Chapitre I partie 2
Quinze années avant le prologue sur Thrasys, à la capitale Syphārez.
— Non, je vous en supplie, laissez-moi la voir. S'il vous plaît juste une fois ! Père, vous ne pouvez pas ! Mère retenez-le par pitié, je veux voir son visage au moins une fois, hurla-t-elle à en perdre la voix.
— Lyse, je ne peux ! C'est la règle ! Tout est de ta faute, tu ne peux t'en prendre qu'à toi- même, pourquoi a-t-il fallu que tu déshonores notre famille ?! lui lança la mère en tentant de retenir les coups de la jeune fille.
La fille se débattit un long moment mais en vain, sa force l’avait lachée et elle parut obligée de se résigner.
La mère laissa sa fille, seule. Lyse ne sentait plus la douleur physique malgré son anémie due à l'hémorragie lors de l'accouchement. Les larmes lui montèrent aux yeux, son visage se ferma, mais elle ne parvint pas à faire de même avec son esprit. Noyée dans le désespoir, elle ne voulait plus penser, que cette douleur dans son cœur disparaisse et que la souffrance se meurt était son unique vœu. La mère sans enfant coula alors dans un sommeil dont elle ne se relèverait que quand elle aurait trouvé la solution. Mais quelle était-elle ?
— Son pouls est faible mais régulier, affirma le médecin, elle est comme dans un coma, mais pourtant son corps réagit aux stimuli que lui envoie. Je crois qu'elle a soit été charmée par un sort ou bien elle s'est plongée dans un état végétatif volontairement.
— Mais quand se réveillera-t-elle ? , s'inquiéta sa mère.
— L'événement est impossible à déterminer, qu'avez-vous fait pour engendrer une telle situation ? Ce n'est pas une question de vie ou de mort, mais rester dans cet état programmé peut avoir des conséquences irréversibles dont vous ne voudriez peut-être pas subir les conséquences à son retour.
— J'ai fait ce qu'il fallait faire c'est tout, déclara froidement le père.
— As-tu toujours eu aussi peu d'émotions et de remords face à tes actes ! lui rétorqua sa femme.
— Il est trop tard pour avoir des remords, mes chers. Madame, monsieur, je prends congé de vous, d'autres patients m'attendent.
Et sur ce, le médecin tourna les talons en déposant une fiole sur la table de chevet sans que personne ne s'en aperçoive. Cela faisait une semaine et Lyse n'avait pas montré le moindre signe d'éveil. Sa mère Ué veillait à côté d'elle chaque nuit en espérant être là au moment fatidique alors que son père ne lui prêtait pas la moindre attention. Elle n'avait fait que salir son nom, leur lignée pure depuis des générations.
— Comment ai-je pu engendrer un enfant aussi indigne qu'elle ! Et dire que tu n’as pu m'en donner qu'un seul !, reprochait-il à son épouse à longueur de journée. Une seule, qui n’a eu guère de prestance en ayant un enfant hors mariage.
Mais celle-ci feignait de ne pas entendre, rien ne servait de lui répondre, il ne fallait pas jouer avec le feu. Ué avait en réalité découvert que le problème d'incapacité de procréation ne venait pas d'elle, mais de son mari. Si elle faisait ne fut-ce qu'une allusion à cela auprès de son époux, la mère savait qu'il ne le supporterait pas, qu'il la traiterait de menteuse, d'hérétique. Ué avait un don, que personne ne devait découvrir sous peine de se faire exécuter. Elle maîtrisait les visions et avait donc en elle une part de la Vérité propre. Mais depuis que, sur ordre du Roi Ciur, toutes formes de magie ou tous ouvrages devaient être brûlés jusqu'à ce qu'ils disparaissent tous, il fallait prendre garde.
«Calcinez-les tous jusqu'à ce que le feu ne puisse plus rien embraser !» : telles étaient ses paroles.
A nouveau Ué avait vu un fragment de la Vérité dans ses visions.
Comment un tel être pouvait-il condamner l'usage de sorcellerie jusqu'à la faire mourir dans l'oubli alors que lui-même y avait eu recours un lustre plutôt à des fins morales certes, mais qui ont causé sa perte ? Cependant, ce que ne savait pas cette femme c'était qu'elle était loin de tout savoir, et ce qu'elle avait vu était réel mais loin de la conclusion hâtive que celle-ci avait tirée. Ué avait tout pour détester la monarchie absolue de son Roi, mais elle devait s'y plier encore plus que les autres. Monsieur son époux était le cousin du monarque et elle se devait d’avoir d'un comportement exemplaire et irréprochable. Si seulement Ciur savait qu'il comportait une mage dans ses rangs, il ne s'en remettrait pas.
Le moment fatidique arriverait précocement, bien trop au vu des tribunaux, mais il faudrait étouffer l'affaire puisque la famille royale serait en jeu. Ciur allait se suicider, il monterait sur la falaise au bord de la mer de Jērez et au coucher du soleil il se précipiterait dans le néant. Ué avait vu sa mort et rien de plus ne pouvait la réjouir en vue de son obstination et de son pouvoir démentiel.
On racontera qu'il n'avait pas supporté d'avoir été trahi par la sorcellerie. Mais quelle fut la véritable raison pour laquelle il fit raser tous les villages de mages en les brûlant ou les exilaient sur les Îles de l'Ouest pour simple suspicion ?
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Je nageais dans une baie de brume noire, là où l'eau sale se confondait avec le ciel. Mon corps était léger et semblait ne subir aucune force de la nature. J'essayais de saisir un coquillage, mais ma main le traversait comme si je n'étais que, moi aussi, de la vapeur.
— Réveille-toi ! Réveilles-toi Lyse !, souffla une voix à travers la brume. Mais Lyse ne l'entendit pas, elle ne sentais plus le vent qui embrassait son visage pâle et ses cheveux noirs. Pourtant, si elle s'était réveillée rien ne se serait passé comme il se fut.
Elle continua à errer sans but dans cet environnement hostile, rugueux et calcareux. Soudain, la jeune fille heurta un rocher. Son âme se solidifiait et réclamait son corps, quelque chose était en train de se passer… Lyse expira douloureusement, paupières closes, elle sursauta à son éveil trop précipité à son goût. Elle dédaigna enfin à faire éclore ses yeux. Ce qu'elle regretta aussitôt ! Elle gisait dans un bain de sang encore chaud, mais ce n'était pas le sien. Levant les yeux au ciel, elle eut une vision d'horreur: son père, empalé à l'épée et cloué au mur, se vidait de son sang sur elle. Ses yeux étaient révulsés et ses lèvres entrouvertes n'ayant pas eu le temps de finir sa phrase. Mais elle n'eut d'yeux que pour sa mère gisant au sol également dans un liquide rouge vermeille, poignardée à la gorge. Ses cheveux avaient été charcutés, de même pour ses vêtements qui ne la recouvraient presque plus et ses mains attachées, avec une corde plongée dans de l'acide, au barreau du lit lui avait brûlé ses poignets si délicats. Ses bourreaux avaient pris un malin plaisir à lui lacérer chaque partie de son corps et à en abuser jusqu'à la fin.
— Mère vous devez vous réveiller... non ! C'est impossible. Ne me laissez pas, par tous les dieux, les proches et les lointains je vous en supplie, balbutia-t-elle.
Le corps de sa mère excessivement violenté, mutilé et même violé mit Lyse en face d'une réalité plus dure que ce qu'elle n'aurait pu imaginer.
« Le monde est plus enclin aux ténèbres qu'à la voûte céleste, ma fille. », lui disait-elle. Et c'est à ce moment-là que la jeune fille en comprit la visée et la signification macabre.
Peu importe le degré de croyance qu'elle avait envers les dieux, rien ne pouvait faire renaître ce qui n'était plus. Malgré tout, les larmes ne venaient pas, ses yeux étaient asséchés. Elle ne pouvait même pas pleurer. Sans doute avait-elle vu trop de cadavres dans sa vie pour pouvoir verser une énième larme même pour sa seule famille. Ses émotions l'avaient quittée lors de ce long sommeil, mais étaient prêtes à refaire surface et à se faufiler dans la première brèche disponible. Des images lui vinrent à l'esprit. Elle se souvint alors s'être rendue dans des souterrains pour échapper à un voleur qui en avait après ses provisions. Arrivée au bout de souterrains, elle s'était retrouvée face une porte fermée en bois, l'ouvrit précipitamment pour s'y réfugier. Malheureusement, elle n'aurait préféré ne jamais l'avoir fait. Des dépouilles de femmes jonchaient les murs, retenues par des chaînes métalliques, elles étaient suspendues par les poignets et les chevilles comme crucifiées.
Leurs cœurs étaient ouverts.
Elle s’était un peu plus et eut l'affreuse confirmation qu'elles étaient extrêmement jeunes, tout comme elle. Des flèches étaient plantées de toutes parts dans leurs chairs fragiles. Leurs agresseurs s'étaient amusés à se servir de leurs victimes comme des cibles de tir à l'arc après avoir abusé d'elles. Un seul point commun les reliait, toutes aussi jeunes les unes que les autres et d'origine étrangère.
— Pourquoi ? Pourquoi ne m'avez-vous pas ôté la vie aussi espère d'incapables !, cria-t-elle dans le vide.
— Taisez-vous mademoiselle par pitié, suivez-moi sans un bruit, murmura la voix d'une femme de l'autre côté de la porte d’entrée laissée entrouverte sans précaution par les tueurs.
Lyse ne savait pas si elle pouvait lui faire confiance au stade où elle en était mais à bien y réfléchir, elle ne pouvait pas tomber plus bas que terre. Elle se releva tant bien que mal, sa robe était poisseuse de sang et de sueur, clôt les paupières de celle dont elle ne reverrait jamais plus le visage et récupéra un poignard enfoncé dans sa poitrine. L'orpheline fuit le regard de son défunt père et s'empressa de sortir de cette pièce après avoir renversé, sur le sol boisé, la flamme faible de la bougie.
Dans la brusquerie de fermeture de la porte, la fiole déposée par le médecin une semaine plus tôt percuta le sol et le liquide se répandit. Au contact de ce liquide, le feu s'emporta de plus belle. La femme qui lui avait proposé son aide était à peine plus jeune que sa mère, plus menue et plus grande par ailleurs. Elle prit Lyse par les épaules tout en l'enveloppant d'une cape noire afin de la protéger de la bruine qui tombait en cette soirée. Lyse aurait bien voulu le savoir pour graver dans sa mémoire la date du pire jour qu'elle a vécu jusqu'à aujourd'hui mais n'osa pas adresser la parole à la femme afin de connaître la date. La jeune fille ne décocha pas un mot durant tout le trajet à travers les rues pavées de Syrāphez, jonchées de déchets sur les trottoirs eux-mêmes boueux et en état déplorable. Sa sauveuse l'entraîna sur bien un kilomètre de distance à une vitesse telle que Lyse manqua de perdre l'équilibre à de nombreuses reprises. Enfin toutes deux arrivèrent à destination: La Taverne du Crieur. Elle en était la gérante et emmena sa protégée à l'étage dans une chambre d'appoint. Lyse pût enfin se regarder dans le miroir, son visage était pâle comme tout le reste de sa peau, ses veines bleues étaient visibles sous celle-ci. Des cernes mauvâtres encadreraient ses yeux bruns injectés de sang qui ne parvenaient pas à s'habituer à la lumière. Ses yeux lui piquaient et ses cheveux noirs ondulés étaient collants de sang. Mais la jeune fille restait toujours plus belle que jamais. Lyse se déshabilla alors en ôtant la cape et sa robe qu'elle fit glisser sur ses épaules étrangement plus maigres qu'auparavant. Tout son corps était fatigué, ce qui étonna la concernée, arquant des sourcils sans défaut, puisque toutefois elle avait somnolé durant plusieurs semaines déjà. Ses forces l'avaient abandonnée. Elle se détourna alors du miroir car des nouvelles larmes venaient de refaire surface et perlaient que ses joues creuses. Sa douleur n’était qu’égoïste cette fois-ci mais la faisant pleurer étonnement. Après s'être rafraîchie, elle enfila la cape pour seul vêtement et entrouvrit la porte afin de voir ce qui se passait en bas au comptoir de la taverne. Mais tous les clients avaient déserté, la gérante les avait-elle chassés ou craignaient-ils une quelconque présence ?
Lyse n'eut pas sa réponse mais surprit une discussion entre sa sauveuse et un homme d’une trentaine d’années richement vêtu.Elle reconnut immédiatement l’armoirie royale : une pleine lune rouge de sang transpercée d'une lance en or massif enroulée de deux dragons noirs. Lyse tendit l'oreille mais ses sens étaient encore brouillés suite à sa désorientation et aux événements qu'elle venait de vivre, malgré sa tentative de total détachement.
La fille entendit une bribe de discussion car l’homme haussa le ton de manière autoritaire. Il parlait d'une jeune demoiselle dont les serviteurs du Roi étaient à la recherche.
— J'exige de la livrer vivante et c'est non négociable Daneen ! Sous ordre de sa majesté le roi Ciur, j'ai pour ordre d'amener la jeune fille de la pécheresse Ué et du traître monsieur le cousin du Roi dans les sous-sols du Palais de la capitale afin d'exterminer sa lignée.
Mais Lyse n'entendit cependant pas la réponse de Daneen et su ce qu'elle devait faire: s'enfuir où bon lui semblait. Mais subitement des idées incohérentes fusèrent précipitamment dans sa tête ce qui lui donnait des céphalées intenses et incontrôlables. Des visions emmêlées héritées de sa mère mais que généralement Lyse parvenait à contenir. Un souvenir récent venait soudain de la percuter en plein esprit. Elle voyait Daneen s'approcher de la porte de sa chambre à pas feutrés et en train de humer l'air ambiant. Une brise avait aiguisé son odorat et l'avait guidé jusqu'ici. Ses lèvres se retroussaient à l'identification de l'odeur de l'atmosphère poisseuse. Un sang pur était sorti de sa trajectoire habituelle et un pou précipité attisait un picotement dans sa gorge.
Mais lorsque la vampire aperçut que les victimes avaient déjà été mises en pièces, elle se résigna. C'est tout ce qu'il lui restait, un minimum de dignité face à ses proies et un respect pour les défunts car la mort était ce qu’elle craignait le plus. Pourtant Daneen l'était déjà, morte.
Alors prise d'une crise de nerfs et d'angoisses maladives, Lyse dégaina le poignard récupéré sur le corps de Ué et se le planta dans le ventre pour être certaine que cela la mène à la mort pour qu'elle renaisse enfin comme elle l'avait toujours désiré: plus forte, plus puissante et plus mature. Daneen à l'ouïe fine, courut inopinément dans les escaliers, sa chevelure rousse ondulant dans l'air derrière elle, qui menaient à la chambre où elle avait emmené Lyse. Ce fut alors un désastre qu'elle vit apparaître: Lyse agonisante sur le lit, poignard enfoncé dans son ventre gisant de sang. Daneen se précipita alors près de sa gorge pour palper l'aorte. Si Lyse venait à rendre l'âme, elle était finie. C'est pour cela qu'elle n'eut d'autres choix que de la sauver. La gérante de la taverne retroussa ses lèvres comme dans la vision de la jeune fille et cette fois elle enfonça ses canines à travers la peau dure de son propre poignet droit. Ses yeux prenaient une teinte un peu plus claire lorsqu'elle mordait et des veines noires se formaient en-dessous de ses yeux qui se résorbaient dès qu'elle eut terminé.
Un liquide épais et rougeâtre s’écoula de son poignet et Daneen vint le placer sur lèvres entrouvertes de sa protégée afin qu'elle ingurgite une quantité suffisante pour guérir des plaies qu’elle s’était volontairement infligées. L'idée de mordre la chair fraîche qui lui était mise à disposition lui effleura l'esprit mais elle se ressaisit aussitôt. Lyse hoqueta brusquement en avalant le sang que la vampire venait de lui faire boire. Alors Daneen passa le pas de la porte en moins d'une fraction de seconde sans un frottement dans l'air pour que la jeune fille ne se souvienne pas de cet épisode.
Mais la belle, revenue de l'entre-monde n'avait rien raté de l'action puisqu'elle n'avait pas sombré dans l'inconscience et ce qu'elle avait envisagé s'était avéré correct.
Du sang de vampire coulait à présent dans ses veines. Lyse avait su susciter l'attention et convaincre subrepticement la vampire de lui donner de son sang car elle devait être livrée vivante. Le seul moyen de la faire réagir était alors de se mettre en danger de mort.
Mais ce que Daneen ne savait pas c'était que Lyse l'avait bel et bien piégée. Ayant aperçu sa véritable nature dans sa vision, elle s'était servie d'elle pour se venger de sa motivation à la livrer à la torture du Palais. La dernière étape du plan de Lyse était de se tuer une bonne fois pour toutes. Ainsi, le sang de vampire agirait comme antidote en la ramenant à la vie mais sous forme de créature de la même espèce. Prenant ainsi patience, Lyse feigna de s’être endormie sans un bruit pour effacer tous soupçons et attendre le départ du garde royal. Quand le moment opportun se présenta en pleine nuit, Lyse se releva en toute discrétion en se rapprochant dangereusement de la fenêtre venant d'être ouverte.
— A moi la vie d'immortelle, chuchota-t-elle avant de se jeter dans le vide.
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