Paul
Sur les remarques de Clara, Franck a repris son travail d'écriture. Les remarques de Clara... bien plus que des remarques. Son intervention change l'axe, la focale. En étant sa première lectrice, en donnant son avis, elle devient le personnage principal. Quelque chose comme :
« Clara jeune, disons vers vingt-cinq ans, est de ces personnes qui se savent uniques. Insensible aux regards des autres, souvent condescendants, elle suit son chemin et attend son destin. Elle ne sait pas ce que c'est, le destin, mais elle sait que ce sera grand. Ce sera peut-être vous, soyez prêt !Quand vous la rencontrez elle jette les yeux sur vous, une forme d'interrogation, comme pour vérifier. Et puis, déçue, elle regarde ailleurs, ou même à travers vous. Ce n'est pas le grand truc qu'elle attend. Il est ailleurs, ou pour plus tard. En l'attendant, rien n'a vraiment d'importance. Elle marche droit selon ses critères intimes. Elle s'entretient et s'autonomise. Elle est bien vivante, libre de tout, prête à tout lâcher lorsqu'il le faudra pour suivre son destin. Pas vous, donc, mais un autre...
On peut la trouver gauche ou terne, mal habillée, on peut lui trouver une démarche de godiche, un air absent. Elle a confiance en elle car celui qu'elle attend saura la voir comme elle est : prête pour lui. Le reste n'a aucune importance. Son petit job dans un cabinet comptable n'a pas d'importance. Son petit appartement vieillot n'a pas d'importance. Rien de son quotidien n'a d'importance, puisque tout devra être abandonné, pour construire à partir de LA rencontre. Un instant zéro qu'elle ne perd pas de temps à imaginer. Cela viendra, c'est tout. Ce qui se passera ensuite ? Rien ne sert d'y penser : cela se passera comme cela doit se passer.
Paul s'est déposé comme une goutte d'eau sur ce terrain fertile, un terreau déjà tout ensemencé de lui. On aurait pu voir, dessinée bien profond au creux de Clara, la forme exacte de Paul. Il est arrivé, s'est imbriqué, et le puzzle ainsi complété a pu montrer enfin l'image complète. Ou plutôt, la machine enfin assemblée a pu démarrer. Comme ces petits jouets éducatifs qu'un enfant peut monter à partir de modules électriques aux fonctions complémentaires : il faut boucler le circuit et appuyer sur on pour savoir ce que cela va faire. Avant, on ne sait pas. Après... eh bien après, c'est fait. »
Voilà, se dit Franck en levant le nez de son clavier, c'est pas mal. Il peut montrer ça à Clara, voir si elle trouve qu'il a fait des progrès.
Elle ne trouve pas. « Regards souvent condescendants », sympa, merci. Tu continues de faire des phrases à mes dépends. Y a pas moyen, hein ?
Il en faut plus pour refroidir l'auteur qui bout en Franck. OK, Clara, à toi de raconter, je t'en prie. Promis, je prends tes propres mots en note, pas les miens. Vas-y, parle, parle-moi de Paul et toi ! Parle en moi, que je puisse parler pour toi.
« Si tu veux. Mais, tu ne coupes rien, tu prends l'intégralité, même ce qui te dérange ou t'ennuie, le pas assez intéressant, tout. Alors, Paul... Lui, il m'a tout de suite intéressée.
Moi, pour m'intéresser, c'est d'abord physique, mais pas dans le sens où on se l'imagine. Pas un physique parfait comme un acteur ou un chanteur, genre mec star sur lequel on flashe. Avec Paul, le physique de Paul, c'était une histoire qui se racontait. Une histoire à venir. Il y avait, dans sa façon de bouger, dans les gestes de ses mains, dans l'inclinaison de sa tête, dans les mouvements de ses yeux, tout un potentiel qui faisait envie. Ce physique-là, pas seulement l'apparence, mais tout, sa façon d'occuper l'espace et le temps. Intéressant. Prometteur.
Alors, oui, on s'est rencontrés devant un stand de frites, oui. Rien de glamour, au contraire. Et aucune disponibilité de ma part. Mais justement, cette banalité et cette indisponibilité ont fait du moment ce qu'il a été : Paul a percé les remparts avec sa seule présence. Il aurait pu me dire n'importe quoi. À partir du moment où je l'ai remarqué, quand je l'ai vu bouger, sourire, s'insérer dans toute cette médiocrité et presque la faire scintiller, j'ai su qu'on irait plus loin ensemble. J'ai su. Et j'ai tout de suite espéré qu'il allait quand même me dire quelque chose d'inoubliable, un truc qui rendrait le moment encore plus énorme.
J'étais déjà séduite, et pourtant j'avais peur d'être déçue, bizarre, hein ? C'est tout Paul, ça : des promesses qui font croire en l'avenir, et puis en même temps la peur que ce soit trop beau. Bon. Il m'a dit un truc pas terrible que j'ai préféré oublier. De toute façon, ce n'était que pour moi, hein ? Mais il y avait une sorte de sincérité dans sa voix et dans son regard. Sur le moment, il croyait à ce qu'il racontait. Sur le moment il pensait vraiment que si je m'éloignais sa vie allait s'arrêter, et il me l'a dit souvent ensuite. Que j'étais à la fois son carburant et sa carrosserie. Sans moi il n'avancerait plus, il s'écoulerait comme une flaque de cire hors de son moule. Paul avait souvent ce genre d'images pour dire des trucs simples de façon détournée. Non, il a souvent ce genre d'images, comme quand il parle de miel bio ou de connexion à une vague. Sur le moment, avec quelques mots à lui, il a réussi à me convaincre que je le faisais tenir entier et que je pouvais le pousser jusqu'au bout de la vie. Un type comme ça, on lui donne ce qu'il demande. »
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