Chapitre 13
“Frappe !”
Vaïque hurlait dans la cours d’entraînement du fort, tournant le dos à une pile informe de mannequins démembrés. Devant lui, Gabrielle tenait avec peine sur ses deux pieds, agrippant de ses paumes saignantes un espadon à l’acier neuf, brillant et parsemé de fissures.
Tandis que le soleil passait lentement sous l’horizon, elle leva sa lame et frappa une nouvelle fois la silhouette de cuir et de bois lui faisant face. Chacun de ses coups faisait résonner un vrombissement métallique à travers tout son corps, jusqu’à lui faire trembler le cœur et les tripes.
“Et tu me dis que tu vas t’arrêter là encore !? Ton esprit se doit de surpasser ton corps à tous les égards ! Continue !”
Malgré son souffle incontrôlable et les spasmes irréguliers qui parcouraient ses membres, son regard larmoyant et froncé de rage ne gagnait qu’en intensité. Tandis qu’elle reprit ses attaques, son esprit devint flou et ses pensées entremêlées dans un flot grandissant de haine.
“Je veux juste… être capable de continuer… de lutter… ne plus jamais fuir… je les tuerais tous… maman, ça ne sera plus jamais à toi de me protéger !”
Une vague d’énergie puissante se propagea dans ses muscles. Dans un rugissement rauque, elle trancha une ultime fois, brisant de haut en bas le mannequin et explosant son support. Sa lame finit sa trajectoire contre les pavés froids de la cour et se disloqua en plusieurs morceaux dans un épais nuage de poussière.
Gabrielle resta immobile quelques instants, avant de lâcher le manche déchiré de son espadon et de tomber au sol, inconsciente. Vaïque esquissait un sourire discret. Il s’approcha d’elle et murmura :
“Bien, ça sera tout pour aujourd’hui.”
Après l’entraînement, il se rendit dans la chapelle du palais et parcourus son immense étendue d’ornements, de statues et de glyphes providentiels pour se rendre au dernier parloir. À l’intérieur de cette minuscule pièce aux parois froides, Ikaar se tenait torse nu, agenouillé dans les cendres. Dans un silence absolu, il se releva et se retourna vers Vaïque.
– Quel es ton rapport ? demanda-t-il d’une voix grave.
Le mage s’avança et tendit un tissu dans lequel était enroulé le manche disloqué et déchiqueté d’une lame.
– Que ça soit humain ou non, quelque chose sommeille bien en elle. Voici ce qu’elle a fait aujourd’hui.
– La Providence n’exige pas un monstre, mais une machine capable d’assouvir les dessins de la création.
– Je suis dessus, ne t’en fait pas. Il va simplement falloir un peu de temps, les vrais soldats ne naissent pas comme ça.
– Le Roi a parlé également, il veut qu’elle nous suive dans chacune de nos futures opérations, jusqu’à ce qu’elle soit prête.
– Et si elle crève boulotter par les nécrophages, on fait comment ?
– Si tel était le cas, tu n’aurais pas respecté ta mission envers Sanctia. Dois-je te rappeler ce que cela signifierait pour toi ?
– Ça ira…
Non loin de là, au sommet du palais royal, affalé contre un matelas de soie, un jeune homme fixait avec une peine discrète les couleurs éclatantes du baldaquin au-dessus de lui. À ses côtés, son serviteur inclina humblement la tête et posa sa main sur le cœur avant de lui demander :
– Prince Éerild, auriez-vous besoin de quelque chose que ce soit pour la nuit ?
– Non… Vous pouvez disposer Charles.
– Très bien. Je rappelle à votre Altesse le début de vos instructions spéciales en combat demain dès l’aube. Sa Majesté Gregory a demandé à y assister en personne.
– D’accord, dites-lui que j’y serrais…
– Il en serait fait, ne vous inquiétez point.
Sur ces mots, l’homme sorti de la pièce et ferma avec délicatesse la porte de la chambre à double tours. Éerild soupira et se releva. Après avoir pris une profonde inspiration, il attacha ses longues mèches dorés derrière son cou et se rapprocha de la fenêtre.
“Aujourd’hui, c’est la bonne… Les rondes de nuit ne commencent qu’au coucher de soleil… Je devrais avoir le temps. D’ici l’aube, je serais trop loin pour qu’ils me retrouvent.”
Le jeune homme sortie du fond de l’une de ses poches une fine aiguille de fer dont il se servit pour crocheter avec délicatesse et précision la serrure qui scellait le vitrail fermé. Une fois fait, il ouvrit le passage et passa sa jambe au-dessus du vide. Tandis qu’il s’agrippait de toutes ses forces au rebord de la fenêtre, il posa ses pieds contre les fines aspérités de l’architecture bordant les murs du palais.
“Ne regarde pas en bas… Ne regarde pas en bas… Ne regarde pas en bas… Ça ira j’ai fait le plus dur…”
Le souffle lourd, il descendit encore de quelques mètres dans des mouvements si prudents qu’ils en étaient parfois timides. Après de longues minutes, il finit par atteindre un toit duquel il put continuer sa descente de façon plus prudente.
Le jeune homme arriva au sommet des premiers remparts intérieurs, où il prit les escaliers en direction de la sortie du château. Néanmoins, sur son chemin, au détour d’un couloir non loin des quartiers de guérisseurs, il croisa la route d’une soldate portant les couleurs de la Chasse Royale. Elle affichait sur son teint d’ébène de profonde cernes ainsi que des cicatrices à l’allure reconnaissable, tout juste refermées par la magie. Sa tunique, quant à elle, était encore couverte de sang et de terre.
Éerild se tétanisa. Ne sachant plus quoi faire, voyant qu’il avait été vu et que tous ses plans venaient de tombé à l’eau, il s’écria :
– Sanctia soit loué ! Je retrouve enfin quelqu’un dans ce château. Soldat, j’ai égaré mon tuteur et suis désormais en retard pour le couvre-feu. Ramenez-mois à ma chambre, je vous l’ordonne !
– Justement j’étais en route vers les quartiers. Suis-moi, je vais t’amener.
“Quoi !? Cette femme se rendait voir les sujets royaux dans un accoutrement pareil ? Mais qui est-elle… Je ferais mieux de la suivre sans poser de questions.” Pensa le prince.
Sur ces mots, la soldate commença à emboîter le pas, suivit de près par Éerild, dont les pensées fusaient aussi vite que le battement de son cœur.
“Si on apprend que j’ai tenté de fuguer, il ne me laisserait jamais plus la moindre liberté… Non, j’en aie marre de ça ! Je veux vivre comme je l’entends ! Si je pars maintenant, elle ne s’en rendra pas compte, elle ne me regarde même pas… Mais, on ne prend pas la direction de l’étage.”
Tandis que le jeune homme continuait d’angoisser, la chasseresse se retourna vers lui et lui dit :
– Ça te dérange si on fait un détour ? Juste pour quelques minutes. Il y a un truc que je n’aimerais ne pas louper.
– N… Non, faites donc, je vous accompagne… répondit le jeune homme d’une voix tremblante, le regard fixé au sol.
Après avoir traversé une cour et quelques couloirs, ils arrivèrent dans une fine ouverture en dehors des remparts qui donnait sur un précipice. L’endroit semblait avoir servi autrefois de point d’observation, mais demeurait désormais isolé.
La femme alla s’asseoir en silence au bord du vide pour regarder l’horizon.
– … Qu’est-ce qu’on fait ici ?
– Ça fait des jours que j’ai repéré ce coin, et c’est la première fois que je finis l’entraînement assez tôt pour avoir l’occasion de voir le coucher de soleil.
En entendant ces mots, le prince leva la tête également et vit les rayons rougeâtres du crépuscule embrassés de leur chaleur les nuages et les plaines environnante. Les quartiers de la Capitale étaient plus proches à son regard que jamais auparavant. Il pouvait presque y entrevoir, entre les coins de quelques rues, ces petites silhouettes du peuple.
– Il se peut que vous trouviez ça étrange, mais il est bien la première fois que je vois un spectacle pareil.
– Moi aussi, et tu peux me tutoyer tu sais.
– Pourquoi n’avez… n’as-tu jamais vus cela auparavant ?
La guerrière poussa un profond soupire.
– Là où j’ai grandi, les montagnes cachaient presque tout le paysage. Enfin, je ne le savais pas, mais je m’en rends compte maintenant. Et toi ?
Le prince s’assit timidement à son tour avant de répondre, les yeux gorgés de souvenirs :
– On ne m’a jamais autorisé à sortir du palais et surtout pas après le couvre-feu. Tout ce pourquoi je dois travailler et dédier mon âme, est de devenir l’hérité parfait et d’entretenir les cycles que mes ancêtres ont instauré.
– Et de quoi tu vas hériter si tu réussis ?
– De la couronne…
– L’idée n’a pas l’air de t’enchanter.
– Et celle que je fasse partie de la famille royale ne t’effraye pas non plus ? Je pensais que tu m’avais reconnu.
– C’est encore nouveau pour moi tout ça. Et honnêtement, je ne sais pas trop ce qui te différencie des autres. Tu m’avais surtout l’air d’être perdu.
– L’endroit où tu as grandi, c’était où ?… Comment est le monde extérieur ?
– Je suis née dans la Terre des Géants et je n’y suis sortie qu’il y a très peu. Je ne sais pas trop quoi te dire, je voulais trouver la paix en venant ici, un endroit où les hommes pouvait vivre sans la peur des monstres. Mais les gens sont froids, cruels parfois et je continue de les voir mourir sous mes yeux, quoi que je fasse.
– C’est donc toi qui as sauvé le royaume lors de la dernière invasion…
– Et toi, pourquoi tu es obligé de grandir ici ?
– Pour la même raison que celle t’as fait chasseresse. Je suis béni de Sanctia, étant de lignée des premiers Rois. Mes frères et moi-même sommes les seuls à capables de succéder à notre père et guider l’humanité vers son salut… Mais ce discours n’a pas l’air de te convaincre, moi non plus pour tout t’avouer.
– Tu n’étais perdu tout à l’heure, c’est ça ? Ne t’en fais pas je n’en parlerais à personne.
– … Dis-moi, pourquoi as-tu décidé de te battre pour ce Royaume ? Toi qui as toujours vécu librement, pourquoi tu te tues de la sorte à l’entraînement ? N’as-tu jamais rêvé de découvrir le monde ?
– Quand j’ai grandi, c’était une maéienne qui m’a appris à me battre. Elle m’a raconté la guerre, la façon dont Azur à conquis tous les royaumes de l’Ouest… dans la violence. Mais sa haine restait partagée entre ses ennemies et sa propre patrie. Elle me disait que le même sort, la même rancune était réservé aux peuples considérés comme inférieur, peut importe la bannière. Néanmoins, elle se battait, pour avoir une chance d’être là lorsque les horreurs sont commises, pouvoir agir. C’est comme ça qu’elle a été exilée. Je comprends mieux sa façon de penser depuis que je suis arrivé ici. Si je peux être en position d’aider ceux que je croise, alors je me battrais. Ça ne me dérange pas, c’est ce que j’ai toujours fait…
– Il s’agissait là d’une femme bien noble à n’en point douter… Je te remercie pour cette discussion, reprit Éerild en se levant. Je pense avoir pris une décision grâce à toi.
– J’ai bien apprécié moi aussi, pouvoir parler à quelqu’un qui n’a pas à l’esprit de me faire combattre.
Sur ces mots, le prince se retourna et partit en direction du palais royal. Il prit la peine de retracer son chemin, en allant jusqu’à escalader une seconde fois le précipice menant à sa chambre. De nouveau affalé sur son lit, il poussa un profond soupir.
“Bien sûre que fuir n’allait pas être la solution… Je n’aurais même pas quitté la Capitale de toute façon…”
Le lendemain, dès l’aube, il se fit emmener dans la plus belle salle d’entraînement du royaume, ornée de marbre et décorée d’immenses vitraux ainsi que d’un trône pour que le Roi en personne soit spectateur. À ses côtés, ses trois frères forts de leur âge n’affichaient qu’un regard déterminé et confiant.
– Mes fils, cela fait dix-sept printemps que vous avez vus le jour. Il est venu le temps pour moi de jauger votre force véritable, celle qui ne se mesure point avec de ridicules accessoires en bois.
Sur ces mots, quatre serviteurs s’avancèrent, tenant chacun des lames neuves qu’ils tendirent aux princes. Lorsqu’Éerild la prit en main, et qu’il ressentit le poids de l’acier acéré, son cœur se resserra.
“Qu’est-ce qu’il nous fait là !? On ne va pas se battre avec ça quand même ? Personne ne nous a prévenus !”
– Amnir, Geoffroy, Idris, Éerild, ce jour marque pour certains d’entre vous le début de votre vie de futurs prétendants au trône. Nous commenceront par purger la faiblesse en déterminant lequel d’entre vous ne possède pas le sang assez pur pour continuer sur cette voie. Les règles sont simples. Vous vous battrez, jusqu’à ce que l’un de vous trépasse. Aucun mot ni aucune parole ne seront tolérés. Je me permettrais personnellement d’éliminer ceux d’entre vous qui ne respecteront pas ces termes. Que Sanctia bénisse son futur représentant et que la cérémonie commence.
Le Roi tapa du fourreau de son glaive au sol et tous les princes dégainèrent. Chacun d’eux tremblait et regardait les autres avec un regard frénétique. Le premier à agir fut Idris qui se jeta sur Amnir, le plus grand des quatre frères. Éerild les regarda échanger des coups de fers brutaux, avant de réaliser que Geoffroy fonçait vers lui. Il recula de plusieurs pas, perdant presque son équilibre, et para l’attaque de justesse avec le revers de sa lame. Mais son bras avait été lacéré et commençait à saigner.
“Merde, merde, je fais quoi !?” Pensa-t-il.
Tandis qu’il peinait à suivre le rythme, son frère revint à la charge sans hésitation. Chaque tentative était accompagnée d’un angle différent dont il était de plus en plus difficile de se protéger. Éerild fini par tomber à la renverse et perdit son arme.
“Ça ne peut pas finir comme ça… Je vais mourir…”
La terreur qui lui prenait les tripes avait paralysé ses membres. Son adversaire se rapprochait de lui, le regard perçant de haine.
“Non ! Il me faut parcourir ce monde !”
Au moment où tout était perdu, il trouva la force de se relever et repoussa son frère en agrippant sa main qui tenait la lame. Il reprit dans le même élan en lui frappant le visage de son poing ensanglanté.
“Je dois le faire pour arrêter la guerre !”
Geoffroy recula d’un pas, il lui fallut une seconde pour reprendre ses esprits, assez de temps pour que son frère puisse reprendre son épée.
“Sauver le peuple !”
Éerild lui assena un puissant coup de botte dans le ventre. Son adversaire tomba au sol à son tour, lâchant son arme.
“Et mettre un terme à la folie de cette providence !”
Le prince leva sa lame et scruta sans aucune peine le visage larmoyant de son frère.
“Pour ça, j’ai besoin de cette foutue couronne… Il faut que tu crèves !”
Au moment où il allait assener son coup, un bruit de corne sourd retentit dans la pièce. Le cœur battant encore de fureur, Éerild tourna la tête et vit Amnir non loin, écroulé, le teint livide et les tripes vidés au sol. Geoffroy, à ses pieds, rampait pour essayer de s’éloigner tout en toussant des giclées de sang. Sur ce spectacle, le Roi se leva et prit à nouveau la parole :
– Je vous félicite, princes d’Azur. Vous êtes désormais dignes de mon sang…
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