Nigel

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3- Le quotidien

J’ai encore été incapable de dormir plus de deux heures d’affilée. La journée va être rude jusqu’à quinze heures — ma prochaine sieste avant le prochain concert. J’affiche mon plus beau sourire en prenant la commande d’un charmant couple. Ils se bouffent du regard comme si je n’étais pas là. J’avoue qu’ils sont canons. Je capte tout le désir qu’ils ont l’un pour l’autre. Je mate leur alliance. Ça fait combien de temps qu’ils sont ensemble ? Mon regard glisse sur un bouquet de fleurs et une carte où il est inscrit : 16 ans d’amour. La vache ! ça dure leur amourette. Vu leur âge, je dirai qu’ils se connaissent depuis le lycée. Y’en a plein qui reste avec leurs crush. C’est putain de beau, et ça ma saoule trop. J’ai jamais été fichu de rester avec une meuf plus de quatre mois. Qu’est-ce que ça fait d’aimer quelqu’un au point de le contempler comme un trésor après 16 ans ? J’en sais fichtre rien et ça me ronge. Le temps passe, et j’attends de goûter au feu ardent d’un cœur en manque. Où se trouve ma moitié d’âme ?

Je retire le crayon figé dans mes boucles et griffonne la commande. Un demi-tour sur moi-même, je capte mon reflet dans le miroir. J’ai toujours l’allure de mes dix-huit ans. On dirait que mon corps ne veut pas grandir. Pour tout dire, j’ai pas hyper changé d’avant. J’veux dire, à part les factures à payer, l’administration et ces conneries quand tu deviens adulte, puis voilà. Genre, je suis toujours moi, avec mes valeurs et mes cheveux en pétard.

Ma main vient lisser mon tablier alors qu’une pensée refait surface : Encore combien de temps à travailler ici ? Est-ce qu’un jour mon groupe, les Implausible, payera mes factures. Trois concerts par semaine, ça ne paye pas autant qu’on a voulu me le faire croire. Surtout après découpe.

— Nigel, apporte leur commande à la table quatorze, me lance Faïta, ma collègue de travail.

Une étudiante en troisième année qui me fait triper comme un ado. Je ne compte plus les barres de rires que je me suis pris avec elle. Sous son petit mètre cinquante et quarante-cinq kilos tout habillé se cache une tigresse un peu délurée, mais respectable. Quoique, j’ai dû voir ses nichons un bon paquet de fois en soirée. En attendant, je ne viendrai pas lui chercher des puces. Elle est peut-être menue, mais elle en a dans la cervelle. Et elle me la prouvait en hackant mon pc la première semaine de notre rencontre. D’ailleurs, je crois bien qu’elle a un projet qui risque de ruiner bien des connards. Je plussoie.

Je n’ai pas à deviner longtemps pourquoi elle me le demande. Faïta est le prototype de la fille qui aime se démerder toute seule, jusqu’à ce que ça soit trop pour elle. Petit bout de femme de vingt ans, coquette, mais sans plus, elle n’apprécie pas les faux-culs et les plans foireux. Si elle se débrouille seule, elle n’en reste pas moins bavarde comme une pie. Parfois, c’est à se demander si elle a un bouton d’arrêt. J’ai eu l’occasion de la rapatrier jusque dans son lit une bonne centaine de fois : elle cause même en dormant. C’est fascinant et carrément tordant. Combien de fois j’ai répondu à ses questions alors qu’elle ronquait ?

Je vois à son visage défait que Adam est revenu la narguer avec une nouvelle conquête. Quel con ! Comme si Faïta allait regretter la rupture. Genre des connards comme lui on devrait les pendre par les couilles avec écrit en gros sur leur cul de riche : prédateur sexuel !

Je n’arrive toujours pas à crois ce à quoi j’ai assisté en début de saison. Le gars n’aime pas qu’on lui dise non et moi je n’aime pas qu’on malmène une gamine. Genre quand elle dit non, arrête-toi ! Ce n’est pas une proposition. C’est un refus. Ce jour-là, on était sorti ensemble avec Faïta et Ruby, mon bassiste. Je n’explique même pas comment Faïta était vénère quand elle a capté qu’Adam se payait sa tronche, mais alors quand il a forcé la fille à le suivre dans sa caisse et qu’il a commencé à lui retirer ses fringues pendant qu’elle répétait son refus en boucle, les larmes aux yeux. J’ai cru que ma collègue allait se métamorphoser en une créature tout droit sortie des enfers.

Pas une, pas deux. Je me suis imposé avant qu’elle ne le fasse. Qu’est-ce qu’une brindille aurait pu faire à un Fullback aussi balaise que deux types comme moi ? Je me revois lancer mes clés à Ruby, lui qui s’élance vers ma bagnole, Faïta les poings serrés à s’en faire blanchir les phalanges et moi qui pète la vitre, tire la portière passagère et extirpe la fille en larme, les habits en lambeau. J’ai refermé la potière directe dans la face de Adam et j’ai demandé à la fille si elle voulait venir. Elle a hoché la tête, paumée et tremblante. Avant que le gros dégueulasse sorte, on s’est tous rués vers ma bagnole. J’avais dû chopper Faïta par le bras pour qu’elle rapplique. Adam n’a jamais su que c’était moi. Il n’a jamais été inquiété. La gamine a préféré se taire. Plus jamais on ne l’a revue. Ça me tut qu’il soit là avec une autre pauvre fille qui ne se doute encore de rien, en parfaite décontracture. Je pourrais dire ce que je veux, on sait tous que ces types-là, ils font ce qu’ils veulent. C’est pas nouveau. Ils sont protégés et ça dure depuis des décennies. Cependant, je pense que ça va changer incessamment sous peu. Ça chauffe trop dans la cervelle de Faïta.

J’ai mis quelques gamines en garde sur les manières d’Adam. Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Le suivre partout comme son ombre, le filmer quand il fera de la merde et mettre la vidéo sur les réseaux ? Au passage pourrir la vie de la pauvre fille qu’il aura embobiné. Je suis pas un super héros et j’ai suffisamment affaire avec mes problèmes. Les types comme Adam y’en a partout dans l’état et dans le monde. Moi, je suis que moi ; Nigel, rêveur de vingt-cinq ans, chanteur et guitariste, et nouvelle identité de Zackary Harrington. Ça aussi ça me fait chier.

Je prends le plateau avec un clin d’œil à ma collègue ? Elle sourit, dévoilant sa petite fossette trop « cute ». Elle roule les yeux pour me signaler combien la situation la gave. Si ça ne tenait qu’à elle, Adam aurait eu un problème de freins depuis une paye. La vie de ce con n’a plus aucune valeur au regard de ce qu’il fait, avait-elle dit, un accident de voiture et son cas serait réglé, non ?

Je dispose les boissons dans le calme, un grand sourire factice figé sur la gueule et je me barre direction les toilettes des filles. Je recolle l’affichette qu’on a faite avec Faïta pour ce genre de situation. Si la fille n’est pas conne, elle va capter. Elles captent toutes en général. Et je reprends tranquillement mon service.

À l’heure de la pause, je rappelle Côl, mon pianiste. Il a inondé mon portable de messages, pour m’avertir que le bar The Upstains veut nous engager pour l’été. Se serait tous les mardis et les vendredis soir.

Nigel – Aujourd’hui, à 14H15

Super bonne nouvelle.

Deux soirs en plus. Ça bouge.

Côl – Aujourd’hui, à 14H17

Ils nous ont repérés au dernier concert.

On leur a fait une impression de foufou.

Je me suis dit qu’on pourrait aller jeter un coup

d’œil après ton service. Ruby et Fred ne sont pas dispo cet après-m,

leurs copines avaient des projets. La barbe de sortir avec des jumelles.

Nigel – Aujourd’hui, à 14H17

Tu crois qu’elles se sont déjà échangées ?

Côl – Aujourd’hui, à 14H18

Ch’pas, peut-être. Fred a trouvé que Sully

embrassait beaucoup mieux qu’à leur début.

Nigel – Aujourd’hui, à 14H19

La violence. Laisse-moi deviner, il a rien capté.

Côl – Aujourd’hui, à 14H19

C’est Fred ! Toujours fidèle à lui-même


Je porte ma canette de soda à mes lèvres tout en fixant le ciel ensoleillé. J’aime ce temps. J’y entends la promesse de jours heureux, loin de mes plaies ouvertes.


Côl – Aujourd’hui, à 14H22

Ce soir ça te dit qu’on mange un morceau au Déli-Sky, avant le concert.

Eh ! Tu savais que la première gérante s’appelait Miranda Park.

Je l’ai appris de la bouche du cuistot. Il en a vu défiler du monde.

Enfin, ça se voit sur sa gueule, il est plus tout jeune le Miguel.

Côl et ces commérages pour changer. Toujours un débriefe historique quand il nous traîne quelque part.

Nigel- Aujourd’hui, à 14H23

Si tu veux.


Je ne saurais pas dire pourquoi, mais le Déli-Sky me fait mal au cœur à chaque fois que j’y entre. J’y ressens une présence que je ne saurais pas décrire. Puis il y a cette odeur, ce parfum qui me rend dingue à chaque inhalation. J’ai cherché plusieurs fois à déterminer à qui il appartenait, mais impossible. Je crois avoir reniflé tout le monde dans ce restau. Je suis carrément flingué, comme le dit si bien Fred.

Ce n’est pas le seul endroit à Bloomi. Je sens ce parfum quand je me rends près des anciens appartements en démolition — dommage, ça avait la gueule des anciens motels. Il y a l’université, dans certains bars, souvent dans les zones les plus sombres de Bloomi. Mais pas seulement. L’été dernier, avec les copains, on est allé chez la sœur de Ruby à New Albany pour lui filer un coup de main dans la rénovation d’une belle baraque. Je ne me suis jamais sentie aussi bien et aussi mal dans un même endroit. Là-bas, l’odeur était partout. J’ai cru que j’allais péter les plombs. Ruby a eu la mauvaise idée de vouloir me détendre en m’emmenant dans une zone désinfectée, juste de quoi faire les cons comme des ados de vingt-quatre pige : une ancienne manufacture de cuir de Silver Street. Plus on avançait, plus mon cœur s’emballait. Je cherchais partout l’ombre de ce putain de parfum. Fred et Côl nous suivaient carrément pas rassurer. J’aurais été de leur côté en temps normal pour faire demi-tour, mais là, dans la zone la plus noire, j’ai entendu la voix de Ash. Ça pouvait être que lui cette odeur. Quand je me suis tourné, c’est une silhouette découpée dans les ténèbres que j’ai trouvée. Il était là. Face à moi. Je voyais que sa veste en cuir et la fumée qu’il formait en rond quand il la rejetait. Dans sa main, une bouteille d’alcool. Mon cœur battait trop fort pour le raisonner. Lorsqu’Ash m’a lancé : « viens, j’ai un truc à te montrer », et qu’il a disparu, je me suis rué derrière lui. J’y voyais que dalle. Je le suivais à l’odeur, comme un clebs, cherchant à m’agripper à son corps. Il marchait trop vite. J’ai fini dans une pièce où quelques bureaux s’empoussiéraient.

T’es où ? Ash ?

— Derrière toi.

Je me suis retourné. Personne.

Putain ! Tu fais chier. Arrête de courir.

C’est complètement con de croire que c’était lui. Genre, il aurait eu quel âge ? Une bonne soixantaine d’années.

Un putain de fantôme.

— Je cours pas. J’suis là.

J’ai voulu l’attraper à nouveau, mais mon pied a ripé sur une canette et je me suis encastré le dos dans le mur. Une vague de chaleur m’a sauté dessus. J’ai inspiré son odeur à m’en décoller les sinus. J’arrivai pas à m’accrocher à ce corps qui me serrait. J’y arrivais pas, alors j’ai hurlé. J’ai crié tout ce que j’avais. Je l’ai détesté de me faire subir son manque. C’est Ruby qui m’a retrouvé étalé dans les détritus suffoquant de larmes.

Il ne m’a plus jamais ramené là-bas.

Depuis, les gars me regardent différemment. Pas comme un fou, mais comme un type a qui il manque un truc de sacré. Je crois qu’ils attendent que je leur en parle, que je leur explique combien on est à l’intérieur. Je sais qu’ils m’épauleront, parce qu’ils sont comme ça eux. J’aurais carrément voulu les rencontrer au lycée ou au collège. En vrai, j’ai eu plein de potes, de copines, mais qu’ils restent ou qu’ils partent, ça m’en touchait une sans secouer l’autre. Je n’en avais rien à battre.

— Elle s’est barrée, me surprend Faïta.

J’arque un sourcil pour qu’elle m’éclaircisse la mémoire.

— La copine d’Adam, enfin l’Ex.

Un grand sourire éclaire son visage mate moucheté de tache de rousseur.

— Je vais tous les baisers, ces petits enculés. Et pas qu’eux. Je vais épingler tous les vices sans exception. Les meuf sont pas mieux. Ça me dégoûte !

Elle crache ça comme ça.

Je hoche la tête, curieux de son plan. Elle ne dira rien, je respecte son choix. On retourne à l’intérieur. Je m’approche du bar pour récupérer le plateau de commande quand mon regard s’arrête sur une veste en jean où un tee-shirt à carreaux dépasse. Peut-être que mon regard est trop persistant parce que le mec se tourne, à peine pour me lancer un coup d’œil. C’est rapide, à se demander s’il m’a remarqué. Mais moi, j’ai vu ses yeux. Mon cœur rate un battement. Je crois défaillir. Ce regard. Ces prunelles. Ces iris gris qui annoncent l’orage. Mes jambes tremblent tandis que le haut de mon corps se paralyse. Il se dirige vers la sortie, disparait comme il est apparu. Faïta retient le plateau que j’ai failli foutre par terre. Mon corps se réactive. J’ai pas rêvé. Je les ai pas rêvé ces putains d’yeux. Je sors comme une furie en gueulant comme un poissonnier : « Ash ». Je fouille du regard les environs.

— Fais chier ! Dis-moi pas que les hallucinations reprennent du service.

Je me passe les mains sur mon visage, les passe dans mes boucles, les fais descendre jusqu’à mes épaules.

— Je vais craquer.

— Eh ! Nigel ! ça va ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Faïta m’a suivi. Elle pose une main sur mon épaule. Je mords l’intérieur de mes joues pour m’empêcher de crier.

— Dis-moi que le grand brun avec la veste en jean, je l’ai pas rêvé, s’t’plait.

— Bah, tu l’as pas rêvé. J’peux même te dire qu’il est super beau gosse, enfin si on aime le genre négligé et tatoué. Le Bad Boy dans toute son allure. Me dit pas que c’est la première fois que tu le vois ?

— Pourquoi ? Il vient souvent ?

— Bah, ouais, avec sa gamine. Tous les vendredis midi.

— Faïta, je travaille pas le vendredi.

— Ah ! Ouais, c’est pas faux.

Je me sens nerveux tout à coup, mais inexplicablement soulagé.

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