Celle qui...
Paul n'a pas prévu de s'expliquer. Mais Thomas sent que quelque chose le travaille. Une envie qui remonte de loin, comme une bulle de gaz lâchée par de la vieille vase au fond d'un étang. Un bout de silence et les murmures se mettent en place, wagons d'un train à quai depuis longtemps. Il n'explique pas, il se raconte. Comme s'il était tout seul, il parle peut-être rien que pour lui. Pour faire le clair, poser des mots. Ça s’est joué sur presque rien. Une rencontre, même pas : un bref croisement. Une fille qu’il a reconnue. Enfin, une femme, maintenant, mais qui avait été ELLE. La première. Le ravage.
« Pas la première avec laquelle j’ai couché, qu'est-ce que tu vas croire, non : LA première. Celle qui m’a touché le cœur. Je ne savais pas ce que c'était, elle me l’a fait battre pour la première fois. Trop tôt. On avait quoi… neuf ans, dix peut-être. »
Paul fait semblant de ne pas se rappeler alors qu'il a un souvenir très précis, peut-être pas de la date, mais du jour, un lundi de rentrée des classes, souvenir précis de son âge ce jour-là, et de toutes les années enfuies dès que les ravages ont commencé. Quand on a neuf ans et cinq mois, l'âge où l’amour des petits fait rire les grands. C’est rigolo, regardez-les, ils se bécotent, ils ne savent même pas pourquoi ! Ça n'a rien de sérieux, on peut en rire autour de la table du repas familial. Il ne faut pas que ce soit sérieux.
Sous les moqueries gentilles, il y a un fond d’inquiétude : il ne faudrait quand même pas que le petit Paul se fasse du mal avec cette histoire de gosses. On veut lui éviter les problèmes... L’amour, le vrai, ce n’est pas de son âge. Alors on exagère les rires, on s’esclaffe plus fort dès que le petit en parle, on fait semblant de s’intéresser – « Alors, comment ça va avec ta Coco ? Toujours bisous bisous ? » – pour mieux montrer que ça n’a pas d'importance, pas d’avenir. Ça ne doit pas en avoir. Et Paul encaisse.
Il en parle aujourd’hui avec une colère sourde, comme le pus d’une vieille blessure encore infectée qu’on presse régulièrement. Dans la famille Stich, le sujet « amours de Paul » devient vite ce qui rassemble quand on n'a pas grand-chose d'autre à se dire. À chaque réunion, ça demande avec des sourires entendus où en sont les frasques du petit, comment s'appelle la demoiselle, déjà, s'il faut prévoir un mariage avant le printemps... Personne n’a pu imaginer alors la bourrasque intérieure. Une tornade essoreuse.
Coralie… Petite, brune, coiffée court, un visage droit, il l'avait presque prise pour un garçon. Elle est nouvelle à l'école, mais elle connaît déjà d'autres élèves, un grand frère, des copains voisins, des cousins, certains plus grands, d'autres minots. En tout cas eux la connaissent, ils l'entourent, l'appellent, crient son nom, Coralie, comme un sésame de bonheur enfantin, et Paul comprend que c'est une fille. Ce qu'est une fille. Il découvre en même temps la popularité, ses excès. Il y a très peu d'autres filles dans l'école, il ne sait pas pourquoi – maintenant il sait : une école catho pour garçons qui vient seulement de s'ouvrir au féminin – et il se rend compte soudain combien ces présences lui ont manqué. Coralie, c'est tout ça : une digue qui s'ouvre en lui, un flux d'émotions inconnues. Il la suit des yeux partout. Il regarde, horrifié, des petits monstres de six ou sept ans lui faire une cour effrénée, la poursuivre comme une queue de renard glapissante : « Coralie, ma chérie, Coralie, ma chérie ! » Paul sent tout de suite ce que cela a d'ignoble et de vorace. Il garde ses distances, souffre pour elle. Et un jour de pluie, Coralie s'approche de lui, lui le discret taiseux, et demande s'il veut jouer avec elle. Une digue, qui lâche. Il l'aime, là, tout de suite, complètement. Il ne peut pas lui avouer, il ne pourra jamais, ce serait devenir comme la horde. Il l'aime de loin, sans rien dire, pas sans souffrir. Elle s'éloigne.
C’est à cause d’elle, se dit Franck, à cause d'elle l’impulsivité sentimentale, la synchronisation réflexe, à cause de cet amour trop jeune, trop fort, indicible et tourné en ridicule par les parents, les amis, les cousins, à cause de ce torrent d'émotions intarissables qu’il a toujours plongé instantanément, à cause de cette cassure d’enfant qu’il a toute sa vie joué les relations sur un coup de dé. Il a toujours eu peur de laisser encore passer le coche, comme il avait laissé filer Coralie, pour éviter de trop faire rire. On l'avait tellement moqué. Jamais il n'avait osé exprimer ses sentiments, la puissance de ce qui le traversait, à cette fillette de dix ans. Le besoin de le dire, de le chanter, montait en lui, mais non, il ne fallait pas. Il avait fini par craquer, en parler à ses parents et cela avait suffi.
Il a retenu la leçon dès les premiers rires lorsqu'il s'était déclaré amoureux. « Papa, Maman, j'ai rencontré une fille et je l'aime pour la vie ! » Tous les chapitres du bon sens lui étaient tombés dessus, dans le désordre, mais répétés à l'envie : l'amour, tu ne sais même pas ce que c'est, tu es trop petit ; c'est ridicule de dire ça à la première que tu croises, tu en verras d'autres, les filles ce n'est pas ce qui manque, ne t'emballe pas ; la vie c'est drôlement long, et l'amour c'est drôlement dur, à ton âge personne ne peut dire ça, qu'il aimera tout le temps, ça n'a pas de sens ; ne sois pas bête, pense à autre chose, des jeux de ton âge et tes devoirs, on en reparlera quand tu seras plus grand... Et chaque conseil, chaque moquerie, chaque sous-entendu, pendant des années, avait martelé le même message sur l'enclume de son désespoir : ce que tu ressens ne vaut rien.
Pourtant, il ressentait si fort ! Si les autres avaient raison, c'était à lui de changer. Enfoncer son amour profond. Le recouvrir de tout ce qui pouvait l'en détourner. Rester à l'affût, prêt à s'embraser sur le moindre fétu de paille, pour être sûr d'étouffer ce qui couvait en lui, cet amour-là, le vrai. L'étouffer sans l'éteindre, bien sûr, mais au moins faire coupe-feu. S'épuiser dans les sentiments de surface. Il fallait attraper tout de suite ce qui se présentait, aimer, séduire sur quelques mots bien choisis, avant que le vent tourne. Mais, Coralie…
Tout le temps, même au plus fort d'autre chose, j’ai toujours eu cette fille en toile de fond. On était dans la même école au début, je la voyais tous les jours. Elle me parlait, elle me souriait, elle aurait pu m'aimer aussi, je le sais maintenant. Mais à ce moment-là, je ne pouvais rien dire, je n'ai jamais osé. Bloqué, figé. Une trouille comme tu n'as pas idée. Incapable d'un mot. J'avais peur qu'elle se moque aussi. Je masquais avec de l'indifférence. Je faisais semblant de l'ignorer, de jouer rien qu'entre garçons, de m'intéresser à d'autres filles même. J'attendais je ne sais quoi en rêvant d'elle. La nuit, avant de m'endormir, j'imaginais toutes les situations où je pouvais la sauver, comme un chevalier blanc. Là seulement, dans la position du héros, j'aurais pu lui dire « je t'aime » sans craindre qu'elle me rejette. Je me suis même rêvé mourant, à lui murmurer mon amour à la toute fin, pour être sûr qu'elle ne pourrait pas en rire. Et puis, elle a changé de collège. Je l'ai revue une ou deux fois. On s'est même croisés le jour de l'oral du bac, quelques mots sous stress. Elle grandissait, toujours plus belle. Chaque fois, ce coup au cœur qui réveillait la douleur, et maintenant le désir ; elle était toujours là, au-dedans, et je l'aimais toujours pareil. Et puis, elle est sans doute partie ailleurs, je ne sais pas, ses études... on ne s'est plus revus. Je ne l'ai pas cherchée. Je ne voulais pas avoir à lui avouer ça, ma faiblesse de gamin. Je ne l'aimais que pour moi, et je l'aurais toujours caché, même s’il fallait attendre que tous les moqueurs soient morts, tu vois ? Je n’ai jamais voulu la retrouver, mais je savais qu’elle existait quelque part. Il fallait qu’elle existe. Ça me griffait encore le cœur, alors elle existait, forcément. C’était une évidence qui me tenait debout. Une force cachée, rien qu’à moi, une raison de continuer, d'attendre. J'ai cru pouvoir faire ma vie sans elle, mais je savais qu’un jour, à vingt-cinq ou soixante-dix ans, on reprendrait là où on avait arrêté. Et puis, un jour, tac ! Elle est là…
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