiseau chantait) :

— Ô Pô d’scènes parisiennes ! Voici venu l’automne… Vois comme tes eaux portent les Âges quand l’ange Emmanuel sonne. Le havre est loin, tant de destins ont cinglé vers leur ruine[1]…

Mirlitontaines. Seskouana l’écoutait à peine, sans qu’un frisson superfétatoire de regret ne l’effleure. Ils avaient loué sa force ; elle avait prêté sa puissance ; ils en avaient ensuite exigé le sacrifice. Elle s’était crue libre ; ils s’étaient obstinés à la plier sous leurs jougs. Elle les avait attirés (c’était dans sa nature), avec l’espoir de ne plus avancer seule, mais comment, alors qu’ils n’avaient eu qu’admiration l’un pour l’autre, son rôle s’était-il réduit à celui d’hôte torpide infesté de parasites ? Sa lenteur ne trahissait-elle pas l’inadaptation à la modernité ? À proposer son aide, n’avait-elle pas tendu le fouet de la soumission ? En avait-elle vu passer de ces arrogants persuadés de détenir le pouvoir de la dompter… Et qu’y avaient-ils gagné ? Des caves inondées, des routes coupées, et bien trop de noyés. Seskouana avait cessé de compter. Eux notaient (elle s’en souvenait parfaitement) : « Crue du » suivi d’une date – jamais le nom du fautif n’était mentionné –, des mots, rien que des mots, accrochés à un zouave ayant perdu, comme eux, toute signification.

Derrière elle, par-delà les confins de la ville, le soleil arrimait ses ergots un à un sur les cascades de pierre. Les ombres refluaient sous les flèches décapitées de leur orgueil, couraient plus rapidement encore entre des pavés usés, sautaient sans s’arrêter d’un carrefour à un autre, perdant ci et là quelques pans de ténèbres dans la fraîcheur d’anciennes portes cochères, s’engouffraient dans leurs refuges diurnes pour s’y retourner jusqu’au soir. Les ombres se cachaient ; et luisait le dos de Seskouana sous la caresse des premières lueurs.

Comme tout jour, l’appel du vent susurrait l’immensité, la force d’un ressac et de longs voyages sur des courants invisibles. Tu reviendras, lui murmurait l’éole, un jour où l’autre, par le haut ou par le bas. Qu’importe ce que tu laisses, la vie est une mère dont la sève, goutte après goutte, nourrit ceux qui lui accordent égard et respect. Seskouana n’en doutait pas. Témoin des vicissitudes qui l’avaient accompagnée, le constat était sans appel. Des punitions sévères avaient été distribuées, de plus en plus amères jusqu’à l’extinction du feu destructeur. Des avis que personne n’aurait dû prendre à la légère. Il aurait coûté si peu de se montrer plus circonspect. Être sourd n’était pas une excuse, car toute création étant vibrations, toute créature est capable d’écouter – et entendre – les ondes émises par une rébellion. Aujourd’hui, que restait-il de pareil entêtement ? Une tour de fer rouillé, une île de mémoires où dieux et rois étaient oubliés, des entassements de monticules, des nuits sans lumières, et, au-dessus d’elle, des ponts, des ponts… Des ponts vides qui s’affaissaient, trop lourds de l’absence, trop creux d’inutilité, des ponts de poussière que ni science ni humanité ne soutenait plus, des ponts sous lesquels ne flânait ni bateau ni mouche. Des ponts ex-symboles. Des jetés à rien.

De ces considérations serpentines, s’échappait, tel l’ultime hymne d’une terre fatiguée, un vieil adage offert par d’antiques contrées hindoues : « Tant d’aurores n’ont pas encore lui… »

Juin 2023

[1] Très libre adaptation du célèbre poème de Walt Whitman « Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! »

https://fr.wikipedia.org/wiki/O_Captain!_My_Captain!

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