61 - Voiture [À bas all cars !] {sf}=5

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— Tu prends la voiture ?

Elon, après avoir demandé en vain à son agepé où se trouvait la clé de la voiture, venait de ramasser la petite boule MM[1] entre les soutiens-gorge de sa compagne.

— Oui. Je ne vais pas y aller en trottiège !

— Tu sais que l’assurance ne nous a laissé qu’un K ?

— Oui oui, je sais. On devrait se retirer de la mutualisation, prendre des K personnalisés. Ce serait plus cher, mais au moins on ne perdrait pas à chaque attentat. En attendant, autant en profiter, mézinfo a dit que les K allaient être répartis en deux classes à partir du mois prochain : les Ki comme incidents, et les Ka comme accidents. Il m’a précisé que le décompte commencerait en Ki. La voiture qui n’a que trois K d’alloués aurait donc deux Ki et un seul Ka. Tant qu’on a encore un K indifférencié, on risque moins, non ?

— Mon chéri, où on risque le moins, c’est de ne pas utiliser de voiture.

— Tu as raison, bien sûr. Mais j’ai un rendez-vous important à trois heures d’ici. Presque en campagne. Sans trottoirs porteurs, certainement. Et il pleuvra à verse pour le retour. Je n’irai guère plus vite qu’en trottiège, mais je pourrai emporter un dossier complet plus matériel. Si ça me permet d’assoir ma place chez BioNucl&Air en faisant bonne impression, on aura la garantie que mon salaire ne baissera pas de l’année. Ça vaut le coup, non ?

Maroussia poussa un long soupir et s’approcha.

— J’ai réservé le petit clos des Sables pour l’an prochain. Je me demandais si j’avais bien fait. Moi aussi, j’ai encore à prouver que mon travail vaut mon salaire. De plus en plus, les clients hésitent à noter. Parfois ça leur retombe dessus.

— Le même petit clos des dernières vacances ? C’étaient les plus belles vacances depuis longtemps. J’y pense souvent.

Il embrassa Maroussia.

— Tu as bien fait. Les enfants en parlent encore, et nous, ça nous a fait du bien. On sera contents de se retrouver aux Sables d’Olonne.

— Quand tu penses qu’il n’y a pas un seul trottiège sur la plage, pas un drone dans le ciel, même si l’on sait que la surveillance se fait par satellite, que les voisins risquent, comme ici, de nous dénoncer pour un oui ou un non, ça avait un air de liberté tellement puissant…

Les yeux de Maroussia exprimèrent une telle émotion qu’Elon l’embrassa à nouveau, la serrant un long moment contre lui. « Ça devient difficile de ne plus avoir peur », murmura-t-il, plus pour lui-même que pour la réconforter.

Elon s’écarta.

— Je dois me sortir une veste propre, s’excusa-t-il. C’est quoi la mode du moment ?

— Chat sauvage.

— Chat sauvage ? Mais ils ne savent plus quoi inventer ! Chat sauvage…

— À huit heures, personne ne sortait plus sans porter de « chat sauvage ». Elle a bien pris. C’est mieux qu’hier, avec « meuble en tek ».

— Salut fiston, qu’est-ce que tu fais ?

— Des recherches. Faut qu’on fasse un exposé sur la vie au début du siècle.

— Eh bien, une chose est sûre : ils avaient moins de trotte-sièges pour les encombrer !

— Mais sans trottièges, comment faisaient-ils ?

— Avec l’ancêtre du trottiège : la trottinette ! Sinon, ils polluaient, je crois. Au moins, là-dessus, on a montré qu’on était plus intelligents qu’eux. Regarde ce ciel bleu ; eux ne voyaient que du gris. Et la nuit, ils mettaient tellement de lumières dans le noir qu’ils ne voyaient jamais d’étoile briller.

— Mais pourquoi ils éclairaient la nuit ?

— Je ne sais pas, je crois qu’ils sortaient à pied, faudrait demander à ta grand-mère. Elle serait contente de discuter un peu avec toi.

— Oh, Mamy…

— Quoi, Mamy ?

— Elle est tout le temps en voyage. Elle parle que de ça. Comme si elle savait pas que nous on peut pas.

— Elle veut nous faire partager sa chance. Nous, on n’aura pas de retraite payée par la communauté pour le faire. Mais branche-la sur le passé, tu apprendras plein de choses, tu verras.

— D’ac. J’peux aller dehors, quand j’aurai terminé ?

— Demande à ta mère si elle est d’accord.

— Elle est jamais d’accord. Dis Papa, pourquoi elle veut pas ?

— C’est dangereux, tu sais bien. Tous ces cinglés qu’il y a dehors…

— Mais y a personne dans la cour derrière.

— Il y a encore trop de voitures dans la rue à côté. Il doit bien en passer au moins trois par heure devant chez nous. Et des cinglés qui hackent les voitures, eux en trottiège, pour mieux se fondre dans la foule. Et ensuite ça fait des morts. Tu vois ça tous les jours par ton mézinfo, non ?

— Oui, mézinfo dit qu’il y a des terroristes partout. Heureusement, les fédéobots en arrêtent plein. C’est quoi, exactement, un terroriste ?

— Un terroriste… Ce n’est pas nouveau, je crois que ça date de 1789. Un terroriste, c’est quelqu’un qui ne veut pas que l’autre ait ce que lui n’a pas, et pour ça il détruit ce que plein d’autres aiment, sauf l’objet en question. Ceux qui crient « À bas all cars ! » sont des terroristes. Ils tuent des gens au hasard parce qu’ils n’acceptent pas qu’on puisse avoir une voiture.

— Mais pourquoi ils tuent pas les voitures ?!

— Ah, ben ça… Sûrement parce qu’ils sont cinglés ! Ce n’est pas la logique qui les habite. Ils ont peut-être peur des voitures, au fond. J’ai entendu dire qu’ils leur reprochaient de n’être pas sous le contrôle du Grand Déplacement. Elles ne sont pas assez traçables, et encore moins dirigeables. Pas comme les transports publics, ou les drones, ou tout ce qui est volant. C’est vrai que ça peut être dangereux en croisant les trajectoires connectées au sol, ou si un piéton, ou un trottiège, devient fou. Si on a mal programmé la voiture, si les ordres donnés sont irresponsables, on peut provoquer un accrochage, ou un accident.

— Papa…

— Mmm ?

— On a une voiture. Ça veut dire que j’ai plus de risques de mourir que si on en avait pas ?

— Quoi ? Mais non ! Les terroristes ne cherchent pas à tuer les propriétaires de voiture, ce qu’ils veulent, c’est faire en sorte qu’on ait peur des voitures. Alors que les voitures, tu as vu la nôtre, elles ne mordent personne !

— Les voitures, ça mord pas, Papa.

— C’était une figure de style. Bien sûr que ça ne mord pas. Ce n’est qu’un robot très primitif. C’était pour dire que la voiture n’est pas un danger en elle-même, qu’il n’y a pas vraiment de raison de l’accabler de tous les maux.

— Comment on aurait fait, si on avait pas de voiture, pour aller au bord de la mer ?

— On aurait regardé la mer en visio immergée. Il y a de très bons scénarios, avec de bonnes sensations. Tu sais, ce que l’on ne connaît pas ne nous manque pas. Bon, je vais aller me sortir des lunettes et une veste neuves. Parait que la mode du jour est au chat sauvage. Grr pschiutt !

Elon se dirigea vers l’imprimante 3D.

— Papa…

— Oui.

— Merci !

— Merci ? Pour quoi ?

— Pour la voiture, pour les vacances, pour que j’ai connu la vraie mer. On l’aura longtemps, la voiture ?

— J’ai les plans de toutes les pièces, alors tant que les imprimantes existeront, on pourra la faire rouler. Enfin, tant qu’il y aura du soleil pour faire fonctionner le tout !

Mars 2022

[1] Mercedes Maybach

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