Alias Franck
Je n'arrive pas à dire « je » dans mon texte. Pourtant, la disparition de Paul m'y oblige si je veux continuer d'écrire sur lui. Je suis aux commandes, c'est toujours moi qui raconte l'histoire, mais la réalité vient s'y cogner, déviation, déformation. Sauf que je n'y arrive pas. Tout ce que j'écris à la première personne, ça sonne faux. Je n'arrive pas à être là. Il va encore me falloir avancer sous le masque du pseudonyme. Je est un autre, et il s'appelle Franck.
Note : cesser de faire des phrases et traquer le vrai, au plus près.
Deux jours plus tard Franck est passé voir Clara. Son manuscrit à récupérer, certes, mais aussi l'envie d'en savoir plus. La veille il avait appelé Sandra, elle avait répondu à la première sonnerie, presque en criant, avant de le supplier de raccrocher parce qu'elle attendait un autre appel, une urgence, Paul ! Il n'était pas renté. Elle n'avait pas le temps d'en dire plus, il fallait qu'il raccroche, les autres pouvaient l'appeler n'importe quand...
Clara en saurait peut-être un peu plus. Ces trois-là formaient une triade indémêlable, branchés sur la même ligne de vibrations, particules intriquées, l'état de l'une influant instantanément sur l'état des deux autres, même à distance, aux deux bouts de l'univers connu, aux extrémités de la vie et de la mort.
Clara n'est pourtant pas dévastée, pas comme semble l'être Sandra. Elle paraît juste... ailleurs. Franck l'interroge avec patience, elle répond tranquille, dit ce qu'elle sait de façon factuelle, comme si ça ne la touchait pas. Paul n'est pas rentré après une session de surf. Les gendarmes ont cherché, ils ont trouvé sa voiture. Oui, c'est confirmé, sur un parking juste à côté de l'océan, sans trace d'accident ou d'agression. Ils n’ont rien trouvé d'autre. Sandra a fait une déclaration de disparition. On n'en sait pas plus. Les sauveteurs en mer ont cessé les recherches sans rien retrouver. Ils pensent que ce n’est pas bon signe. L’océan, les courants, c’est capricieux. Il y a peu de chance… Chaque mois, des accidents, souvent des morts dans les baïnes, même des surfeurs aguerris, parfois.
Franck l'a écoutée un moment. Clara pensait en même temps qu’elle parlait. Elle pensait qu'elle n'avait aucune raison de le rassurer bêtement. De lui donner de faux espoirs, du genre « Il a peut-être cogné un caillou, tu sais, frappé à la mémoire, il est quelque part sans qu’on puisse le reconnaître et sans pouvoir dire qui il est. » D’autres auraient essayé. Pas Clara. Ces faux espoirs l'ont traversée et se sont dilués avec le temps et la raison. Elle parle de Paul en admettant qu’il ne reviendra pas. Il faut repartir là-dessus. Solder et passer à autre chose. C'est là que Franck a repris la conversation en main.
Il a toujours ce projet. Écrire sur Paul. Mais cela prend une nouvelle dimension, non ? Ce qu'il veut maintenant, c'est le raconter de manière totale. Lui dessiner un tombeau de mots, comme il le déclare avec inspiration. Ce projet dépasse les quelques pages qu'il a fait lire à Clara. Là, il s'agit d'un genre de mémoire collectif, tous peuvent participer, elle aussi, elle surtout. Peut-être que ça aiderait. Et puis on aura ça, ce quelque chose qui restera entre nous, avec Paul au milieu. Paul toujours entre nous. Ce n'est qu'un projet, mais il veut savoir ce que Clara en penserait.
« Je ne sais pas. Enfin, Paul… ce n’est pas un sujet littéraire. »
Franck a dit bien sûr. Ce n'est pas le sujet. Le sujet, c'est eux avec leur douleur. Le sujet, c'est cette disparition. Pas de corps, pas de message, pas de certitude. On peut se construire un récit subjectif à partir de ça, à plusieurs. Ou au moins confronter. Ne pas savoir, mais remplacer le doute par cette histoire commune. Il veut essayer.
« Tu vas encore écrire un roman. Tu te caches derrière nous, mais ce qui te fait kiffer c'est d'inventer des trucs, faire du style, te donner le beau rôle du mec qui sait tout, qui regarde les autres souffrir, condescendant. Oui, toujours ton regard condescendant, hors-sol. Tu peux le faire, si tu y tiens, tu peux écrire ton truc à partir de n'importe quel fait divers, mais, s'il te plaît… pas sur Paul. »
Franck n'a pas vraiment écouté. Ou pas bien compris. Probablement cette idée de beau rôle condescendant qui ne passe pas. Ça bloque dans son esprit, plus rien n'y entre, ça tourne en boucle. Il a dit encore à Clara que tous les proches auraient la parole, que ce n’est pas une question de style, chacun avec sa langue, sa personnalité, toute sa place. Et puis quoi, qu’il va essayer. Enclencher le truc, parce que, ne rien faire, non, pas possible. Mais il fera lire à Clara. Avant les autres, pour qu’elle puisse lui dire, l'aider à débroussailler… D’ailleurs, il a un peu commencé, ou plutôt recommencé. Les remarques qu'elle lui a faites sur son premier texte, il en a tenu compte. Il le lui mettra par mail, dès qu'il sera satisfait de son boulot.
« C'est ça qui compte, hein, Franck ? Que tu sois satisfait... » Il n'y a rien de perfide dans la remarque désabusée de Clara. Elle regarde par la fenêtre, le jardin sous la pluie de fin mai. Paul ne viendra pas tailler la haie cet été. Il faudrait en parler à… à qui ? Zut ! Elle aura déjà assez à faire, et puis Franck, avec son histoire à débroussailler. Zut ! S'il te plaît, laisse-moi. Vois ça avec Sandra. Après tout, c'est elle la mieux placée. Prends-toi des vacances et va la voir, à la mer.
Clara a regardé un peu les montagnes, plus loin. Il y restait de la neige en haut. C’était bientôt l’été, mais ici un peu moins qu’ailleurs. La maison gardait le froid. Sous ses chaussettes, le dallage aurait eu besoin d’un bon tapis. Elle-même aurait eu besoin qu’on l’isole du monde. Une couche bien protectrice. Paul avait parlé d’un enduit à base de chanvre pour refaire l'isolation. Quelque chose de bio, encore un peu cher, mais si on ne s’y met pas, si personne ne s’y met pour enclencher les processus industriels, ça restera toujours cher et on continuera à craquer du pétrole pour se protéger du froid et… Ça ne menait à rien d'y penser maintenant. Éviter de penser à Paul. Ou alors, éviter d'éviter, vu qu'il prend toute la place, même sans être là, et se consacrer un moment à lui, rien qu'à lui. De toute façon tout la ramenait à lui, même Franck et ses histoires.
En mars, Paul avait proposé de commander le bois plus tôt pour aider à le ranger avec Cilia et Pernille qui sont grandes et efficaces, maintenant, de vraies bonnes petites manutentionnaires. Mais il ne l'avait pas fait, personne ne l'avait fait d'ailleurs, et Paul était parti, il ne rangerait pas le bois de l'hiver prochain.
Il avait dit qu’un tapis dans l’escalier ce serait joli, mais qu’il faudrait le fixer sur le bois ciré pour éviter de dévaler toutes les marches en glissant, et qu'alors le bois serait pourri de colle ou percé de clous, donc qu’il valait mieux ne pas. Dévaler en glissant. Elle avait l'impression que c'était ce qui lui arrivait depuis deux jours. Le bon génie avait rangé son tapis volant contre un tapis glissant. Rien n'arrêterait la glissade tant qu'on n'aurait pas retrouvé Paul. Il fallait frotter la lampe... N'importe quoi !
Il avait donné une photo de la Terre vue de la Lune à Pernille, et elle l’avait accrochée sur le côté couloir de sa porte puisqu’elle ne la fermait jamais. Comme ça elle s'endormait en apesanteur, sauf quand Paul s'amusait à lui fermer sa porte, « tu es sûre, Perni-baby, tu ne veux pas un peu d'intimité avec tes invités ? », et alors elle sautait à pieds joints sur son lit pour inviter les elfes et tous les invisibles à entrer sans s'occuper des provocations à deux balles de son père.
Il avait posé le porte-serviettes chauffant offert à Noël, mais l’avait mal branché ou quelque chose de travers, en tout cas les plombs sautaient après un quart d’heure de chauffe et il avait promis de revoir ça la prochaine fois. La prochaine fois... Les serviettes sécheront au vent, merci Paul !
Il avait monté le vieux lit sculpté rattrapé alors que la benne partait avec les vieilleries du vieux père Dalmaz en face quand son beau-fils avait vidé la maison en râlant parce que le prix de vente de ce vieux (note : trop de vieux, trouver synonyme ou couper) corps de ferme ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait d’un héritage.
Il avait acheté cinq kilos de miel au voisin apiculteur parce que ce pauvre vieux avait chopé un vilain cancer des os qui allait le tuer en quelques mois et donc qu'il n'y aurait pas de récolte l'an prochain, ni les années suivantes, et que ce dernier miel valait de l'or. Pas de l'argent, de l'or symbolique, un héritage par anticipation, une valeur inestimable qu'il pourrait rendre aux enfants du vieux malade une fois leur père mort, en leur disant « voilà, vous êtes partis faire vos vies à Paris ou ailleurs, mais votre Papa c'était ça, le goût d'ici, concentré, prenez-en un pot et pleurez... » Le vieux va mourir, c'est vrai, mais qui donnera le miel sauvé aux enfants revenus ? Pas moi, pas Sandra. Qui osera le manger en tartine ou sucrer le thé avec ? Le miel va rester sur l'étagère, comme relique du vieux, mais surtout comme trace de Paul et de ses idées bizarres.
Pour Clara, où qu'elle regarde, Paul était partout dans la maison, même s’il n’y vivait plus à temps plein, même s’il était censé n'avoir plus rien à voir avec elle. Même s’il ne vivait plus du tout, ni là ni ailleurs. Ils s'étaient séparés de façon visqueuse. On veut fluidifier les choses avec un divorce, et puis tout s’épaissit. Une relation à mémoire de forme revient toujours à son origine. Quelque chose entre eux que le temps ne parvenait qu'à déformer, à étirer, mais pas jusqu'à la rupture.
Clara regardait le lit en se demandant pourquoi il avait fallu que Paul s’en aille. Non, pourquoi elle avait dû le faire partir. Et maintenant, il était parti complètement. Rupture totale. Elle n’y était pour rien cette fois. Elle n’y était pour rien, hein ?
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