Chapitre II partie 1
Un millénaire après le prologue sur Saphre, à Chrymès.
Klarysse feuilletait la Chronique des Arcanes afin de mieux comprendre les concepts du précédent livre, pour ensuite poursuivre sa lecture, mais son cœur se serra tandis que ses pensées divaguaient entre souvenirs et illusions.
Les Arcanes, qui furent liés à l'alchimie et à la divination ou encore aux sciences occultes, avaient toujours fasciné la jeune fille, qui n'en perça jamais les mystères.
« […] La magie arcanique fut utilisée par les mages quand cela était encore possible. Tirant son énergie des profondeurs de l'Univers, elle aurait percuté un astéroïde il y a des milliards d'années pour répandre sa puissance à travers les mondes et est donc liée à la maîtrise des cinq éléments.
Ainsi utilisée par les mages, cette énergie pouvait assurer une vie bien plus longue une fois offerte à un individu apte à la canaliser.
Mais ceci n'était que l'endroit de la médaille, son envers pouvait avoir des conséquences dommageables sur son utilisateur. Trop avide de pouvoir, ainsi devenu dépendant de ce dernier, il se ferait surpasser par ses sortilèges devenus alors incontrôlables pour qui que ce soit. Cette forme de magie pouvait consumer son maître, car elle ne peut et ne veut être contrôlée que par un être suffisamment digne de sa puissance. Jusqu’à présent, personne, au cours des siècles de l'Histoire, n'est parvenu à se montre assez puissant et assez pur pour la détenir. La magie des Arcanes n'est qu'enchantements et illusions, et été tant de fois remise en question par ceux s'octroyant le titre de Dieux sur Terre: les Rois.
Elle décima une civilisation l'ayant canalisée , les ayant ainsi tous rendus immortels mais ils ne pouvaient s'éloigner du sanctuaire des sacrifices.
Nomades qu'ils étaient, leur sang se mit à bouillir dans leurs veines au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient de la zone sacrée, les condamnant à une agonie très lente. Ces créatures avaient abusé du pouvoir divin qui leur avait été octroyés et en furent alors punies pour avoir négligé leur cadeau. Indéniablement, le seul dessein de la magie est de forcer ses ennemis à commettre une erreur. On raconte que leur sang encore chaud coule dans les arbres des Îles de l’Ouest, remplaçant ainsi la sève, et que leur cœur bat au centre du bois, empêchant ainsi les châtiés de trouver une Paix tout en leur accordant une seconde vie. Dans l'obscurité, il faut toujours chercher une once de lumière aussi infime soit-elle, aussi cruelle soit-elle. Balance entre vies perdues et vies épargnées: la seule compatibilité atroce qui ait encore un sens. »
Klarysse referma soigneusement le volume, qui laissa échapper de la poussière d'entre ses pages comme s'il respirait, pour ensuite revenir au précédent tome. Elle se trouvait sur la terrasse du toit de son appartement, situé au dernier étage et regardait le soleil sortir de la mer à l'horizon. Une lumière rouge sang comme un crépuscule filtrait entre les branches de son arbre vers lequel elle levait les yeux. La demoiselle savourait les derniers instants où Chrymès était encore quasi endormie en se délectant d'un café serré. La ville calme s'étendait à perte de vue devant elle, et on pouvait y distinguer les toits plats des demeures souvent couverts de mousse pour cause de manque d’entretien.
Les rues étaient sinueusement tracées, ce qui offrait une vision aérienne étrange. Autrefois, les sentiers étaient pourtant bien alignés, le fleuve se déversait correctement, de manière naturelle, et approvisionnait les passants à toute heure. Désormais, il fallait installer des infrastructures afin de contrôler son flux et ses échappées au milieu des rues.
Dans son quartier, la majorité des maisons étaient en pierre et en roche. Les premiers arrivés s'étaient appropriés les matériaux directement utilisables après le déluge un millénaire plus tôt ou avaient eu le privilège d'habiter dans les murs sculptés et travaillés par leurs ancêtres.
Il était temps que Klarysse arrête de se ménager et de rêvasser ; un jour nouveau s'annonçait sous de bons auspices. Le soleil montait doucement dans le ciel et une brise vint effleurer ses joues. Celest venait lui rendre une visite de courtoisie aujourd'hui afin de l'aider à rédiger son devoir d'Histoire. Klarysse était en manque d'inspiration et ne voulait faire plus qu'une chose : lire, lire encore et encore jusqu'à ce que sommeil la rattrape ; cela se faisait ressentir en journée. La sonnette retentit joyeusement et Celest apparut dans l'encadrement de la porte, accoudé, d'un air nonchalant avec un petit sourire satisfait. Il avait passé le pas de la porte avant même que Klarysse ne l'invite à le faire, ce qui eut le don de l'exaspérer une fois de plus.
Sans gêne, ce type, sérieusement je me demandais ce qui m'avait pris d'accepter ainsi son aide.
— Alors, je te manque déjà après deux jours ? J'occupe déjà tant tes pensées ?, souffla-t-il doucement avec un ton proche du niais.
— Tu incarnes le summum du crétinisme, tu sais ! répliqua-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Si je me fie à ce que tu dis, je peux immédiatement faire marche arrière illico presto et te planter là tu sais ! Mais comme j'ai grand cœur, je vais ignorer cette petite pique bien matinale. Mettons-nous directement au travail, plus vite tu commenceras, plus vite tu finiras, affirma Celest qui avait déjà pris ses aises en s'affalant sur le sofa en daim. Je propose que tu me lises ce que tu as déjà écrit pour commencer et ensuite nous aviserons.
Klarysse ne réagit pas tout de suite.
— Bon j'attends ! Du nerf enfin ! haussa-t-il la voix en claquant des doigts.
— Eh bien... À vrai dire, je...n'ai encore rien rédigé à l'heure qu'il est. Je me disais que tu pourrais me lancer sur quelque chose d'intéressant, n'est-ce pas ?
— Mhmm... Je vois, on n’est pas sorti de l'auberge pour le moment. Rappelle-moi deux secondes la consigne quand même ?
— Rédigez la suite de cet extrait ci-joint dans votre manuel, soyez inventif, créatif et le plus exhaustif possible. La consigne est non restrictive : laissez libre cours à votre imagination. C'est vague tout de même...
— Tu sais me lire l'extrait aussi ?
Klarysse, qui n'avait nullement envie de gaspiller plus de salive que nécessaire, lança à la volée le manuel que Celest rattrapa in extremis. Il pesait son poids, ce livre, tout de même.
— Franchement, j'aurais espéré un meilleur lancer, plaisanta-t-il pour ne pas en rajouter en vue de la fainéantise de sa compatriote à lire le passage à haute voix.
Malgré tout, Klarysse resta taiseuse et ordonna d'un regard insistant à son ami de lire l'article, ce qu'il fit sans ménagement. L'odeur de livre neuf lui effleura le nez, Celest préférait de loin celle des vieilles pages poussiéreuses et usées par l'âge. Il y voyait une plus grande authenticité que ces nouveaux livres tout juste sortis d'une imprimante industrielle dont le but n'était que de rentabiliser le business et le temps. Rien ne valait la qualité d'un ouvrage écrit à la main où l'encre avait bavé quelque peu sur les bords, ou encore l'agréable sensation d'essayer de deviner l'écrivain qui se cachait derrière son écriture. Rien ne valait non plus l'odeur de la lampe à huile, de la bougie ou si ce n'est encore une odeur douce de parfum déposée sur les pages limées, les pages parfois à moitié grillées par accident, les reliures faites à la main, et le sentiment d'obtenir une œuvre unique qu'un autre a tenu plus tôt entre ses doigts. Mais tout cela il se retint de le partager avec son interlocutrice qui ne paraissait pas encline à entendre ce qu'elle appelait des boutades.
Klarysse était très terre à terre, toujours sûre de ce qu'elle faisait ou de ce qu'elle allait entreprendre ; il n'y avait pas de place pour le doute, la tristesse et les remords.
Son pas était rapide et assuré, sa posture droite et son regard vif ne laissaient rien transparaître de ses émotions. Elle paraissait comme dépourvue de sentiments parfois, non pas insensible à ce qui se déroulait sous ses yeux, car elle ne manquait pas de compassion, mais son comportement laissait à croire qu'elle avait emprisonné son cœur chaud d'une couverture de glace. La jeune fille tiquait tandis que Celest prenait tout son temps pour terminer sa lecture.
Sa patience atteignait rapidement ses limites. Cette ténacité, avec laquelle son ami aimait bien jouer ; il était tout son contraire. Doté d'un calme sans limite, d'un sarcasme ou d'une petite pique à tout moment, Celest ne se privait pas de les faire déferler sur son acolyte.
Le jeune homme aurait cru qu'elle se serait vengée en lui parlant alors qu'il était en pleine lecture, chose qu'il détestait, mais elle s'abstint. Cela faisait bien trois minutes qu'il avait achevé de lire ce qu'elle lui avait indiqué, mais ce fourbe aimait la faire tourner en bourrique. L'ingrat daigna alors à lever son regard vers elle. Klarysse parut soudainement perdue dans ses pensées, elle regardait par l'embrasure du châssis boisé de sa fenêtre, par lequel la même brise matinale s'infiltrait. Son regard perdu restait impossible à décrypter à ses yeux. Celest resta alors un moment à la regarder ainsi, jusqu'à ce qu'elle sente l'insistance gênante de son regard se déposer sur elle, détournant ainsi ses pensées.
Le reste de son visage restait fermé, il fut improbable que qui que ce soit ne pût déceler une émotion supérieure à une autre. Ses cheveux blancs juraient à côté de son teint pâle et de ses yeux gris, lui donnant presque un air maladif, mais pourtant ses traits étaient fins et son grain de peau voluptueux.
— Tu comptes rester planté là à me regarder longtemps ? brisa-t-elle enfin le silence.
— Je le trouve intéressant, cet article, dit-il en éludant la question de celle-ci.
— Mais encore ? questionna-t-elle tout en se dirigeant vers le sofa pour prendre place à côté de lui.
— Je crois que ce serait intéressant de décrire la manière dont le phénomène s'est déroulé par la suite en narrant celui-ci de façon à le rendre le plus apocalyptique possible avec une vision dramatique et historique !Qu'en penses-tu ? opina-t-il.
— Il me semble que c'est un bon pari, j'y avais vaguement songé, mais la difficulté ne vient pas de la manière d'écrire, mais plutôt des faits qui se sont réellement déroulés. Connais-tu sur ce continent une seule personne qui puisse te la raconter ? On entend uniquement des « il partait que ceci ou encore cela » sans vraiment avoir réfléchi à la question. Les écrits historiques sont tous lacunaires et c'est bien pour cela que mon professeur a eu l'idée de génie, par mon humble intervention que je regrette à présent, de nous faire inventer les manquements.
Celest se moqua d'elle gentiment et poursuivit :
— Décris cela comme un tsunami ou encore un phénomène naturel... Ou bien si tu préfères, tu peux lui donner une dimension mythique. À toi de voir ce que tu choisis et j'essayerai de te guider.
Tu sais que la séparation des continents s'est déroulée il y a un millénaire d'ici et s'est étendu durant près d'un siècle. Tente d'imaginer les réactions des Hommes qui étaient présents, s'il en restait ou non à la fin. Ne pense pas vainement à la cause qui l'a engendrée car tu ne pourras qu'y perdre ton temps, focalise-toi sur son déroulement.
Klarysse acquiesça distraitement :
— Je crois que j'ai une petite idée de ce que je vais écrire...
— Si tu veux passer en fin de journée à la bibliothèque, rejoins-moi, souffla-t-il en lui faisant un clin d'œil.
Klarysse hocha la tête et en oublia alors qu'elle ne savait pas comment se rendre en ce lieu. Son esprit avait déjà décroché de la discussion, mais elle se ressaisit aussitôt. Une pluie fine éclaboussait la vitre.
— Tu veux rester manger ? J'ai cuisiné des fruits de mer la veille et il m'en reste dans le frigo, dit-elle en se relevant.
— Mhmm, tu t'es améliorée, apparemment ?
— Qu... Quoi ? De quoi parles-tu ?
Suite à cette réflexion, Celest détourna la tête et fit mine de ne pas avoir entendu la question.
L'adolescente se sentit mal, tout à coup. L'impression que le sol se dérobait sous ses pieds lui vînt, sa vision trembla et se troubla ensuite. Un sifflement venait de traverser ses tympans et lui infligeait une douleur incroyablement aigüe à la tête.
Ses jambes flagellèrent et ne la soutenaient plus, elle s'écroula brusquement au sol, à genoux en tenant son visage entre ses mains.
D'où ce mal venait-il ? Je ne parvenais plus à entendre quoi que soit, ni à retrouver la vue. Une vague brûlante me traversait la boîte crânienne de toutes parts, me percutant tel un missile. Pas moyen de dissiper la souffrance, les secondes s'égrainaient plus lentement encore et cette douleur semblait redoubler de puissance au fur et à mesure que je luttais. Tout ce que je désirais n’était que la cessation de ce calvaire interminable. Ma gorge était asséchée et me brûlait. Pourquoi Celest ne me venait-il pas en aide ? Je ne parvins à l'appeler, mes cordes vocales ne voulaient produire paucun son, en vain. Je décidai de fermer les yeux, de lâcher prise et de me laisser rouler sur le flanc gauche en position fœtale, espérant que cela cesse dans de brefs délais.
Klarysse rouvrit enfin les yeux, rien n'avait bougé, justement rien du tout n'avait bougé, pas même Celest. Il paraissait comme figé dans l'espace lieu et temps.
N'avait-t-il alors pas assisté aux événements qui venaient de se produire ?
Pour Klarysse, cela lui avait semblé avoir duré des heures... La jeune fille parvint tant bien que mal à se hisser sur ses deux jambes, tituba comme si elle agissait sous contrôle de stupéfiants pour enfin se rattraper sur les bords de son sofa. Elle se retrouva affalée à côté de son ami qui ne bougeait toujours pas. Ses yeux lui laissaient une impression presque fascinante. Celle-ci approcha sa main sur le visage de Celest, et fut étonnée par la telle froideur de sa peau. Il paraissait faible, et inconscient tout en se tenant comme s'il ne l'était pas. Faible ? Inhabituel par rapport à la force qu'elle avait ressentie la première fois qu'elle l'avait rencontré. Klarysse se détourna alors de lui pour s'approcher de la fenêtre et y observer furtivement les gouttes de pluie. Son regard s'arrêta net ! Les gouttes de pluie ne ruisselaient et ne glissaient plus sur la paroi vitrée, comme si la gravité n'agissait pas sur elles ou bien qu'elles adhéraient. Figées tout comme Celest.
La jeune fille se rua alors vers la pendule à l'autre bout de son habitation et manqua de la percuter de plein fouet mais l'évita de justesse. Et Klarysse vit là ce qu’elle craignait: les aiguilles de l'horloge n'avaient pas bougé d'un iota.
Le temps s'était arrêté net, mais pendant combien de temps ? Cette faille temporelle était-elle liée à mon spasme crânien brutal ? Ou bien étais-je enfermée dans une vision si réaliste, qu'elle refermerait son piège sur moi à la toute fin ?
Mais la fille n'eut pas plus l'occasion d'y repenser, le temps pressait il fallait... Le souffle lui fut coupé net ! La pénombre envahit sa mémoire et ses sensations.
— Ton sang est plus sale que je ne l’aurais cru, railla une voix masculine des plus étranges, mais tout juste assez pour que je tire toute l'émulation et l'ardeur que je cherchais. Ne t'inquiète pas ma douce, lui souffla-t-il à l'oreille. Tout se passera bien si tu fais tout ce que je te dis, j'ai un plus grand dessein pour toi que ce que tu ne pourrais le croire, mais je crois que j'ai oublié de me présenter.
Pardonne-moi mon manque de politesse, siffla-t-il à celle qui ne l'entendait point et dont il venait de verser la sève rougeâtre.
Il l'emporta sous le bras, sans faire attention aux traînées de sang qu'il laissait derrière lui. Sa tête en arrière, ses bras ballants, elle était inconsciente cérébralement tout comme Celest, mais aussi physiquement contrairement à lui. Son agresseur ne la ménageait pas et laissa sa tête heurter les coins des meubles. La ligoter n'était pas nécessaire, son anémie l'affaiblissait suffisamment et le couteau plongé dans son épaule gauche avait été trempé dans du piment de Cayenne, utilisé dans ce cas-ci en tant qu'anticoagulant afin de s'assurer que sa victime conserverait son état à sa guise. Cependant, son sadisme ne s'arrêterait pas là. L'homme passa le pas de la porte avec ce corps inerte et la laissa gisante sur la banquette arrière de sa voiture. Tout couvrirait son crime puisque cette faille temporelle l’appartenait. Il revient tout de même sur ses pas, pour s'assurer de l'état de sa deuxième victime qu'il comptait bien convertir son acolyte ; mais ce ne serait pas encore pour tout de suite. L'être se pencha sur Celest, place une main sur son front et l'autre à la base de sa nuque, qu'il brisa d'un mouvement vif et précis.
Klarysse se releva subitement, toujours le souffle coupé. C’était une vision.
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