Déchaînement
Après cette brève conversation avec Paul je suis tenté de tout de suite appeler Coralie, bien sûr. Sauf que je n'ai rien de nouveau à lui dire, je dois attendre des nouvelles de Paul. Toujours attendre, comme si Paul avait pris le contrôle de nos vies à distance. Ce contrôle se précise dès le lendemain, par un mail émis depuis l'adresse du Morabeza : « J'arrive dimanche à Bordeaux, train de 20h56. Attends-moi avec une voiture. Ne le dis à personne. Paul. »
L'efficacité pure Stich ! Avec une ambiance de conspiration à laquelle je ne me laisse pas prendre. Ne le dis à personne... franchement, Paul ? J'ai lu le livre, j'ai même vu le film, mais ça va, nous sommes dans la vraie vie.
J'envoie immédiatement un SMS à Coralie Cassin-Brachet pour la prévenir que Paul a reçu son message et qu'il sera là dès lundi prochain. Elle ne répond pas, mais je sens que cette nouvelle ne peut lui faire que du bien. Je saute à mon tour dans un avion Genève-Bordeaux, loue une voiture à Mérignac et me dirige vers le cabanon de Sandra. Je lui ai encore demandé les clés, elle me les a données sans me poser de questions. Et là, de nouveau, j'attends. Il pleut. Des averses de printemps entrecoupées de trouées bleues dans des cieux mouvants. Les lumières changent, leur violence subite éclabousse parfois les gouttes suspendues au bout de chaque aiguille de pin. Au sol, le sable absorbe tout, aucune trace des pleurs du ciel.
Dimanche soir je remonte vers Bordeaux. Les nuages ont plié bagage, comme si l'entrée en scène de Paul Stich devait être accompagnée de toutes les puissances du soleil. Sauf que le soleil se couche vers vingt heures et que ce n'est plus qu'une rampe de spots cliniques qui accueille le héros sous l'immense verrière de la gare. Je le vois marcher le long du TGV, un petit sac de sport à la main, dans le même genre de tenue travailleuse qu'il portait à Sal : pantalon noir défraîchi retroussé sur des sandales de cuir, sweat-shirt noir et gilet péruvien. Son crâne mieux rasé brille sous le crachat lumineux. J'avance vers lui, incapable de ne pas faire au moins un pas, aimanté. « Salut Paul, content de te revoir. » Il me sourit, et c'est le jeune homme facétieux qui réapparaît sous la dureté des traits burinés. Il ne me tend pas la main mais m'attrape l'épaule et la serre tout en m'entraînant vers la sortie. « Tu as bien fait de m'appeler. Dis-moi où elle habite. » Elle... La présence-absence de Coralie est là, bien sensible entre nous. Chacun se l'imagine comme il voudrait la voir, moi comme un oiseau blessé qu'il faut secourir, et Paul... eh bien, je ne sais pas. En tout cas, il a retraversé l'océan et le temps pour obtempérer à sa demande informulée, c'est un signe.
Je lui indique la situation approximative de la maison où j'ai interviewé son amour d'enfance. Il voit où c'est, à peu près, il voudrait y aller tout de suite. « Non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. On arriverait très tard. Je l'ai prévenue de ton retour, elle n'a pas encore répondu.
— Je t'avais dit : à personne !
— C'est Coralie. Ta Coralie ! Elle m'a parue avoir besoin de renouer avec toi. Elle méritait de savoir.
— Toi en tout cas, tu sais foutre la merde. Viens, je me trouve un hôtel.
— Non, rentre avec moi, je suis chez Sandra...
— Hors de question. Ne crois pas que je reprends ma vie d'avant. Je règle ce qu'il faut ici et je repars.
— Tu repars ? Pourquoi ? Elle a besoin de toi. Je t'assure, la vraie Coralie Brachet n'a rien à voir avec ce que tu m'as dit, ce plan bourgeoise à bagouzes, c'est pas elle. Ou plus elle, du tout. Tu n'as aucune raison de fuir encore.
— T'occupe, c'est moi qui gère. Passe-moi ton portable. »
Le ton est sans réplique. Comme souvent lorsqu'il me parle ainsi, j'obtempère, sans recul. Il faudrait penser, au contraire, s'arrêter et réfléchir. Mais non, je lui indique le numéro correspondant à Coralie. Il appelle : pas de réponse. Il ne laisse pas un mot sur le répondeur mais tape un SMS tout en marchant. Nous remontons vers la rue Eugène Le Roy et l'hôtel Ibis Budget. Devant l'entrée il me rend mon portable et me demande si j'ai une carte de crédit pour lui prendre une chambre. Ce que je fais. « Tu me laisses ton téléphone, si elle répond ? » Non, ce n'est pas possible, on peut vouloir me joindre pour le journal, mais je lui promets d'appeler sa chambre dès que j'ai un message de Coralie. « Passe me prendre ici demain matin, de toute façon. Salut. »
On se quitte comme des voleurs qui ont raté leur coup et doivent se faire oublier. Je rentre vers Hossegor, le téléphone posé bien en vue, prêt à réagir si un message s'affiche. J'ai lu celui qu'a envoyé Paul. Je suis là. Ne perdons pas plus de temps. Paul. Laconique, mais peut-être suffisant pour émouvoir l'ex-mademoiselle Cassin. La nuit est déjà bien avancée, va-t-elle regarder son portable et répondre ? Rien jusqu'à ce que j'arrive au cabanon.
Là, je trouve une voiture de location garée devant l'entrée. Les lumières du chalets sont allumées. Inquiétude soudaine, stupide, sans raison, mal orientée. Je me glisse tout furtif dans le jardin, monte l'escalier avec prudence, et me trouve nez-à-nez avec Sandra. « Tu crois tout de même pas que j'allais avaler ça, hein ? Ton histoire de week-end express pour te ressourcer, non mais ! Maintenant, tu me dis ce qui t'amène ici deux fois de suite hors saison. C'est Paul, hein ? C'est PAUL ?! »
Elle a presque hurlé. Appelons cela de la faiblesse de ma part : je n'ai pas pu lui mentir plus longtemps. Elle n'en revient pas. Paul est vivant ! Sandra avait beau le sentir au plus profond, elle n'avait jamais pu y croire vraiment. Quelque chose lui disait qu'elle éprouvait cette fausse certitude à cause du manque de Paul, de l'insupportable absence de Paul, du fait que l'enfant de Paul grandissait en elle, puis hors d'elle, sans que jamais le père ne partage ce miracle.
Le tabou de la disparition de Paul vient d'être levé. Au lieu d'en apprécier toutes les promesses, voilà que Sandra laisse exploser sa colère : tu le savais, salaud, tu le savais et tu ne m'as rien dit ! Il a toujours été là, hein ? Cinq ans qu'il se cache et toi tu ne dis rien : salopard ! Je passe alors une partie de la nuit à lui dire et répéter le peu que je sais, en minimisant le poids d'une certaine Coralie dans l'origine et la résolution présente de l'affaire. Sandra me bombarde de questions, repart dans des montées de colère, frustrée par mes réponse élusives. Elle attaque sous d'autres angles : pourquoi le Cap Vert ? Comment il a su qu'il devait revenir ? Dans quel hôtel il est ? Je résiste du mieux que je peux. Au petit matin Sandra sait seulement que son mec a fui son quotidien pour se rendre plus utile, qu'il n'a même pas connaissance de son fils et qu'une personne a besoin de lui ici et maintenant. Une personne ? Quelle personne ? Cette Coralie dont tu m'as parlé ? Salope ! C'est pour cette pétasse qu'il est revenu, hein, par pour Stan ou même pour moi. Dis-moi où il est, je vais le remettre à l'heure !
Jamais je n'ai vu Sandra aussi débordée par ses émotions. Elle pleure et crie en même temps, brasse l'air du bungalow, attrape des objets qu'elle menace de briser ou de me jeter à la figure. Je ne bouge pas du canapé, un coussin à portée de main pour me servir de bouclier éventuel. À l'aube un message s'affiche enfin sur mon portable : Qu'est-ce que tu veux ? Coralie, aussi avare de mots que son petit ami.
Sandra me bondit dessus. C'est lui, c'est Paul ? Je mens : non, le boulot. Je lui demande de se calmer, de me faire un café, et je m'esquive aux toilettes. Là, j'appelle Paul discrètement. Il décroche immédiatement, comme s'il faisait le guet près du téléphone de sa chambre. Sa voix reste posée, précise, ses mots se cantonnent à l'utile. Il me dit de répondre au message par une simple demande : Dis-moi où et quand. Je dois ensuite venir le chercher à l'hôtel sans attendre la réponse. C'est tout.
Sandra ne s'est pas vraiment calmée. Son café me paraît dosé à la dynamite. Elle me tourne autour pendant que je bois en grimaçant. Je la remercie, je dois y aller. Pour le boulot ? Oui, c'est ça, pour le boulot. Je lui promet de l'appeler dès que j'ai des nouvelles de Paul. Elle ne me croit pas mais me laisse partir. Pourrait-elle vraiment s'y opposer ?
Je roule le plus vite possible en direction du soleil que je vois se lever peu à peu. J'en ai pour près de deux heures tout de même, mon œil revenant toutes les cinq minutes sur le téléphone muet. Il est encore tôt quand j'arrive sur le périphérique qui bouche un peu, comme un lundi matin. Le quai de la Garonne est dense aussi.
Ces ralentissements me font monter la tension, comme s'il y avait une urgence vitale dans chaque instant perdu. Paul m'attend devant l'hôtel. Il saute dans la voiture et me fait signe de rouler. « Alors ? » Je suis tellement stressé que j'en ai oublié de regarder mon téléphone. La réponse de Coralie est là, depuis longtemps sans doute. Chez moi, je ne veux voir que toi. Paul me demande si je sais y aller. Bien sûr ! Alors on y va.
Je tourne le dos au soleil et nous redescendons vers les Landes. Après avoir tapé une réponse qui ne doit pas dépasser le « J'arrive » Paul a gardé mon téléphone comme un talisman. Je voudrais parler, lui demander s'il a une idée de ce que veut Coralie, s'il sait ce qu'il va faire. Mais son profil minéral, yeux clos sur un débat intérieur, n'incite pas à la conversation oiseuse. Je garde mes curiosités pour moi et me concentre sur la conduite. Le trafic dense autour de Bordeaux se fluidifie ensuite. Nous quittons l'A63 vers neuf heures trente. Vingt minutes plus tard je ralentis devant le muret blanc qui ceinture la maison des Brachet.
« C'est là ? » Oui, je lui montre le Range Rover garé devant la terrasse, tourné prêt à partir. Entre les troncs des pins la maison à l'air aussi morte qu'à Noël, tous volets clos. Paul quitte la voiture sans fermer la portière. Je sors aussi, fais le tour pour la claquer. Il a mon téléphone à la main et s'approche du portail en tordant le cou pour voir derrière les arbres. Il jette soudain un coup d’œil sur le portable. « Merde ! » Il se retourne et reviens en courant vers la voiture. Devant la maison, le 4x4 démarre et balance plusieurs appels de phares. « Passe-moi les clés ! » Je lui demande ce qu'il y a. Il me montre le massage de Coralie.
Je t'avais dis de venir seul.
Laisse l'autre et suis-moi !
Paul m'arrache la clé des mains et s'installe au volant. Pendant ce temps le Range a remonté l'allée et pousse le portail de son pare-chocs, au ralenti, jusqu'à en faire sauter les gonds pris à contre. La barrière métallique craque, le gros 4x4 sort de la propriété et s'engage vers le nord. Paul exécute un demi-tour rapide et s'éloigne à sa suite, me laissant seul au bord de la route.
Une voiture arrêtée un peu plus loin s'approche et stoppe à ma hauteur. La vitre se baisse. « Ils vont où ? » me demande Sandra. Je ne comprends pas comment elle a fait pour nous suivre jusqu'ici, mais j'ouvre et je monte à côté d'elle. L'arrière de Paul disparaît dans un virage quelque cent mètres devant. « Suis-les ! »
Elle accélère et nous retrouvons bientôt les deux véhicules en bout d'une ligne droite. Je reconnais la route, je l'ai prise à Noël. Nous sortons de la forêt pour aborder les terres cultivées. Au lieu de continuer à droite vers Seignosse le 4x4 de Coralie s'engage à gauche sur une route secondaire étroite. Paul suit et nous aussi, de loin. Trois cents mètres après nous les voyons prendre un petit chemin sur la droite.
Le goudron laisse place à une terre sableuse, meuble, creusée d'ornières. Après les dernières cultures nous retrouvons la lumière terne d'une pinède serrée. Le Range Rover est sur son terrain. Paul lui colle au train, sans se soucier de ma voiture de location. Les dérapages et frottements sous le bas de caisse freinent les ardeurs de Sandra. Nous les perdons de vue.
Un croisement en T nous arrête. Gauche ou droite ? Sur la gauche les pins s'éclaircissent et on aperçoit ce qui peut être un lotissement au loin. Sans doute pas l'endroit discret que Coralie souhaite pour une rencontre. À droite ! Le chemin est de plus en plus étroit et difficile, presque un sentier. Au bout, dans ce qui semble déboucher sur une clairière, les deux voitures sont garées face-à-face, à dix mètres l'une de l'autre.
Nous avançons au ralenti. Il s'agit en fait d'un étang dont les eaux sombres absorbent la lumière derrière le 4x4 arrêté juste au bord. Sandra arrête son moteur et fini sa course masquée derrière les troncs. Nous les voyons sans qu'ils nous voient, j'espère. Paul sort de ma voiture. Il reste appuyé sur la portière ouverte comme derrière un bouclier. Je l'entends crier : « C'est bon, je suis là, on peut arrêter. »
La portière du Range s'ouvre, mais c'est un homme qui en descend. Le mari de Coralie. Le chien saute à ses côtés et reste figé au pied.
« Alors, c'est ça ? C'est ça le mec dont elle me rebat les oreilles depuis près de vingt ans ? Je m'attendais à mieux...
— Oui, c'est moi. Je veux parler à Coralie. »
Je suis sorti de la voiture et je m'approche discrètement en me cachant derrière les pins. Sandra me suit en murmurant des imprécations contre ces conneries, sans faire trop de bruit. Je n'ai rien eu à lui dire. Elle sent comme moi le danger. Paul l'a clairement perçu lui aussi. Je m'arrête en lisière pour mieux entendre. Pierre Brachet est calme, froid, sarcastique. Tout-à-fait tel que je l'ai rencontré.
« Parler à ma femme ? Non, c'est pas dans tes moyens.
— J'insiste. Coralie ?
— Ah, si tu insistes... Elle aussi a beaucoup insisté pour te parler. J'ai dû lui faire comprendre que ce n'était pas possible. Tu vas comprendre aussi. »
Il se penche dans sa voiture et en ressort avec un fusil de chasse dont il referme la culasse d'un claquement expérimenté. Paul n'a pas bougé de derrière sa portière. Brachet pointe l'arme droit sur lui. Sandra gémit à côté de moi. Je n'ai pas le temps de la retenir, elle sort du bois en hurlant.
Je ne sais pas ce qui me prend, mais je cours derrière elle. Je crie « Stop ! » sans savoir à qui je m'adresse vraiment, sans même être sûr que mon cri franchit mes lèvres tant j'ai peur.
Je rattrape Sandra et la retiens. Brachet ne nous regarde même pas. Il a juste un coup de menton dans notre direction et un claquement de langue. Le chien démarre comme une fusée silencieuse pointée sur nous.
Il s'est alors passé quelque chose en moi. Mon naturel aurait dû me pousser à tourner casaque et m'enfuir. Au lieu de cela j'ai tiré Sandra derrière moi pour lui faire un rempart de mon corps tremblant. Héroïque : je n'en suis toujours pas revenu ! Tout s'est ensuite mélangé dans un espace-temps indistinct.
La voix de Brachet criant à Paul qu'il lui avait bien précisé de venir seul.
Les crocs bavants du chien qui se referment sur mon avant-bras levé en protection de ma gorge.
Le cri de Sandra qui me repousse et court vers Paul.
Le coup de feu qui se confond dans mon esprit avec le craquement de mon cubitus.
La tête de Paul explosant en une fleur de sang.
Le voile noir de la douleur tiré sur mes yeux alors que j'entends un second coup de fusil suivi du bruit de quelque chose de lourd tombant à l'eau.
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