II
Le mois de mars touchait bientôt à sa fin. Il régnait une douce chaleur sur toute la région et les oiseaux recommençaient à chanter. Dans la chaumière, Annabelle Damester et ses deux filles prenaient le petit déjeuner.
Comme tous les jours, Jeanne et Annabelle se lançaient dans une grande discussion à propos des rêves de la nuit précédente tandis qu'Aurore demeurait silencieuse. Pourtant, ce n'était pas un jour comme les autres. Aurore le savait, tout comme Jeanne. Mais Annabelle semblait s'évertuer à oublier cette date depuis des années. Fallait-il donc tout lui rappeler ?
Aurore donna un léger coup de pied sur la chaise de sa sœur. Jeanne se souvint de la promesse qu'elle avait faite quelques temps auparavant. Elle se leva de sa chaise.
- Mère, annonça Jeanne, permettez-moi de souhaiter un joyeux anniversaire à ma chère sœur.
Annabelle tourna la tête vers Aurore, sa tartine à la main. Ses grands yeux bleus étaient dépourvus de la moindre étincelle de joie.
- Ah oui, répondit-elle négligemment. Seize ans déjà... Joyeux anniversaire.
- Merci, mère, répondit Aurore, cachant son amertume derrière un sourire forcé.
Jeanne l'embrassa longuement sur la joue, puis lui adressa un petit mouvement de tête. Il était convenu qu'Aurore annonce elle-même son souhait dans un premier temps. Peut-être aurait-elle de la chance cette fois.
- Mère, pourrais-je m'attendre à une faveur de votre part ?
La requête était formulée poliment. Malgré tout, Annabelle leva les yeux au ciel et continua de mâcher comme si elle n'avait rien entendu. Puis elle consentit enfin à parler :
- Tu parles toujours de "faveurs", comme si je ne t'offrais jamais rien. Ce n'est pas ma faute si j'ai à peine de quoi vous nourrir ta sœur et toi.
Annabelle voulut poursuivre son repas, mais les regards insistants de ses deux filles lui firent comprendre que ce qu'Aurore recherchait n'était pas d'une nature matérielle.
- Oh, encore cette histoire ! s'indigna-t-elle. Je te l'ai déjà répété des centaines de fois : Je ne te laisserai pas t'éloigner seule !
- Je vous en prie, mère, insista Aurore de sa voix la plus calme. Cela fait tant d'années que je suis ici, j'aimerais découvrir d'autres endroits que la forêt...
- J'ai dit NON! Tu es sourde?!
Le visage rond et délicat d'Annabelle devint écarlate, ses traits déformés par la colère étaient impressionnants.
Aurore comprit que ce n'était pas le bon moment pour insister.
- Il faut toujours que tu gâches tout, même ton propre anniversaire.
Ces remarques perçantes... Aurore en avait par-dessus la tête. Jeanne lui offrit un regard compatissant. Cette tentative était un échec, il était temps de mettre le véritable plan à exécution.
Lorsque toutes eurent terminé de manger, Jeanne attira sa mère le plus loin possible d'Aurore qui lavait la vaisselle et rangeait les restes du repas. Bien que cette dernière sâche pertinemment de quoi parlaient sa sœur et sa mère, elle aurait bien voulu entendre davantage de détails.
Enfin, Aurore entendit Jeanne s'exclamer "Merci, mère!" avant de la voir revenir dans la cuisine pour lui sauter dans les bras, ses yeux étincelants de bonheur. Aurore demeura immobile sous l'étreinte de sa sœur, se pouvait-il que...
Annabelle avança à son tour, l'air sérieux et impassible. Elle gratifia sa fille ainée d'un regard condescendant.
- Puisque cette sortie a l'air de vous importer autant à l'une qu'à l'autre, vous avez la permission de partir visiter Beaugard.
Aurore se mit à sourire, son visage diaphane étincelant d'une joie nouvelle. Jeanne lui prit la main, souriant de plus belle. Jamais l'ainée des Damester n'avait reçu un cadeau aussi précieux que celui çi. Elle s'avança pour embrasser sa mère, mais fut coupée dans son élan.
- Un instant. Je veux que vous restiez côte à côte et que vous ne vous sépariez sous aucun prétexte. J'exige que vous soyez revenues avant la nuit. Croyez-moi sur parole: votre punition sera bien plus redoutable que tout ce que vous pouvez imaginer si vous me désobéissez.
Cette menace semblait être dirigée à l'intention de ses deux filles. Mais le regard d'Annabelle restait fixé sur les yeux rouges d'Aurore. Rien n'avait changé: elle resterait responsable de tous les évènements désastreux qui pourraient survenir. Annabelle profita d'un moment de silence très inconfortable pour s'assurer que le message était bien compris.
Aucune de ses deux filles ne souriaient. La chose était claire.
- Parfait! s'exclama-t-elle soudainement, Allez-vous habiller, vous avez l'après-midi entière devant vous!
Jeanne passa devant sa sœur, trottinant joyeusement en direction de la chambre.
Tandis qu'Aurore avançait, le sourire aux lèvres, Annabelle lui prit fermement le bras.
- Tu as bien compris ce que je viens de dire? lui murmura-t-elle d'une voix grave.
Aurore se sentait mal à l'aise, elle voulut secouer son bras pour lui faire lâcher prise, mais ce geste aurait réduit la promesse d'un instant de bonheur à néant.
- Oui, mère.
- Je l'espère pour toi... Maintenant, va rejoindre ta sœur.
Enfin libérée de la main de sa mère. Aurore partit à vive allure dans la chambre, la gorge nouée et le cœur battant, bien loin de se douter que le plaisir avait toujours un prix.
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