Nigel
1- Le gars dans ma tête
Six heures du matin, je suis explosé de ma soirée. Le groupe a tout donné pour son troisième concert. J’ai bien cru que les cordes de ma Ashley allaient rompre. Un coup d’œil vite fait vers elle, ma chère guitare, et j’enfonce le visage dans l’oreiller. Pioncé, c’est tout ce que j’ai en tête. Dormir et faire une petite virée dans le calme éloquent du sommeil. J’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. L’épuisement suinte par tous mes pores. Franchement, je n’explique pas comment je fais pour me soulever. Ce n’est tellement pas humain. Si je ronque quatre heure dans la journée, c’est le bout du monde.
Mon corps se ramollit, je suis carrément prêt à partir, quand il se pointe. Zack Harrington. Putain, ce mec ! C’est une histoire de fou. Une histoire à laquelle je ne parviens pas à échapper quoi que j’ai décidé. Je l’ai cherché partout quand les flashs de sa vie ont vraiment commencé à tuer mon sommeil. Il est apparu un peu avant mes treize ans. Enfin réapparu serait plus juste. Au début, c’était des images vagues, sans intérêt. Je ne m’en préoccupai pas. Au fure et à mesure du temps, elles sont venues en masse. À ma dernière année de lycée, j’étais plus capable de gérer mon état émotionnel. C’était genre comme une vague déferlante que tu n’arrives pas à soumettre. Elle te passe dessus et tu ne peux rien dire. T’es obligé de te laisser faire. En fait, tu plus aucune énergie pour la combattre.
Zack. Je le déteste tout en l’adorant. C’est plus fort que moi. Je ne peux pas ignorer ce que nous sommes l’un pour l’autre.
Combien de fois j’ai assisté à notre mort ? Combien de fois, j’ai suffoqué en essayant de revenir dans la réalité ?
Zack, c’est moi. C’est ce que j’étais avant de naître. Il est mort vingt ans avant que je naisse, c’est tout ce que je sais. Tout ce que j’ai voulu savoir, à vrai dire. Pas eut envie de chercher davantage, mais j’avoue que l’idée de fouiller à nouveau dans sa vie me titille depuis quelques semaines. Il est de plus en plus présent en moi. Après tout on est les mêmes, enfin à quelques points prêts. J’ai suivi son parcourt comme s’il cherchait à m’indiquer un chemin particulier à suivre. Je savais que j’y trouverais quelque chose d’important, quelque chose qui me manque depuis toujours… Mais un truc qu’il s’évertue à me dissimuler. Ça fout en l’air de pas capter ! Quand je redeviens lui — enfin, quand nos vie se juxtaposent —, j’entends cette voix : douce, réconfortante. Celle d’un ami pour qui on donnerait tout. À chaque fois que je tombe dans nos limbes, je sens ce corps qui chahute avec le notre, qui nous bouscule, qui fait bondir notre putain de cœur en dehors de notre poitrine. Ash. Ce surnom paralyse certaines de mes journées. Ashley… Tout ce que je comprends à leur histoire, à Zack et à Ash, est qu’ils étaient proches comme des frères. Mais j’arrive plus vraiment à m’en convaincre. Les craintes et la peur de Zack m’informent en discontinue qu’il y a eu plus, mais qu’on a tout foiré. Surtout lui d’ailleurs, parce qu’en vrai, moi j’étais pas encore né.
Rien que d’y penser, j’ai envie de me retourner la tête. Impossible dans mon état.
À cause de Zack, je n’ai jamais pu toucher une goutte d’alcool sans gerber trente secondes plus tard. Mon corps n’accepte pas. Il en est incapable. Mais ça ne signifie pas que je n’ai jamais été saoul. Je me prends des cuites particulières à coup de fou rire. Ouais, je me déchire en me marrant comme un perdu. Ça me vrille la cervelle au point de me faire tourner de l’œil. Fred, mon batteur, m’a ramassé un nombre incalculable de fois après des fous rires incontrôlables. Je tiens carrément plus debout, et faire un pas devient une prouesse. C’est juste n’importe quoi ! Je suis bien sûr que je suis la seule raclure au monde à se torcher la cervelle en rigolant. Mais rire ça demande un effort et là, quand je me retrouve seul, c’est peine perdu.
Je me tourne sur le flanc, incapable de roupiller. C’était couru d’avance. Ça devrait meêm pas m’étonner.
J’ai peur depuis quelque mois, peur de cauchemarder notre accident. Voir les fards, aveuglant des voitures, puis me sentir soulever de terre m’est devenu insupportable. Mon corps est parcouru d’un intense brûlure et mes os sont en charpie, je souffre, mais plus encore de cette présence que je n’arrive pas à capter. Je parle de bouquet de fleurs, de faire ma demande en bon et du forme. Je sens une putain de chaleur contre mes lèvres, notre nom est hurlé, et ça me déchire l’âme de plus pouvoir répondre à l’appel. Putain ! J’ai envie de répondre, je suis là, t’inquiète pas. Mais, je pars. Je disparais. Quand je ne l’entends plus, je ne le sens plus, ça me tords. Je quitte le monde avec la vision d’un regard brûlant. On m’aime. On me désire. J’ai encore envie de goûter à ses lèvres, à la sincérité dans sa voix. Rien n’y fait. Je ne suis plus.
J’ai abandonné un truc méga-important sur cette putain de route. Ash… Tellement important que lorsque j’avais quatre ans, je suis allée à pied jusqu’à ce carrefour. On était en vacances chez mon oncle. Mes parents me le rappellent à chaque fois qu’ils le peuvent depuis que je suis partie de la maison. Je crois qu’ils ne se font toujours pas à l’idée que je grandis. Quand j’ai quitté la fac pour remonter mon groupe, ils m’ont supplié de revenir à la maison. Leur peur, je crois qu’elle vient de Zack. C’est un peu à cause de lui que j’ai fait cinq années de psy pour me faire entendre que tout allait bien, « les enfants ont besoin d’un ami imaginaire ». Zack a vraiment existé.
Parfois, je ne sais plus si je suis lui ou si je suis moi. Faut dire que la ressemblance est frappante. Beaucoup trop pour ne pas croire que je suis la vie qu’il n’a pas vécu : son recommencement. Un truc dans le genre. Cette fois, il veut aller jusqu’au bout. Il me pousse à trouver Ash. Et au fond, je me dis que ce type pourrait remplir le vide en moi.
Peut-être qu’il est temps pour moi de me plonger dans de vraie recherche. J’hésite encore. J’ai peur de me heurter à quelque chose de plus gros encore qu’une amitié un peu trop fusionnelle.
Je sors du lit pour rejoindre la chaise jouxtée à mon bureau et ouvre le carnet daté du 16 juin 2059. Je mate la pile qui s’érige en muraille contre le mur de mon studio. Le premier que j’ai ouvert pour noter des rimes, j’avais huit ans. J’y parlais de jack Daniel’s sans savoir que c’était de l’alcool. « L’élixir de l’oublie… », c’est ce que j’avais noté. J’étais déjà mangé de l’intérieur. Zack était avec moi. Je crois qu’il a toujours guidé ma main, puis j’ai pris le relais. Parce qu’il n’est pas le seul à avoir besoin de poser des mots pour se retrouver, se repérer, pour s’exprimer ou se confier.
Je commence à griffonner quelques paroles, quand cette phrase s’impose encore : « notre amitié attend davantage. ». J’ai plus le compte du nombre de fois où elle s’est incrustée dans une chanson où elle n’avait rien à foutre. Je quitte le stylo, ferme le carnet. Il n’y a rien qui en découlera de bon, alors je fixe Ashley, me souvient du jour où je les trouvais dans un vide grenier, j’étais en première année universitaire, je n’aimais pas ce que je faisais, j’avais besoin de prendre l’air, et je m’étais paumé là-bas. Je crois que je me cherchais encore sans me trouver. Encore aujourd’hui. Quand je l’ai vu, j’ai eu la certitude que je devais reprendre la musique quoi qu’en dise mes parents. La musique me faisait tenir dans ce monde où j’avais tant de mal à trouver ma place. Elle était là, entre des meubles et des ours en peluche. Quand je les touchais du bout des doigts, tout mon corps a vibré. Elle ne parlait pas que de musique. Il y avait de la douleur et de la beauté en elle, inexplicablement.
Une jeune femme s’est approchée de moi et m’a dit que je pouvais l’essayer si je voulais. Ces yeux bleus orageux m’ont laissé un goût de souvenir. J’ai hoché la tête et timidement j’ai pris l’instrument. C’était comme s’il m’attendait depuis toujours. J’ai commencé à l’accorder, et jeune homme à la peau mate et aux yeux noisette à poser la main sur celle qu’il avait appelée « frangine » et ils ont attendu que je joue. Je ne sais pas pourquoi ils me fixaient comme si on se connaissait de quelque part, alors j’ai joué un air de The Used. Une femme s’est glissée entre eux. Elle était superbe, vieille, mais on sentait le boulet canon qu’elle avait été.
— Empty with you, a-t-elle murmuré.
C’était clairement de sa génération. Je n’ai pas pu m’empêcher de sauter vers elle, pour lui révélait combien j’adorais cette musique.
— Elle ressemble à quelque chose qui résonne en moi. Je ne saurais pas vous expliquer, mais elle est un bout de moi et d’une personne dans ma tête.
J’aurais pu dire dans mon cœur.
Sur le moment, elle a dû me prendre pour un dingue. Enfin, j’étais un ado de dix-huit ans donc, ça passait.
Comme les deux autres, elle m’a fixé longuement. Presque amoureusement. Je lui rappelais quelqu’un. C’est une évidence maintenant. Sinon pourquoi aurait-elle donné une guitare si chère à un gamin.
Aujourd’hui, en y repensant, je me demande si cette femme ce n’était pas Sybille, la copine de Zack. Ça serait un peu fou, mais ça ne me choquerait même pas, parce qu’en vrai, j’ai la même gueule que lui. Où presque. Et la femme, elle avait de beaux yeux noirs en amande comme Sybille. Je le saurai sans doute jamais. Avant ça ne me préoccupait pas tant que ça.
Je déambule dans le studio. Il me faut une douche pour arrêter de penser. Je sais où ça me mène de chercher des réponses dans ma tête. Je vais finir par réveiller le vide en moi et ça ne finit jamais bien, ce vide et moi. On s’écrase l’un l’autre pendant des jours, puis on finit perchés à dix mètres du sol en se tâtant si on se balance ou pas. Toujours ces putains d’yeux bleu tempétueux qui nous arrêtent à temps.
Mon tee-shirt retrouve mon jean et mes converses sur le sol. Je ne peux pas m’empêcher de mater mes tatouages. La plupart sont des phrases qui n’ont pas encore de sens dans ma réalité. Ça vient avec le temps quand Zack en révèle un peu plus. Je glisse un doigt sur celle qui me parle le mieux, la première que j’ai fait inscrire. Zack n’y est pour rien. Pour une fois.
Si y a du gris dans ta nuit, des larmes dans ton cœur. La musique est là pour ça. Y a toujours une mélodie pour des jours meilleurs.
Une chanson française d’un groupe créole. Je ne sais plus comment j’étais tombé dessus, mais ça m’avait parlé.
Je fais passer mon index plus bas, sous ma poitrine et effleure mon œuvre. Un regard qui âbime mon sommeil et trou mon cœur, mais dont je serais bien incapable d’ignorer. Il est incrusté à même la peau. Il me brise à chaque fois. Pourquoi je me le suis fait graver ? Putain, ça me tut de pas savoir à quoi il ressemble avec un visage, une bouche, un nez... Ça me tort de l’avoir oublié, effacé… C’est débile, mais j’ai que ça de lui, que ça auquel me retenir lorsque mon cœur suffoque.
Souvent, je me cale devant le miroir pour qu’on se regarde. J’en ai besoin, pire qu’une drogue. Je n’ose pas lui parler, alors on reste silencieux à se fixer. Je sais que c’est lui : Ash. Et je sais qu’il me manque. Il m’a toujours manqué.
Je cache ses yeux, remonte sur mon torse et caresse la tâche de naissance en forme de médiator au creux de ma poitrine. J’ai la musique dans la peau, y’a rien n’a dire.
Après avoir noyé mes boucles brunes et fais rougir mon visage, je me sèche et pars dans la cuisine sans prendre la peine de m’habiller. La flemme. On est bien aussi le cul à l’air.
La sonnerie de mon portable fait vibrer le plan de travail. La photo de ma sœur, Mona, s’affiche. On ne voit que ses grands yeux verts loucher. Je me marre tout seul. Elle et moi, c’est le jour et la nuit, rien à voir ensemble, à part la couleur de nos yeux, mais même là c’est différent, les siens sont piquants de vie, quand les miens sont dilués dans trop d’eau : aussi clair que les shorts pastel de Ruby, mon bassiste.
J’imagine que treize ans de différence ça y fait beaucoup. Je pense que nos parents ont été plus laïciste avec moi.
Je décroche. Appelle vidéo.
— Nigel !!! Ivy marche ! Ma fille, marche. Regarde comme elle marche bien.
Je l’entends gueuler dans le téléphone. Les habitudes ne se perdent pas.
Si je ne vois pas Mona, j’ai toujours su l’entendre, même à dix bornes. Elle a un haut-parleur à la place de la bouche. Je plains Leslie de vivre au quotidien avec une salle de concert survolté, moi, je n’aurais carrément pas signé pour l’épouser.
La tête de ma belle-sœur en gros plan est vite remplacée par Ivy huit mois et demi.
Je suis un peu fier de ma nièce, et trop heureux pour ma sœur. Quand on lui a appris qu’elle ne pourrait pas avoir de gosse, je crois qu’il y a un truc qui s’est cassé en elle. Son mec l’a largué, elle a sombré. Moi, je n’ai pas trop assisté à sa descente, j’étais à l’université, mais les parents avaient peur. Quand Mona a commencé à fréquenter Leslie, j’ai capté qu’elle revivait. Ça se voit à chaque fois qu’elle me harcelle de vidéo, de photo et d’appelle. Je suis content pour elles. Mais parfois, son bonheur me fait mal. Parce que moi, je n’arrive pas à m’attacher. J’ai beau essayer, j’en suis incapable. C’est pour ça que je ne sors avec plus personne.
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