Le couvent saint Adolphus
- "Cassandra !" Criait la sœur supérieure.
"Cassandre !" Pensa la jeune sœur. "Je m'appelle Cassandre !"
Mais discuter cela était inutile. Elle le savait bien. Lorsqu'elle était arrivée au couvent, on les avait rassemblées, une multitude de jeunes filles comme elle d'environ douze ou treize ans. Beaucoup étaient des victimes de la croisade Albigeoise, ou les filles de nobles repentants pour toute sorte de péchés ou d'hérésie. Il y avait aussi un bon nombre de jeunes filles envoyées ici temporairement, leurs parents les plaçaient ici à l'abris et ne les sortiraient du couvent que pour les marier. Il y avait des filles de toute sorte, des belles, des moches, des gamines, des matures, des dévotes, des hérétiques, des crédules, des sceptiques, des enthousiastes, des déprimées, mais toutes des filles de bonne famille.
La première chose qu'on leur fit à leur arrivée fut de les assoir sur une chaise en leur écartant les jambes. L'une après l'autre elles y passèrent et une femme tenant une bougie vint s'assurer de leur virginité à toutes. Cassandre trouva cela stupide, car inévitablement, beaucoup de filles devaient avoir été rompu simplement en montant à cheval.
Après ce traitement humiliant, plusieurs filles en larmes furent mises à l'écart, et une sœur supérieure les flagella devant tout le monde. Cassandre regarda la chose avec un flegme olympien. La souffrance ne lui faisait plus rien. Elle avait souvent vu des gens s'autoflageller ou se flageller entre eux. La sœur supérieure était gentille. Elle frappait d'un geste mou et se retirait prestement, elle n'entama pas la peau.
On les mît en ligne et on leur demanda à chacune leur nom. Lorsque vint le tour de Cassandre, la sœur lui fit répéter plusieurs fois pour être bien sûre avant de déclarer avec un reniflement méprisant:
- "Cassandre ? C'est un nom païens ça. Tu ne viens pas de quelques contrées sarrasine ?
- Non ma sœur. Je suis de Languedoc.
- As-tu été baptisée convenablement pour une chrétienne ?"
Les cathares rejetaient les sacrements parmi lesquels le baptême. Selon toute logique Cassandre n'avait pas été baptisée, mais même ça elle n'en était pas certaine. En tout cas, pour éviter de semer la panique, elle dit :
- "Oui ma sœur.
- Je n'en crois rien. Cassandre ce n'est pas un nom convenable. Dorénavant nous t'appellerons Cassandra. C'est plus Franc, et moins sarrasin.
- Mais ma sœur ! Mon père souhaitait que je porte ce nom…
- On ne discute pas. Tu t'intégrera mieux à notre société en t'appelant Cassandra."
Ceci passé, on leur fit enfiler des vêtement de religieuses et on leur expliqua leur situation. Leurs journées seraient partagées entre le travail et la prière, elles devraient obéir à tous les ordres d'une sœur plus âgée, et surtout il leur serait interdit de sortir du domaine.
Le couvent de saint Adolphus était basé, semble-t-il, au beau milieu de nulle part. Son domaine était toutefois relativement vaste avec de grands espaces de terre cultivable, et même une forêt aux abords du couvent en lui même. Les limites du domaine étaient marquées par un mur de six mètres de haut en pierre avec une seule porte férocement gardée pour permettre le commerce du grain. Le mur servait en théorie à empêcher d'éventuels brigands d'entrer, mais surtout maintenait à l'intérieur les filles qui seraient tentées de s'échapper.
Le plus souvent, on travaillait dans les champs. Sous la supervision de sœurs supérieures, les jeunes sœurs défrichaient, labouraient, et semaient. Les journées étaient fatigantes, mais heureusement il y avait les oraisons pour se reposer, du moins si l'on était suffisamment fort mentalement pour se reposer sans s'endormir et rester attentif pendant qu'une sœur faisait la lecture. Et puis il y avait les repas, sobres sans être frugaux, on leur limitait beaucoup le vin et la viande au profit de l'eau et du poisson, car le domaine était traversé par une rivière.
Les jeunes filles de noble qui n'avaient jamais travaillé de leur vie et ne connaissaient rien à la fatigue furent pendant un moment incapables de tenir le rythme. Beaucoup trébuchaient pendant le travail, s'endormaient pendant les offices, ou réclamaient plus de nourriture. Dans tous ces cas, la sentence était la même, les sœurs supérieures les ramenaient dans les rangs avec une flagellation en public. Ce châtiment n'était pas fait pour être douloureux physiquement, mais visait à humilier la pécheresse pour qu'elle se repentisse. Et en quelques temps, toutes les jeunes sœurs furent bien obligées de s'adapter. Ayant toutes ou presque été flagellées au moins une fois, elles se tenaient à carreau, faisaient du zèle au travail, gardaient les yeux ouverts pendant les oraisons, et se contentaient du strict minimum au cours des repas. Le tout en jetant un coup d'œil inquiet aux sœurs supérieures qui souriaient avec bienveillance devant cette amélioration.
Cassandre trouvait les catholiques curieux; avares et obsédés par les symboles, ils lisaient un livre en latin dont une personne sur dix comprenait le sens. Pourtant, ils considéraient chaque lettre de ce livre comme sacrée et inaltérable. Cassandre se gaussait d'eux car elle savait que le texte de la bible avait été mille fois réécris, remanié, traduit et réinterprété au fil des siècles, et que chaque mot qui y était écris pouvait vraisemblablement être mis en doute. Mais surtout il y avait les saints.
Le couvent de saint Adolphus abritait les reliques d'un certain Gustavus Adolphus. Martyr chrétien flagellé à mort sous la Rome antique. Du moins est-ce ce qu'affirmaient les sœurs supérieures. Quelques uns de ses os s'étaient retrouvés dans le reliquaire du couvent au pied duquel chaque sœur venait s'agenouiller lors des messes.
Non seulement Cassandre ne comprenait pas, mais elle était même choquée par l'opulence du reliquaire. Le couvent n'était pas supposé être très riche, pourtant les reliques du saint homme occupaient une sorte de grand cercueil en marbre et en or finement gravé de scènes représentant le martyr du saint. L'idée de rattacher une telle richesse et un art d'une telle qualité à une icône religieuse paraissait révoltant pour Cassandre. Mais elle ne dit rien et se contenta lorsque personne ne pouvait l'entendre de murmurer le mot:
- "hérétiques!"
C'était ce qu'elle pensait maintenant des catholiques. De ces sbires du pape qui vénéraient l'or plus que le saint esprit. La puissance de l'église romaine lui donnait le vertige, et comme son père le lui avait expliqué, elle sentait partout dans le couvent une sorte de puanteur impie, et cette puanteur c'était celle de l'essence du bien, utilisée à tort et à travers.
Dès lors, Cassandre sut qu'il lui faudrait tôt ou tard quitter cet endroit avant d'être gagnée par l'hérésie catholique.
La vie allait bon train, et la routine s'installait, une infâme routine.
Le seul moment ou les filles pouvaient parler entre elles c'était le travail. Lorsqu'elles travaillaient, elles étaient suffisamment loin des sœurs supérieures pour échanger quelques mots, bien que ce ne soit pas aisé pendant qu'elles faisaient travailler leurs bras. En revanche, ailleurs qu'au travail, Cassandre était choquée par le silence. Pendant les prières, pas un chuchotement ne venait troubler la méditation. Mais surtout lors des repas. La jeune fille les avait toujours connu animés et elle croyait que c'était le moment où tout individu normal, ou du moins français, en profitait pour faire la conversation. Mais en l'occurrence, rien. Il n'était pas expressément interdit de parler pendant les repas, mais personne n'osait. Trop de jeunes sœurs avaient été battues pour avoir proféré des choses jugées inacceptables au cours des repas. Si une fille se plaignait de sa condition, elle était systématiquement humiliée. Si elle n'était pas flagellée, une sœur supérieure lui tiendrait du moins un discours culpabilisant.
- "Rappelez vous les souffrances du Christ sur la croix! Pourquoi croyez vous que nous en gardons son symbole? Ses souffrances sont un exemple car il est mort pour nos péchés, et en acceptant de partager une infime part de sa souffrance nous nous rapprochons de lui, et nous assurons notre propre salut et celui des autres."
Leur philosophie était que plus on souffrait pendant sa vie, plus on avait de chances d'accéder au paradis. La vie n'était en fait qu'une étape, une épreuve, et plus elle était pénible mieux c'était.
Les repas étaient silencieux, mais au cours du travail, les jeunes sœurs discutaient discrètement de choses et d'autres. Souvent de choses pas très catholiques.
- "Dites!" Fit une dénommée Agnès alors qu'elles étaient occupées à arracher des mauvaises herbes."Quand vous rentrerez chez vous pour vous marier, quel genre de mari vous voudriez avoir vous?"
La question était surprenante. Parmi les jeunes filles autour d'Agnès, la plupart ne s'étaient jamais posées une telle question. Cassandre, toujours un peu antipathique, décida de l'ignorer et de se concentrer sur son travail. D'ailleurs une autre fille intervint rapidement en disant:
- "Ça ne va pas de poser des questions pareilles? Si on t'entendait?
- Ça va. Les supérieures sont loin." D'un air rêveur, Agnès ajouta: "Moi je voudrais qu'il soit grand et blond. Je suis certaine que mon père me fera épouser un beau duc normand.
- La belle affaire!" Fit une autre en riant. "Moi je préfèrerais un beau brun. Imberbe. Je n'aime pas les barbes. Et ce sera un grand chevalier, fort mais aimant…
- Stupide!" Fit une autre." Quelle question stupide. Beaucoup d'entre nous ne sortirons jamais d'ici de toute manière. Moi j'entends bien devenir religieuse. Je ne veux même pas entendre parler de garçon.
- On peut bien imaginer. C'est pas un crime.
- Et toi Cassandra!" Lança Agnès. " Si tu pouvais avoir un mari tu voudrais qu'il soit comment?"
Cassandre sursauta. Elle posa ses outils et regardant le ciel, elle déclara d'un air rêveur.
- "Moi… moi, le chevalier de mes rêves…un chevalier aux cheveux noirs de jais, en armure dorée et étincelante. Ses yeux brillent d'éclairs lumineux. Son cheval est un destrier à la robe d'or pur et à la crinière d'argent. Et il brandit une épée magique capable d'éteindre les étoiles."
Les autres éclatèrent de rire, et la conversation s'arrêta là. On commença à parler des champignons qu'on trouvait dans la forêt en été, et de l'hiver qui approchait. Mais cette histoire avait fait prendre conscience d'une chose à Cassandre: cela faisait beaucoup trop longtemps qu'elle n'avait pas lu un livre ou entendu chanter un troubadour. Elle qui appréciait tant la poésie et les histoires de chevaliers défiant la raison. Elle avait une furieuse envie de se distraire, et elle fut la première à en avoir honte. Avant, chez elle, son père lui donnait constamment une foule de livres à lire. Des romans contant l'histoire de preux chevaliers, des livres savants l'instruisant sur le monde, et des livres sur l'histoire de différents pays. Son père lui avait di une fois:
- "Pour mes intérêts, il vaut mieux que tu sois intelligente. Je te trouverais un mari bien placé et un peu benêt, et comme ça toi tu pourras le manipuler. Ainsi, tu auras le pouvoir entre tes mains, et ce sera tout pour la gloire de notre dynastie."
Un jour, l'abbesse décida que le couvent devrait se pourvoir d'un four à pain supplémentaire. Alors, sur la longue liste des corvées s'ajouta celle de la construction d'un four. Ce travail serait immanquablement harassant. Aussi, quand sur le tableau des attributions des tâches qui était rempli aléatoirement chaque matin, Cassandre vit son nom parmi celles qui devraient participer à la construction du four, elle eut du mal à contenir sa rage.
Cassandre fulminait, lorsqu'une sœur, plus petite qu'elle, l'interpella timidement en tirant sur sa robe. Cassandre se retourna brutalement pour voir une jeune sœur chétive et visiblement au bord des larmes qui lui demanda avec une voix empreinte de peur:
- "Euh… excuse moi. Pourrais tu m'aider? Je ne sais pas lire et je ne sais pas où est mon nom sur le tableau."
Cassandre s'apprêtait à la rejeter brutalement, lorsqu'une idée lui vint à l'esprit.
- "Comment t'appelles tu?" Demanda-t-elle froidement.
La fillette trembla puis dit:
- "Catherine. Je m'appelle Catherine."
"Parfait" songea Cassandre.
- "Viens ma sœur, je crois que je l'ai déjà vu sur le tableau."
Et, après avoir vérifié que Catherine n'était pas au même endroit dans le tableau, elle lui montra l'endroit où il était écrit Cassandra, et déclara:
- "Là, Catherine. Tu peux le reconnaître facilement, c'est un nom en neuf lettres commençant par C, la lettre en forme de croissant."
Catherine vérifia, compta une par une chaque lettre, et hocha la tête en remerciant Cassandre.
- "Oh merci ma sœur. Je ne sais pas lire, et chaque fois il faut que je demande de l'aide à quelqu'un. Mais maintenant grâce à toi je vais pouvoir reconnaître mon nom. Merci. Merci.
- Ce n'est rien. Rendre service à une personne dans le besoin n'est que le devoir de tout bon chrétien."
Puis Cassandre s'éloigna et trouva où Catherine devait travailler.
Elle avait été attribuée à la tâche de laver les pieds des sœurs supérieures. C'était une tâche symbolique jugée très importante au couvent. Comme le Christ qui lavait les pieds des apôtres, les sœurs se témoignaient leur respect mutuel de cette manière. C'était quelque chose que Cassandre appréciait plus que toute autre tâche, car elle la jugeait moins éreintante, surtout comparé à la construction du four qui nécessiterait de transporter de lourdes pierres et de les assembler péniblement sous les ordres de sœur Gabrielle, la plus intransigeante sœur du couvent et celle qui maniait le mieux le fouet et les invectives.
Après quelques temps, alors que Cassandre se félicitait de sa ruse, elle entendit la voix de sœur Gabrielle.
- "Cassandra!" Criait la sœur supérieure.
"Cassandre!" Pensa la jeune sœur. "Je m'appelle Cassandre!"
Mais discuter cela était inutile. Elle le savait bien.
Cassandre se retourna et vit la sœur supérieure, fouet à la main, s'avancer vers elle, suivie par la jeune sœur Catherine qui traînait un mollet en sang et pleurait à chaudes larmes.
Pressentant quelque mauvais coup du sort, Cassandre pensa un instant qu'elle devrait courir, mais ce choix était condamné à l'échec. Courir ne la mènerait nulle part.
Afin de ne pas être humiliée devant toutes les sœurs supérieures qui se faisaient laver les pieds, elle préféra aller à la rencontre de sœur Gabrielle.
C'était une femme dans la trentaine, avec des cheveux grisonnants, des yeux d'un bleu éclatant, et une large bouche avec des lèvres fines. Elle avait un charisme effrayant, et Cassandre crut défaillir en croisant son regard qui avait quelque chose de surnaturel.
Ravalant sa salive, elle demanda calmement, mais avec une pointe de condescendance naturelle qui n'était pas intentionnelle:
- "Qu'y a-t-il sœur Gabrielle? Qu'est ce qui me vaut d'être ainsi dérangée?"
Sœur Gabrielle la gifla si fort que Cassandre faillit perdre l'équilibre.
Sœur Gabrielle, qui avait perdu toute contenue, se ressaisit et dit:
- "Que je sache tu sais lire, sœur Cassandra! Tu as donc menti à une de tes consœurs avec en tête la volonté de la duper pour profiter d'elle. Et maintenant regardes ce que tu as fait! Sœur Catherine n'était pas capable de soulever les pierres et un rocher pointu lui est tombé sur le mollet. Et tu en es entièrement responsable. Qu'as tu à dire pour ta défense?"
Cassandre ouvrit la bouche, certaine de trouver une repartie cinglante, mais rien ne sortit.
- "J'espère que tu regrettes ton crime maintenant au moins!" Ajouta la sœur supérieure.
- "Non." Répliqua Cassandre sans réfléchir.
Sœur Gabrielle en resta bouche bée, avant de déclarer:
- "Voilà donc quel genre d'enfants engendre l'hérésie. Tu vas t'en repentir! Crois moi!"
Et à ces mots, sœur Gabrielle se retourna et partit, emmenant avec elle Catherine qui lança un dernier regard désolé à Cassandre.
Cette dernière songea qu'elle devrait tenter de fuir le soir même.
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