Taegger

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2- Vie de chien errant

J’embrasse Joy sur le front. Elle me repousse, soulignant qu’elle est trop grande pour ce genre d’attention. J’arrive pas à croire qu’elle ait déjà onze ans. Ça me troue le cul. Il est loin le temps où elle gravissait les marches du stade de baseball pour m’encourager avec sa grand-mère. Hum, il est à des années lumières, ce temps. Même pour moi. J’en regrette chaque instant. C’étaient les meilleures années de ma vie. Trois années magique, réduite à néant à cause d’une blessure à la con. Une blessure que je dois à des putains de visions, des flashs merdiques qui ont ruiné mon adolescence et qui continuent à se propager en moi depuis mon arrêt comme premier lanceur. J’entends encore mon entraineur me dire : « C’est mort, Taegger. Ils vont te remplacer. Ta blessure est trop importante. C’est fini pour toi, gamin. ». J’ai cru que j’allais crever. Je n’ai jamais autant chialé qu’à cette annonce, même pas quand ma mère me rouait de coups. Mon rêve est parti en fumée et je me suis perdu. Le base-ball ce n’était pas qu’un sport, c’étaient des souvenirs merveilleux avec mon père, c’était une promesse faite à mon cœur.

Je m’en suis voulu d’avoir pleuré comme si la mort s’était à nouveau abattue dans ma vie. Même le jour où la mère de Joy est morte, je n’ai pas versé une larme. Pour ma défense, Laureen était un coup d’un soir qui s’est terminé en mariage bancal. J’avais dix-huit ans quand je suis devenu père. Ma mère avait bien ri en me traitant de raclure. Bienvenu dans ma vie de merde, avait-elle dit. Je voulais la contredire alors j’ai emménagé avec Laureen et notre fille. À dix-neuf ans, j’ai fini marier, major de ma promotion et avec des sponsors en pagaille. J’ai intégré une bonne université grâce à une bourse, mais tout s’est très vite dégradé. À commencer par la santé mentale de Laureen. Je ne connaissais rien d’elle, et elle pas grand-chose de moi, non plus : tout ce qui se disait au lycée, « un coureur de jupons, mal dans ses baskets ». Les rumeurs ne disaient jamais tout. En l’épousant, je voulais juste marquer le coup avec Joy, faire en sorte d’être un bon père, comme le mien l’avait été pour moi.

À vingt ans, je me suis retrouvé veuf et père célibataire. Heureusement que Marty était là pour s’occuper de sa petite-fille, sinon, j’aurais dû abandonner mes études et le base-ball. Cette femme s’est une perle parmi les joyaux. Elle ne m’a jamais jugé, même quand j’ai sombré. Encore aujourd’hui, elle ne dit rien face à ma gueule de fantôme sous héroïne. Façon de parler. Un joint de temps en temps, ça s’arrête là. Moi, je préfère le Jack Daniel’s, chaud ou froid. Sa température m’importe peu dès l’instant où il fait son taf : me faire oublier ce que je suis, une épave.

Marty ouvre la porte avec son éternel sourire collé aux lèvres. Elle ne m’a jamais parlé de sa souffrance face au décès de sa fille, suivi de prêt par celle de son conjoint. Elle a toujours gardé sa bonne humeur quoique la vie ait pu lui faire subir. Parce qu’elle aussi, elle a douillé. Laureen en voulait à sa mère d’avoir tout quitté pour elle. C’était une fille qui parlait quand elle mangeait trop de sucreries, mais toujours des autres, jamais d’elle. Je connais toute la vie de Marty grâce à elle. On peut dire qu’elle et moi on se ressemble sur bien des situations, à commencer par la violence de notre mère et la responsabilité d’être parent-ado. Marty avait seize ans quand elle a eu Laureen. C’est peut-être de là que vient sa résignation à ne pas me juger. Cette femme est passée par les mêmes souffrances que moi, sauf qu’elle a réussi à s’en sortir alors que moi, je m’y noie mois après mois.

Joy entre en sautant au cou à sa grand-mère. Elle, par contre, a droit aux bisous. Mes lèvres s’étirent. Je n’ai plus trop l’habitude de ce geste, il me fait mal. Il m’arrive d’oublier comment on fait pour sourire.

Ma fille disparait au premier étage, je reste sur le parvis tendant le sac de ma princesse.

— Elle a un projet à rendre lundi, surveille que le travail avance. Elle ne m’écoute pas. Pour elle, les études ce sont des rats qui bouffent nos rêves. Elle grandit trop vite, dis-je en farfouillant dans ma poche.

J’en sors un inhalateur, le donne à Marty. Elle continue de me regarder avec compassion.

— Je vais bien, affirmé-je.

— A qui tu veux le faire croire ? Fiston, tu ne vas pas bien. Tu ne vas plus bien depuis que tu as arrêté. Tes yeux portent la fatigue d’un vieil homme. Fais-moi plaisir, profite de ta semaine pour aller rendre visite à ton cousin. Ça fait combien de temps que tu dois aller le voir jouer en concert ? Vous vivez dans la même ville et vous ne prenez pas le temps de vous voir. Je me souviens que ça te plaisait de traîner avec lui à l’époque.

— Il a sa vie, j’veux pas m’imposer. J’ai des trucs à faire dans la baraque et le boulot est prenant.

— Taegger. Fais-moi plaisir pour changer, ne reste pas seul. Ne me laisse pas perdre un autre enfant. Je t’aime comme mon fils, et ça ne changera jamais. Tu n’es pas seul mon garçon. Joy a besoin que tu ailles mieux. Si tu ne le fais pas pour nous, fais-le pour toi. Je sais que tu as envie d’aller mieux.

Je réponds rien. Les larmes montent, je les contiens comme à chaque fois que Marty me parle avec tendresse. Quand elle me dit ça, je revois mon père : sa douceur, son rire, sa gentillesse. Je sais que je suis un putain de mauvais père. Je ne suis même plus capable de sourire à ma fille. Évidemment qu’elle voudrait que j’aille mieux. Mais en serais-je un jour capable ?

Tout s’est cassé la gueule le jour de mes vingt-deux ans.

Putain de Ash ! Putain de souvenir qui me vampirise. J’aurais tout donné pour ne pas m’être fait mal si connement en trébuchant dans les escaliers. Putain de nuit ! Putain de cauchemars ! Avec lui et ses embardées dans mon crâne, ça se soldait toujours par une catastrophe. Ça a ruiné ma carrière, le peu de valeur que je me donne et ma famille. Déjà seule à Joy, je n’ai pas tenu et je l’ai laissé vivre deux ans chez Marty. Deux putains d’années perdues avec elle. Ça aussi ça m’a bouffé. Ma fille n’a rien demandé. Elle n’a pas signé pour une vie pourrie. Je lui propose que de la merde : un appart mal insonorisé, avec une seule chambre, des toilettes qui fuient et la gueule de déterré d’un père qui se noie dans l’alcool quand tout devient trop sombre. Je n’ai jamais levé la main sur elle, mais je vois bien qu’elle n’est pas heureuse. Je déteins sur elle. C’est pour ça que j’ai demandé une garde alternée avec Marty. Pour qu’elle reprenne les traits d’une gamine de onze ans. Quand Joy est loin de moi, elle rutile de beauté. Ça me fait chier qu’elle me ressemble autant. J’aurais préféré qu’elle prenne les traits de sa mère. Dés fois, j’ai l’impression de me revoir à son âge : cheveux dans les yeux, une veste en cuir sur le dos et un air saoulé par la vie. Depuis qu’elle vit une semaine sur deux chez sa grand-mère, elle a coupé sa frange, bouclé ses cheveux raides et noirs. Elle porte toujours sa veste, mais ses tenues ont de la couleur dont moi je suis démunie. Joy a le regard qui pétille. Ses yeux gris parlent de douceur, tandis que les miens hurlent la tempête.

— Il faut que je file. À dimanche, Marty.

Je m’apprête à faire demi-tour quand je sens son bras s’enrouler autour de mon dos. Elle le frotte d’une main maternelle, tout en me tirant vers elle. Je me courbe et reçois un baiser sur le front. Le temps d’un instant son regard brun m’apaise. Il est vite remplacé par un souvenir. Un que je veux oublier par-dessus tous.

— Ça, c’est pour toi.

Elle me tend une enveloppe. Encore de l’argent… Je la refuse. Hors de question. Je peux subvenir à nos besoins sans ça.

Elle doit voir la réticence sur mon visage parce qu’elle se sent obliger de dire :

— Ce n’est pas de l’argent. C’est l’adresse d’un restaurant du centre-ville. Il cherche un nouvel employé. C’est bien mieux payé que ton travail de plonge et là- bas tu pourras cuisiner. Je sais que tu aimes bien ça. Va le voir de ma part. Tu verras, le patron est un original.

Ça tombe plutôt bien. Ça fait des semaines que je cherche à me barrer de ce boulot merdique d’esclavagiste. Mais comment Marty a deviné que je cherchais autre chose.

Mes sourcils se froncent d’incompréhension. J’attrape l’enveloppe, le regard questionnant.

— Ta fille grandit et elle est très loin d’être idiote, bien qu’elle ne mette pas ses compétences en valeur dans sa scolarité.

Elle prend un air plus sérieux.

— Tu cauchemardes plus fort ces derniers temps, et tu bois plus, aussi. Joy a le compte des bouteilles que tu vides. Elle te connait, elle sait que ce job de plongeur te gangrène. Elle m’a supplié de te trouver autre chose.

Les bras croisés, j’enfonce mes ongles dans ma chair. Je suis de la merde.

— Tu as rendez-vous demain, à 14h.

Je pince mes lèvres pour m’empêcher de pleurer. Aucun enfant devrait à voir à s’occuper de son parent. Je suis la pire des ordures. Je ne laisse pas à ma fille avoir une enfance normale, et ça me gave.

— Merci. J’irai.

Je tente un sourire qui ne vient pas et je m’éloigne.

En enfourchant ma bécane, je lance un coup d’œil vers la fenêtre de Joy. Elle est là, le regard couvant dans le mien. Elle grandit trop vite, je veux qu’elle freine la cadence. Elle n’a pas à se préoccuper de mes problèmes. Va falloir qu’on ait une discussion ensemble.

Je lui envoie un bisou volant qu’elle attrape et colle sur sa joue, avant de quitter la fenêtre et disparaitre.

Le cul dans le sofa, je fixe lourdement les bouteilles de Jack Daniel’s autour de la poubelle. Plus d’une douzaine en un mois. Pourquoi je ne l’ai pas remarqué avant. Ça recommence.

— Putain ! cris-je dans le salon. Ça va s’arrêter quand ?!

Je tire une autre cigarette de mon paquet, plus que deux. Je l’allume, la fume en me redressant. Comme un lion en cage, je marche de la porte de la douche à celle de l’entrée. Je lance un regard noir vers mon pc. Pourquoi j’ai fait ces connes de recherches ? Putain de vie !

La tête me tourne à force de ruminer, mes jambes lâchent, je m’écroule accroupi sur le sol, les bras enserrant ma tête, les cendres se répandant sur mon biceps.

« Deux corps, une âme. »

— Non ! Tais-toi ! Faire ta bouche.

Il revient dans ma tête. Il redit de la merde. Putain ! Pourquoi j’ai mi un visage sur ces paroles ? Pourquoi j’ai cédé ? J’avais réussi à l’ignorer tout ce temps.

« Je t’aime ! »

— Je n’en ai rien à foutre de ton amour. Tu l’as laissé. À cause de vous ma vie est en ruine !

« Je crois que je vais pas pouvoir tenir ma promesse. »

— Promesse de merde. Ne la tiens pas ! Tu ne seras pas le premier.

« Pardon d’avoir rien dit. »

— C’est ça que t’appelles rien dire ? Ne te fous pas de moi. T’arrête pas de jacter ! ça s’arrête jamais.

« Merde, j’ai vraiment mal en fait. »

— Putain ! Je sais. Tu crois que j’ai pas vu tout le sang. J’ai mal aussi. T’n’imagine pas comme tu me scindes l’âme à chaque apparition. Ça me tut. Ça me broie. Ça me brise. Tu meurs à chaque putain de fois. Et je peux pas te sauver. Je peux que regarder, subir encore et encore sans que ça s’arrête.

« … on se reverra. »

— Tu mens ! Arrête de dire ça. Je te crois plus. Je t’ai attendu. T’es jamais venu. Ni dans ma vie ni dans celle de Ash. Tu nous as laissés. Je t’ai cherché Zack. Je t’ai vraiment cherché. Je suis même allé chez tes parents. J’ai sonné. J’ai vu ta mère. J’ai pas réussi à soutenir son regard. Je me suis barré. J’ai cru qu’elle avait vu un mort.

Un mois déjà.

— Je suis sûr que c’est ce que je suis, un putain mort ramené à la vie. T’a voulu ressusciter Ash, mais t’as du te foiré dans la formule parce que je suis là aussi.

Je me laisse tomber tout entier sur le plancher, la mort dans l’âme.

— Putain, je suis pas Ash. Faut que vous compreniez tous les deux. Je suis pas votre vie foireuse. Je veux pas de votre souffrance et de votre amour. Je veux pas de vos souvenirs. Laissez-moi être Taegger. Juste Taegger.

Je pourrais les implorer jusqu’au petit jour, ça ne changera rien. Ils reviendront. Ils me forceront à assister à leur tragédie, leur saleté de fin merdique !

Je leur en veux tellement de ne pas avoir pu vivre leur amour. Je leur en veux de croire que je pourrais y changer quelque chose. Mais au fond de moi, je n’ignore pas qu’un autre à la vie de Zack en lui. Comment il gère tout ça ? Est-ce qu’il me cherche ?

On se reverra…

Je voudrais le trouver pour que tout s’arrête qui qu’il soit ou qui qu’elle soit. Juste, lui coller mes lèvres sur les siennes et lui dire : « Je t’aime. On a une histoire géniale. Je t’aime plus. C’est fini entre nous. ». Ça prendrait quoi ? Deux minutes, montre en main. Ouais, je voudrais le trouver et en finir.

« Est-ce seulement ça ? », le post de télé me retire de mes souffrances mentales. Qu’est-ce que l’animateur veut dire ?

Qu’est-ce que ça devrait être ?

Je toise les bouteilles vides sous mon nez. Sans elles, je dois supporter le vide en moi. Cette sensation de n’avoir jamais été entier.

T’es devenu qui, Zackary ?

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