92 - Vulpes [J'ai entendu le glapissement funèbre du renard juste avant la dernière pluie] {apo} =3
Yap !
Un glapissement
Le renard chante
La nuit s’avance
Et pas que la nuit…
La fin, aussi, ramène ses pieds
En nuages sombres et prédictions d’apocalypse
En un souffle profond et déchirant, sur ciel noir
Des nuages enflammés, chargés de pluie empoisonnée et mortifère
Des nuages porteurs de toutes les punitions divines, sans rédemption
Des particules venues du fond de l’espace, invisibles aux radars
Des molécules étrangères à notre vie, dévoreuses d’oxygène, implacable fléau conquérant
Elles envahissent notre atmosphère, aspirant toute respiration, faisant la preuve par le vide
Un ennemi redoutable, invincible, nous l’ont seriné les savants, biologistes, astronomes et autres
Trop nombreuses, bien trop nombreuses, pour qu’il existe une chance d’échapper au filet
De plus, elles se multiplient, profitant de la manne oxygène, de l’aubaine du touriste spatial
C’est une invasion d’aliens hors de toute conjecture, un scénario trop idiot pour être retenu
Nous n’avons pas eu de chance, fut le constat politique : très peu d’organismes supportent l’oxygène
Elles ont pris un ticket pour le voyage en jet stream et colonisent peu à peu tous les pays
Qui aurait prévu que la fin de l’humanité ne serait qu’un jeu auquel nous n’aurions pas participé ?
En vingt à trente jours, la Terre sera morte, et nous aussi, et les animaux, et les poissons, et les plantes
Le plancton meurt sous le passage de la vague anaérobique, les forêts s’effondrent, leurs hôtes s’asphyxient en quelques minutes effroyables
Les villes s’éteignent de l’autre côté de la planète, les radios ne font plus que murmurer des mots dépourvus de sens
Un désert de sons habillera un vent terne et poussiéreux, et peut-être même que le vent se taira faute de nouvelles à transporter
Y aura-t-il une intelligence pour réveiller la mémoire d’un passé employé à combattre l’adversité, un être à qui profitera notre savoir ?
Que surgira-t-il d’un manteau d’oxydes de minéraux, squelette d’une orgie dépassant toute raison, seule survivance d’une civilisation originale et prospère ?
L’imagination bute sur l’étendue de la catastrophe, sur l’idée même de génocide des vies, de toutes vies, de l’exécution inique d’une volonté
Partir, oui, quand partir signifie laisser la place, quand partir est un bien pour la disparition d’un mal, mais partir pour rien, qui peut accepter pareille ineptie ?
Ne pas penser, surtout, à la douceur, à l’enfant qui joue sans crainte, au chien fidèle dont le regard porte toute l’adoration qu’une évolution avait méritée
Ne pas penser à tous ces sentiments si riches d’émotions contenues ou déversées en flots explosifs, oublier les couleurs, les courbes et les angles, ça ne sert à rien
Il ne subsistera que l’immobilité des pierres, nos statues, nos villes désertes, nos corps qui ne pourriront pas, et une multitude de cadavres de particules crevées d’avoir trop mangé
Il nous paraissait cohérent d’avoir le devoir de contrôler notre environnement, d’exercer ce pouvoir de droit, pour un but qui nous appartenait, une mission qui allait au-delà des mesquineries
Nous avons placé si haut le concept de justice et voici qu’en un mois, à peine un mois, une microseconde à l’échelle de l’univers, l’injuste nous martèle son message
« Vous avez bien travaillé — ou mal travaillé, nous n’en savons rien — et pour vous récompenser nous vous offrons — sans remise de peine — le grand sommeil et un lit aux draps de gangue éternelle »
Pour quelle raison non fondée nous étions nous mis en tête qu’au bout du fil quelqu’un répondait, même si nous n’entendions pas — clairement ? — son message divin empreint de bonté et de sagesse ?
Folle nature qui détruit ce qu’elle a construit avec tant de douleurs : son architecte avait piscine et son nouveau slip de bain étant imperméable aux cris de protestation, il n’en avait rien à branler
Il n’y a rien à faire, qu’à attendre, à prier pour ceux qui le peuvent, à pleurer pour ceux qui se rebellent, à admirer l’horreur pour ceux que le destin a déjà trop mordu
Il n’y a ni refuge, ni île à l’horizon : riches et pauvres, vieux et jeunes, femmes et enfants, loups et brebis, requins et hirondelles, roses et séquoias, tous, absolument tous sont condamnés sans rémission des péchés
De l’autre côté de la colline, le renard yappe sans se préoccuper d’un avenir qui lui échappe, qui lui a toujours échappé, comme si la dernière heure n’avait aucune espèce d’importance dans un temps infini
J’écoute le glapissement du renard se répéter et ce chant m’apaise : quelle que soit l’oreille dans laquelle il tombe, il laisse une empreinte sur une mémoire, et toutes les mémoires appartiennent à l’univers qui les restituera
Là-bas, la pluie tombe en gouttes d’oxygène liquide, rideau étincelant de mort, à la fois balai qui lave tous nos fourvoiements et linceul de nos espoirs ; elle s’avance inexorablement vers un futur dont nous ne ferons pas partie
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