Chapitre 9
Aux abords d’une clairière percée par une route de terre, surplombant une petite colline, une cabane aux jardins parsemés d’établis trônait paisiblement. Sous le soleil de midi, une femme étendait des peaux pour les préparer au tannage. À ses côtés, son fils nubile et au bras unique mélangeait avec vigueur un tonneau remplis d'une concoction aux herbes.
Un petit convoi à la couleur écarlate s’arrêta en contrebas et un groupe de quatre chasseurs descendit des montures et du chariot pour monter la colline. À sa tête, Ikaar fut le premier à arriver et s’adressa aussitôt au jeune homme :
– Êtes-vous le giboyeur de ce quartier ?
Son interlocuteur restait bouche bée à son armure étincelante. Il voyait pour la première fois de sa vie le sigle de la Chasse Royale de ses propres yeux. Il lui fallut de longues secondes pour faire sortir de sa bouche moite ses premiers mots.
– N… Non… C’est mon père.
La mère arriva à son tour. De prêt, le paladin ne pouvait que remarquer sa posture boiteuse ainsi que le tremblement irrégulier de sa jambe droite.
– Bonjour nobles chasseurs. Quel vent vous amène-t-il ici ?
– Nous souhaitons parler au giboyeur qui vit ici, répondit Aria d’une voix douce.
– Vous êtes chanceux, il revient tout juste des bois. Je vais le prévenir de votre arrivée.
– Nul besoin de faire le déplacement, dites-nous où il est, c’est important, reprit Ikaar.
– Bien… Vous le trouverez de l’autre côté de la maison.
Le groupe de chasseur emprunta l’étroit sentier qui contournait la battisse et tomba sur un homme au crâne dégarni et au visage traversé d’une profonde cicatrice. Il était recroquevillé contre un établi en chêne protégé par vieil abri de paille. En les entendant arrivé, il se retourna et se retint de sursauter en voyant les couleurs des armures lui faisant face.
– Bonjour… Quel honneur amène la Chasse Royale ici ?
– Vincent, nous devons vous interroger au sujet des corps que vous avez retrouvés il y a plusieurs nuits de cela, répondit le paladin.
– Eum… Oui, bien sûre. Que souhaitez-vous savoir ?
– Quand était-ce ? Et où ? Avez-vous vu la créature responsable de l’attaque ? Quelles traces sur les corps ? Cela ressemblait-il à une embuscade ? Reste-il des survivants ? Il y a-t-il d'autres témoins ? Racontez-nous tout, il s’agit là d’une affaire de la plus haute importance.
– C’était… il y a sept ou huit lunes. Je venais de partir pour ma matinée. Je n’avais pas marché plus d’une petite demi-heure en direction de l’Est que j'ai vus la carcasse d'un cheval de trais. La pauvre bête s'était fendu le crane contre un tronc. Je ne suis pas un couard, donc j’ai pisté ses traces et… plus loin, sur un sentier, j’ai trouvé un chariot de marchant. Tout était étalé par terre et couvert de sang. Il y avait aussi un corps. Son état était si pitoyable que je ne pouvait pas reconnaitre s'il s'agissait là d'un homme ou d'une femme. Mais les traces n’étaient plus très fraiches, et aucun monstre ne rôdait. Je suis revenu de suite après en ville pour prévenir la garde.
– Ces descriptions n’ont pas l’air de vous troubler. Auriez-vous servi dans nos armées ?
– Oui… Ce n’était pas le premier bain de sang sur lequel je tombais. Mais l’âge ne m’est plus favorable pour combattre.
Joacquim sortit de sa sacoche de cuir un bout de papier froissé et montra à l’homme le sigle qu’il avait dessiné.
– Ce marchand disparu, transportait-il des objets ornés de ce symbole ?
– Pas que je sache mais…
– Mais quoi ?
Après une seconde de réflexion, Vincent poussa un soupir discret et reprit :
– Cela ressemble à l’emblème de l’armurerie Etefort. Ils possèdent le plus important bâtiment du quartier industriel, beaucoup de leurs produits sont destinés au ravitaillement du Grand Mur.
– Merci beaucoup, s’exclama l’érudit en rangeant ses notes, c'est une grande aide que vous venez de nous apporter !
– Avez-vous besoin de savoir autre chose ?
– Non, ce sera tout je pense. Merci pour votre témoignage.
– Ce n’est rien. Je ne fais que mon devoir…
Sur le chemin de leur prochaine destination, Joacquim se pinçait la barbe en réfléchissant avec minutie aux nouveaux éléments.
– Quelque chose ne va pas, c’est sûr… Qu’est-ce qu’une vespièvre ferait dans un tel endroit ?
– Tu penses que cet homme nous a mentis, ou qu’il se trompe ? demanda Aria.
– Je ne sais pas. Nous allons bien le voir…
– Et donc, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? reprit Gabrielle, on va voir les Eteforts ?
– Oui, je serais de cet avis. Mais… rien ne sert d’aller voir les nobles directement. Il nous faudrait plutôt arriver sans prévenir.
– Et… on va s'y prendre comment ?
– Je propose de faire une inspection surprise. De simples ouvriers ne devraient pas nous poser de problèmes le temps qu’on ait fini.
Arrivé dans le quartier industriel, le groupe partit à la recherche d’un bâtiment portant un sigle similaire à celui qu’ils cherchaient. Très vite, ils trouvèrent un gigantesque entrepôt bordant tout une partie de la rivière. Les allées et venues y étaient incessants, des caisses lourdes aux charrettes remplies de tonneaux, tout semblait passé par ce carrefour.
Ikaar descendit de sa monture et passa seul à travers l’épaisse entrée. Sans attendre, il scruta avec minutie chaque travailleur pour repérer le plus haut gradé. Son choix se tourna sur un frêle homme gribouillant une page d’inventaire.
– Toi, tu travailles ici ?
Surpris, son interlocuteur recula d’un pas.
– Ou… Oui monseigneur !
Ikaar se rapprocha de lui d’un pas assuré.
– Tu reconnais ce symbole sur mon armure, dis-moi ?
– Bien sûre, c’est l’emblème royal…
– Bien, dans ce cas, fais-moi faire le tour de l’endroit, nous devons procéder à une inspe…
– Paladin Ikaar, quelle merveilleuse surprise de vous voir ici ! s’exclama une voix provenant de l’entrée.
Le chasseur se retourna, la mâchoire serrée, et vit face à lui un noble aux habits chatoyants et à la coiffe mesurée.
– Qui êtes-vous ?
– Je me présente, William Etefort, humble propriétaire de ces lieux. C’est un honneur pour moi d’accueillir le plus célèbre et vaillant des pourfendeurs du mal de notre royaume.
– Je suis ici pour inspecter votre entrepôt, ordre royal.
– Bien entendu, puis-je voir la missive qui vous envoie, vous avez bien dit qu’il s’agit là d’un ordre royal ?
– Pas tout à fait, c’est nous qui avons décidé qu’il fallait venir ici, mais c’est bien avec l’aval du Grand Roi. Alors, cessons le papotage et faites-moi la visite qu’on en finisse.
– Avec tout le respect que je vous tiens, il m’est impossible d’arrêter mon activité ainsi que celle de mes ouvriers pendant toute une journée, et cela sans l’ordre d’un souverain. Voyez-vous, le troisième régime est encore en vigueur depuis hier dans la région. Nos exports sont prioritaires et primordial pour la maintenance du Grand Mur. Mes mains restent donc liées dans cette situation, vous en conviendrez.
– Ça ne prendra pas toute une journée, juste une petite heure.
– Nous ne pouvons pas tout arrêter proprement de la sorte. Si nous retardons d’une heure nos envois actuels, ceux d’après le seront aussi. Le temps que le travail et les préparatifs reprennent, le retard ne fera que s’accumuler. Il nous faudrait bien prévoir cela en avance pour limiter l’impact négatif sur le ravitaillement.
– Qu’en serait-il si je vous rapporte l’aval de messire Ostengarld ?
– Ma foi, oui, ça ne sortirait pas du cadre de la procédure. Mais il nous faudra du temps après-coup pour correctement nous mettre en pause pour l'inspection.
– Nous trouverons bien un moyen pour cela. Je reviendrais vers vous sous peu…
Agacé, Ikaar sortit de l’entrepôt et alla rejoindre son unité. En le voyant arriver, Aria s’approcha et lui murmura :
– On n’a rien trouvé d’intéressant à l’extérieur. Il y a beaucoup d’entrées et de sorties, mais rien de suspect. Pourquoi tu fais cette tête ? Quelque chose ne va pas ?
– Etefort est à l’intérieur, on dirait qu’il avait prévu notre visite. Pour le moment, on ne peut rien faire sans l’aval d’un seigneur.
– Je vois, il nous fait le coup classique de la temporisation. C’est de plus en plus louche cette histoire.
– S’il veut jouer à ça, on peut le faire. Jaocquim, prend ma monture et va jusqu’…
– Vous n’arriverez à rien contre lui, murmura une voix derrière le paladin.
Surpris, les chasseurs se tournèrent et virent une silhouette fine camouflée sous une cape à la couleur ternie. Dès le premier coup d’œil, ils reconnurent le visage du fils du giboyeur.
– Q'est-ce que tu fais ici ? demanda Gabrielle, tu nous suivais ?
– Le… le temps est compté. Si vous voulez arrêter la menace, il va vous falloir agir sans attendre ! Mon père, il… il sait tout, il veut vous parler. Il vous aidera à retrouver les vespièvres.
– Attends, les vespièvres !? s’exclama Aria.
– Je ne peux pas rester ici, je vais me faire remarquer. Rejoignez-le au côté sud de la rive. Il y a une auberge abandonnée, vous pourrez y parler loin des oreilles indiscrètes.
À peine avait-il fini ses mots que le jeune homme partit et alla se mêler à la foule. Malgré leurs efforts, les chasseurs le perdirent vite de vue.
– D’abord le noble qui veut nous écarter et puis ça… soupira Ikaar.
– On devrait y aller, reprit l’érudit. L’étrange impression que ce Vincent m’avait laissé n’était donc pas anodine.
– Dans ce cas, la nouvelle recrue et moi on y va. Si c’est un piège, on leur donnera du fil à retordre. Joacquim et Aria, surveillez l’entrepôt, essayez de vous infiltrer à la meilleure occasion. On va oublier les voies officielles pour le moment.
Tous les chasseurs acquiescèrent ces paroles et se mirent en route sans attendre.
Annotations