40 - Vingt-cinquante [Le vingt-cinquante] {anticipation}=9

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I – Au quotidien

Le vingt-cinquante était une fille à la menthe. Elle avait chanté tout l’été pour décider, d’une racine carrée, que l’art avait morflé. Cinquante à l’ombre, on vit dans la pénombre. En réalité, on ne vit plus : c’est déjà la tombe. Le vingt-cinquante était plongé dans les comptes. Cinquante ans de déni, et l’envol des prix venaient de lui mettre la honte. Le vingt-cinquante reconnaissait - enfin – que sa jeunesse dorée avait brûlé, et l’ozone, et les blés, et l’eau et la diversité.

Vient un moment où désert ne rime plus avec dessert. Toutes ces belles envolées de l’élite diserte ne riment plus qu’avec disette. Les lettres elles-mêmes s’emmêlent dans la mêlée ; les mots recouvrent leur sens originel de maux, les mal-à-dit, tout mal-appris qu’ils soient, ouvrent leurs pinces grinçantes sur la santé et les forces vives. Inutile de faire, refaire et défaire les jeux : rien ne va plus.

Le vingt-cinquante était dans la panade et la fille ne rigolait plus.

À la naissance, les fées se penchent. Une main sur la hanche, l’autre levée en sentence, elles annoncent… le sens du vent, la source de l’eau, la fin des temps, la mort des fabliaux et la déchéance de la danse aux canards. On pourra toujours cancaner et beugler coin-coin, prédisent-elles, mais la mare va s’assécher et, quand la vase aura bétonné, ce ne seront pas des patins à glace qu’il faudra chausser, mais des tuyères à neutrons pour s’échapper. Ces belles paroles amusent les parents et font crier les enfants. Comme toujours, les parents n’écoutent pas les enfants. Pour la simple raison qu’ils ne comprennent pas le langage de l’avenir, chacun ayant cependant conscience que les bébés ne s’expriment qu’en fils de prophète.

On avait menti à la fille à la menthe. Elle s’était menti à elle-même, et avait menti elle-même aux autres, ignorant les non-dits qui clignotaient pourtant comme un samedi sans pluie. La fille à la menthe, née dans le mensonge, ne pouvait devenir qu’une fille qui ment. Il aurait suffi… de prendre le temps d’analyser, de se pencher sur les arguments officiellement réfutés, de regarder à ses pieds, d’écouter les bruits étouffés. Il aurait suffi… Mais c’était du passé, maintenant on en était à « on Réagit », avec un grand air, sous-entendu « sinon c’est fini, et pour de bon » ce qui voulait dire « fini, pour aller droit dans le pire ».

La fille à la menthe était d’accord pour retourner au vert. Vert menthe. Frais et tonique. Sauf que ce n’était pas suffisant pour renverser la vapeur. Alors elle était aussi d’accord pour sacrifier les apéros, les boulots, les restos, et peut-être aussi les enfants, pour réduire le populo. Elle était presque d’accord pour la sano-euthanasie qui encourageait la disparition de ceux qui n’étaient pas sains (la marge étant floue, elle espérait se trouver du bon côté). Elle était d’accord pour la sacro-nature, monter en autel tout arbre, tout pied de pissenlit, tout animal non domestiqué. Elle hésitait encore quant à savoir si les vaches devaient ou non entretenir les campagnes. Les vaches sont grosses et méthanogènes. Peut-être que des chèvres… Mais elle n’était pas d’accord pour la pet-euthanasie qui recommandait de ne pas dépasser un animal de compagnie par quartier, ou par tranche de 500 personnes. La fille à la menthe hébergeait deux hamsters, Juju et Rosalie, et elle y tenait. Cela va sans dire, la fille à la menthe appliquait déjà le taux minimal de décroissance fixé à 62%. Elle était locataire d’une tente 100% végétale et possédait cinq grandes jardinières où poussaient persil, tomates, fraises, salades et coriandre. Elle arrosait régulièrement son pêcher nain à fruits cubes qui lui offrait deux kilos de savoureuses pêches durant chaque mois d’été. Elle lavait sa vaisselle dans un verre d’eau et sa culotte dans un demi-verre. De grands verres. Il ne lui fallait que deux verres supplémentaires pour le rinçage. Et elle ne prenait une douche qu’une fois par jour, cinq litres pulvérisés en fines gouttelettes fraîches. La fille à la menthe avait depuis longtemps compris que l’eau chaude, stockée dans le réservoir extérieur en polyéthylène, était à réserver pour la cuisine. La fille à la menthe était une fille bien. Une fille bien, mais de son temps.

Le vingt-cinquante serait, ou ne sera pas. Serait l’année de la réforme, drastique, ou ne sera plus, tout avenir s’étant liquéfié sous le climat. La fille à la menthe avait entendu les voix d’outre-tombe : ça, ou tu crèves. Elle avait choisi. Ça.

Ça, en vrac et non exhaustif. La surpêche, mort. Le vélo, toléré. Les voyages d’agrément, mort. Les déplacements professionnels, toléré sous couvert de vital. L’enfantement, mort. La vieillesse, mort. Les mines de métaux rares, presque mort. Les soins allopathiques, presque mort. La marche à pied, encouragé. Le télétravail, quasi obligatoire. Les monnaies, mort, cryptées ou non, minage compris. La mode, mort. La mort, encouragé. Le réparable, encouragé. L’échange de palier, encouragé. L’échange longue distance, quasi mort. Bien qu’au noir… Le béton, mort. Le renouvelable, obligatoire. La participation aux recherches scientifiques, obligatoire. Chacun, à son niveau, doit construire le futur. Le sport en extérieur, obligatoire. Le sexe sans reproduction, encouragé et détabouisé. Les collections, mort. Le partage de connaissances, encouragé. Le travail en contact nature, obligatoire. L’épargne, mort. La capitalisation, mort. L’héritage, mort. Les jeux d’argent, mort. Les drogues crétinisantes, mort. La peine de mort, rétablie. La chimie pour redresser la nature, toléré. L’alimentation, naturelle. Les plats préparés, l’industrialisation de la nourriture, mort. Les conversations en veillées présentielles, encouragé. La publicité, mort. L’école, obligatoire. Le vote, obligatoire. Le mariage, mort. Les rassemblements pour évènements familiaux (décès, baptême, union), mort. Le papier, presque mort. L’encre aussi. La musique, toléré. La solitude, encouragé. Le bruit, sujet à peine de mort.

Le temps libre s’éteindrait faute de temps. Il faudrait « tout » faire soi-même et aider les autres. Penser que tout ce qui dépendait de l’extérieur était un harpon qui se plantait dans une chance de survie. La voix d’outre-tombe avait scandé trois priorités : diviser la population humaine par mille, diviser le prélèvement des ressources naturelles par mille, quelle que soit la ressource, encourager l’autonomie et l’échange, en ce qui concernait la vie matérielle, tout en favorisant l’épanouissement du corps et de l’esprit. L’objectif visé était purement eugénique : donner une chance à l’espèce humaine de devenir enfin une élite raisonnée et sans faille. L’Avenir, avec un grand A était à ce prix de sacrifices. Il serait un collectif d’individualisations.

Le vingt-cinquante n’était pas à un carrefour, il était la fin de millénaires et peut-être, peut-être, le début de milliers d’ères.


II – Chro-niques alamentaires de la mante

(Le passé du futur du vingt-cinquante)


Chronophagie succincte et logique :

2047 – Le Trump Wall

2045 – La mort de la Bleue

2043 – La guerre des 4

2034 – La première Grande Canicule

2032 – Les écolo-bobo

2031 – Constitution européenne


III – Avant-dernière chro-nique

Sur les ondes du net, France Inter-dit annonce que la dernière barrière du Trompe-Wall – c’est ainsi qu’on l’appelle en France, personne n’étant dupe quant à son efficacité – est celée en ce jour de fin juillet 2047. La construction avait débuté en novembre 2041, sous la présidence européenne de Marion Maréchal. Malgré tous les retards, les procès en appel, entre les manifestations de soi-disant libertaires qui ne voulaient comprendre que l’Europe, justement, défendait le peu de libertés restantes, et celles des sacrifiés (îles des Baléares, Corse et Sardaigne, Crète, Sicile, Péloponnèse, etc.), malgré les séismes trop fréquents qui agitaient les côtes (le tsunami de Nice avait ravagé les travaux récents, en 2043, sur 100 km de côtes, alors que la construction venait à peine de rejoindre San Remo), malgré les éruptions dévastatrices, de par leur conjugaison, de l’Etna et du Vésuve, malgré les efforts de la nature à ralentir les volontés humaines, bref, malgré tous ses détracteurs, naturels, humains et lenteurs administratives, le Mur avait vu le jour, s’était étendu de Gibraltar à Sinio, au sud d’Athènes, et défendait maintenant le Nord du Sud, devenu trop entreprenant, au sens littéral du terme.

Quelques plages avaient été préservées, sous la pression d’élus au fort pouvoir de persuasion. On avait déplacé le mur en eau peu profonde, libérant ainsi l’accès à l’eau. Or, en bloquant les mouvements de la mer, le milieu anthropique s’était rapidement dégradé et on ne parlait plus de la Grande Bleue, mais du Plat Verdâtre où il ne faisait pas bon y traîner ses vacances. Il n’était plus question d’y tremper un orteil sans courir le risque d’être couvert de mycoses jusqu’au nombril. Quantité d’hôtels s’étaient résignés à la faillite, et les stars américaines, ou allemandes, avaient vendu à perte leurs luxueuses propriétés. Seuls les pêcheurs patentés et les militaires avaient accès à ce qui restait de Méditerranée. Les militaires y jouaient en toute impunité aux « gens d’armes et aux voleurs » tandis que les pêcheurs… Les pêcheurs, pour le peu qui survivait, sortaient sous pavillon Ecolo-Beau, cette association européenne spécialisée dans le recyclage de déchets non putrescibles, et ramassaient dans leurs filets plastiques, pneus, carcasse de véhicules divers, souvent un squelette, de baleine, de dauphin ou même humain. Parfois ils remontaient un trésor archéologique et étaient bien payés – très bien payés – à ne rien divulguer. On attendait des jours meilleurs…

De toute façon, il n’y avait rien d’autre à faire en Méditerranée. La mer était morte, ou presque – on n’y trouvait plus que des méduses –, le tourisme aussi, officiellement depuis 2045, année où les pays limitrophes avaient reconnu que les zones hypoxiques, découvertes en début de siècle, s’étaient irrémédiablement étendues et concernaient 95% de ce paradis déchu. Seules quelques poches locales continuaient d’abriter une rare faune condamnée à court terme. Et que tenter ? La température s’était emballée, les eaux étaient devenues trop chaudes pour ses habitants. La tâche de sauvegarde était insurmontable. Et puis, la priorité avait été donnée à la protection des civils, avec la construction du Mur. Sans compter que la guerre des 4, cette « petite guerre » qui avait occupé au printemps 2043 la Lybie, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc – l’Algérie s’étant de manière incompréhensible alliée à la Lybie, sachant que le Maroc attaqué par cette dernière avait un allié sûr en la Tunisie, le conflit avait été fratricide, et sur terre, et sur mer et dans les airs, bien que n’ayant duré que quatre mois en tout – avait sa part de responsabilité dans l’étendue de la pollution. Quatre tankers de plus de 100 000 tonnes avaient été coulés, deux au nord de Tripoli, un au nord d’Annaba, et le quatrième à mi-chemin entre Alger et Palma, le tout dans les deux mois d’avril-mai 2043. Le pétrole avait rongé le peu de vie qui tentait de respirer entre Gibraltar et Chypre. Plus qu’une catastrophe écologique, une condamnation à la désertification marine.


IV – Antépénultième chro-nique

Suite à l’acceptation de la Constitution Européenne, regroupant 27 pays européens en une seule et forte fédération, en 2032 l’ex-industriel belge Gunter Pauli s’empare de la présidence de l’Europe, soutenu par le déferlement des mouvances écologistes. Bien qu’ayant personnellement bénéficié des dernières avancées technologiques sur la singularité, notamment sur les implants d’IA, son gouvernement sera marqué par l’influence de Greta Thunberg à qui il prête une oreille trop confiante, jusqu’à prendre des décisions radicales, notamment l’interdiction aux fermes de posséder plus de vaches que d’employés. Trois ans plus tard, on en connait les effets dévastateurs. Le prix du lait ayant été multiplié par cinq, les enfants sont décalcifiés. Les campagnes sont en friches, du moins la plupart des espaces verts (les prairies et les alpages). Une vague de suicides sans précédent s’est abattue sur les fermes des principales régions bocagères. La Normandie s’est vidée de ses agriculteurs, mais aussi de ses élus. Les randonneurs délaissent les chemins naturels qui s’embroussaillent. Les stations de ski ont fermé. La France profonde ressemble de plus en plus à un énorme roncier où pullulent les nuisibles. Des nuisibles de tout poil. Entre chiens sauvages et sangliers réfractaires à la chasse, la délinquance y trouve refuge, les terroristes en cavale aussi. Même les drones sont incapables de détecter ce qui se passe sous ce couvert dense. Les feux de forêts, soutenus par le changement climatique qui s’accélère, font parfois place nette. Mais la nature ne tarde guère à reprendre ses droits et à montrer de nouveau ses épines.

L’autre « grande » décision écologiste fut d’arrêter toutes les centrales nucléaires. La France qui avait maintenu son parc malgré les pressions se trouva dans l’obligation d’imposer une consommation très encadrée. Sans compter les augmentations tarifaires qui allèrent de pair. En 2034, l’été fut caniculaire, avec des plus de 43°C à l’ombre dans le Massif Central. Nul ne pouvait plus utiliser la climatisation. Les morts se ramassèrent à la pelle.


Note postérieure aux faits :

On appela cette période « l’ère écolo-bobo », car elle fit plus de mal que de bien, et surtout eut l’effet inverse de ce qui s’était annoncé : la population devint franchement anti-écologiste. En 2037, l’Europe bascula, comme un seul homme, à l’extrême-droite, et ce fut le début de la présidence de la française Marion Maréchal.


Juin 2021

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